Johann Wolfgang von Goethe
Faust et le Second Faust
Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères, 1877.
Ebook: http://originalbook.ru
NOTICE
SUR GŒTHE ET SUR GÉRARD DE NERVAL
Jean-Wolfgang Gœthe, né le 28 août 1749, à Francfort-sur-le-Mein, mort à Weimar, le 22 mars 1832, d’une famille bourgeoise riche et considérée, fut dès sa jeunesse plein d’ardeur pour l’étude des plus belles littératures, passa trois ans à Leipzig, 1765-1768, où l’école froide et correcte de Gottsched et de Gellert régnait en souveraine, mais où la publication du
Gérard Labrunie, plus connu sous le nom de Gérard de Nerval, littérateur, né à Paris, 1808-1855, fils d’un officier de l’Empire, débuta, sous la Restauration, par des élégies
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Voici une troisième traduction de
Il était, d’ailleurs, difficile de saisir un moment plus favorable pour cette publication ;
Je dois maintenant rendre compte de mon travail, dont on pourra contester le talent, mais non l’exactitude. Des deux traductions publiées avant la mienne, l’une brillait par un style harmonieux, une expression élégante et souvent heureuse ; mais peut-être son auteur, M. de Saint-Aulaire, avait-il trop négligé, pour ces avantages, la fidélité qu’un traducteur doit à l’original ; on peut même lui reprocher les suppressions nombreuses qu’il s’est permis d’y faire ; car il vaut mieux, je crois, s’exposer à laisser quelques passages singuliers ou incompréhensibles que de mutiler un chef-d’œuvre. M. Stapfer a fait le contraire : tout ce qui avait un sens a été traduit, et même ce qui n’en avait pas, ou ne nous paraissait pas en avoir. Cette méthode lui a mérité de grands éloges, et c’est aussi celle que j’ai tenté de suivre, parce qu’elle n’exige que de la patience, et entraîne moins de responsabilité. Au reste, cette prétention de tout traduire exposera, aux yeux de beaucoup de personnes, ma prose et mes vers à paraître martelés et souvent insignifiants ; je laisse à ceux qui connaissent l’original à me laver de ce reproche, autant que possible ; car il est reconnu que
« Il me reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s’imagineraient avoir acquis une idée complète de l’original. Porté sur tel ouvrage traduit que ce soit, le jugement serait erroné ; il le serait surtout à l’égard de celui-ci, à cause de la perfection continue du style. Qu’on se figure tout le charme de l’
Je n’essayerai pas de donner ici une analyse complète de
« … Certes, il ne faut y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et qui termine ; mais, si l’imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le
« S’il n’y avait dans la pièce de
« Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Gœthe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie, légère en apparence, qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité ; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible ; sa figure est méchante, basse et fausse ; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire ; et ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre, car il ne peut même faire semblant d’aimer : c’est la seule dissimulation qui lui soit impossible. »
Je crois qu’il était difficile de mieux peindre Méphistophélès ; cette appréciation est bien digne de l’ouvrage qui l’a inspirée ; mais où le sublime caractère de
Cette ardeur de la science et de l’immortalité, Faust la possède au plus haut degré ; elle l’élève souvent à la hauteur d’un dieu, ou de l’idée que nous nous en formons, et cependant tout en lui est naturel et supportable ; car, s’il a toute la grandeur et toute la force de l’humanité, il en a aussi toute la faiblesse ; en demandant à l’enfer des secours que le ciel lui refusait, sa première pensée fut sans doute le bonheur de ses semblables, et la science universelle ; il espérait à force de bienfaits sanctifier les trésors du démon, et, à force de science, obtenir de Dieu l’absolution de son audace ; mais l’amour d’une jeune fille suffit pour renverser toutes ses chimères : c’est la pomme d’Éden qui, au lieu de la science et de la vie, n’offre que la jouissance d’un moment et l’éternité des supplices.
Les deux caractères dramatiques qui se rapprochent le plus de Faust sont ceux de Manfred et de don Juan, mais encore quelle différence ! Manfred est le remords personnifié, mais il a quelque chose de fantastique qui empêche la raison de l’admettre ; tout en lui, sa force comme sa faiblesse, est au-dessus de l’humanité ; il inspire de l’étonnement, mais n’offre aucun intérêt, parce que personne n’a jamais participé à ses joies ni à ses souffrances. Cette observation est encore plus applicable à don Juan ; si Faust et Manfred ont offert, sous quelques rapports, le type de la perfection humaine, il n’est plus que celui de la démoralisation, et livré enfin à l’esprit du mal ; on sent qu’ils étaient dignes l’un de l’autre.
Et cependant, dans tous trois, le résultat est le même, et l’amour des femmes les perd tous trois !…
Quel parallèle entre ces grandes créations si différentes !… Je n’ose me laisser entraîner à le prolonger ! mais si celle de Faust est bien supérieure aux deux autres, combien Marguerite surpasse et les amours vulgaires de don Juan, et l’imaginaire Astarté de Manfred ! En lisant les scènes de la seconde partie, où sa grâce et son innocence brillent d’un éclat si doux, qui ne se sentira touché jusqu’aux larmes ? qui ne plaindra de toute son âme cette malheureuse sur laquelle s’est acharné l’esprit du mal ? qui n’admirera cette fermeté d’une âme pure, que l’enfer fait tous ses efforts pour égarer, mais qu’il ne peut séduire ; qui, sous le couteau fatal, s’arrache aux bras de celui qu’elle chérit plus que la vie, à l’amour. à la liberté, pour s’abandonner à la justice de Dieu, et à celle des hommes, plus sévère encore ?
Quelle combinaison ! quelle horrible torture pour Faust, à qui son pacte promettait quelques années de bonheur, mais dont il venait de commencer le supplice éternel ! Si l’amour semble lui promettre toutes ses délices, une pensée affreuse va les convertir en tourments. « En vain, dit-il, elle me réchauffera sur son sein, en serai-je moins le fugitif, l’exilé ?… le monstre sans but et sans repos, qui, comme un torrent, mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à l’abîme ? Mais elle, innocente, simple, une petite cabane, un petit champ des Alpes, et elle aurait passé toute sa vie dans ce petit monde, au milieu d’occupations domestiques. Tandis que moi, haï de Dieu, je n’ai point fait assez de saisir ses appuis pour les mettre en ruine, il faut que j’engloutisse toute la joie de son âme !… Enfer, il te fallait cette victime !… etc. »
Marguerite n’est pas une héroïne de mélodrame ; ce n’est vraiment qu’une femme, une femme comme il en existe beaucoup, et elle n’en touche que davantage. Trouverait-on sur la scène quelque chose de comparable à ses entretiens naïfs avec Faust, et surtout au dialogue si déchirant de la prison, qui termine la pièce ?
On s’étonnera qu’elle finisse ainsi ; mais que pouvait-on y ajouter ?… Peut-être le moment où Faust se livre à l’enfer ; mais comment le rendre, et comment l’esprit humain pouvait-il supposer que l’enfer lui gardât encore une plus horrible torture ? D’un autre côté, le dénoûment ainsi interrompu permet au lecteur la pensée consolante que celui qui l’a intéressé si vivement par son génie et ses malheurs échappe aux griffes du démon, puisqu’un repentir suffirait pour lui reconquérir les cieux.
Tel n’est pas cependant le sort de Faust dans les pièces et les biographies allemandes ; le diable s’y empare réellement de lui au bout de vingt-quatre ans, et la description de ce moment terrible en est le passage le plus remarquable. Ceux qui veulent tout savoir peuvent consulter là-dessus l’
Les légendes de
Suivant l’opinion la plus accréditée, Faust naquit à Mayence, au commencement du XVe siècle. Plusieurs villes se disputent l’honneur de lui avoir donné naissance, et conservent des objets que son souvenir rend précieux : Francfort, le premier livre qu’il a imprimé ; Mayence, sa première presse ; etc. On montre à Wittemberg deux maisons qui lui ont appartenu, et qu’il légua, par testament, à son disciple Vagner.
PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION
L’histoire de
La négation religieuse, qui s’est formulée en dernier lieu chez nous par Voltaire, et chez les Anglais par Byron, a trouvé dans Gœthe un arbitre plutôt qu’un adversaire. Suivant dans ses ouvrages les progrès ou, du moins, la dernière transformation de la philosophie de son pays, ce poëte a donné à tous les principes en lutte une solution complète qu’on peut ne pas accepter, mais dont il est impossible de nier la logique savante et parfaite. Ce n’est ni de l’éclectisme ni de la fusion ; l’antiquité et le moyen âge se donnent la main sans se confondre, la matière et l’esprit se réconcilient et s’admirent ; ce qui est déchu se relève ; ce qui est faussé se redresse ; le mauvais principe lui-même se fond dans l’universel amour. C’est le panthéisme moderne : Dieu est dans tout.
Telle est la conclusion de ce vaste poëme, le plus étonnant peut-être de notre époque, le seul qu’on puisse opposer à la fois au poëme catholique du Dante et aux chefs-d’œuvre de l’inspiration païenne. Nous devons regretter que la seconde partie de
Pour une telle œuvre, si vaste, si puissante, si
En publiant la première édition de notre travail, nous citâmes en épigraphe la phrase célèbre de madame de Staël, relative à
Mais quelle forme dramatique, quelles strophes et quels rhythmes seront capables de contenir ensuite des idées que les philosophes n’ont exposées jamais qu’à l’état de rêves fébriles ? Comme Faust lui-même decendant vers les
Cet infini toujours béant, qui confond la plus forte raison humaine, n’effraye point le poëte de
Le docteur Faust, présenté par l’auteur comme le type le plus parfait de l’intelligence et du génie humain, sachant toute science, ayant pensé toute idée, n’ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n’aspire plus qu’à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa première pensée est donc de se donner la mort ; mais les cloches et les chants de Pâques lui font tomber des mains la coupe empoisonnée. Il se souvient que Dieu a défendu le suicide, et se résigne à vivre de la vie de tous, jusqu’à ce que le Seigneur daigne l’appeler à lui. Triste et pensif, il se promène avec son serviteur, le soir de Pâques, au milieu d’une foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne déserte, aux approches du soir. C’est là que ses aspirations s’épanchent dans le cœur de son disciple ; c’est là qu’il parle des deux âmes qui habitent en lui, dont l’une voudrait s’élancer après le soleil qui se retire, et dont l’autre se débat encore dans les liens de la terre. Ce moment suprême de tristesse et de rêverie est choisi par le diable pour le tenter. Il se glisse sur ses pas sous la forme d’un chien, s’introduit dans sa chambre d’étude, et le distrait de la lecture de la Bible, où le docteur veut puiser encore des consolations. Se révélant bientôt sous une autre forme et profitant de la curiosité sublime de Faust, il vient lui offrir toutes les ressources magiques et surnaturelles dont il dispose, voulant lui escompter, pour ainsi dire, les merveilles de la vie future, sans l’arracher à l’existence réelle. Cette perspective séduit le vieux docteur, trop fort de pensée, trop hardi et trop superbe pour se croire perdu à tout jamais par ce pacte avec le démon. Celui dont l’intelligence voudrait lutter avec Dieu lui-même saura bien se tirer plus tard des pièges de l’esprit malin. Il accepte donc le pacte que lui accorde le secours des esprits et toutes les jouissances de la vie matérielle, jusqu’à ce que lui-même s’en soit lassé et dise à sa dernière heure : « Viens à moi, tu es si belle ! » Une si large concession le rassure tout à fait, et il consent enfin à signer ce marché de son sang. On peut croire qu’il ne fallait rien de moins pour le séduire ; car le diable lui-même sera bientôt embarrassé des fantaisies d’une volonté infatigable. Heureusement pour lui, le vieux savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait rien des joies du monde et de l’existence humaine, et ne les connaît que par l’étude, et non par l’expérience. Son cœur est tout neuf pour l’amour et pour la douleur, et il ne sera pas difficile peut-être de l’amener bien vite au désespoir en agitant ses passions endormies. Tel paraît être le plan de Méphistophélès, qui commence par rajeunir Faust au moyen d’un philtre ; sûr, comme il le dit, qu’avec cette boisson dans le corps, la première femme qu’il rencontrera va lui sembler une Hélène.
En effet, en sortant de chez la sorcière qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux d’une jeune fille nommée Marguerite, qu’il rencontre dans la rue. Pressé de réussir, il appelle Méphistophélès au secours de sa passion, et cet esprit, qui devait, une heure auparavant, l’aider dans de sublimes découvertes et lui dévoiler le
Ici commence la seconde partie, dont nous avons donné plus loin l’analyse et fait comprendre la marche logique. Il nous suffit ici d’en relever le dessin général. Du moment que le désespoir d’amour n’a pas conduit Faust à rejeter l’existence ; du moment que la curiosité scientifique survit à cette mort de son cœur déchiré, la tâche de Méphistophélès devient plus difficile, et on l’entendra s’en plaindre souvent. Faust a rafraîchi son âme et calmé ses sens au sein de la nature vivante et des harmonies divines de la Création toujours si belle. Il se résout à vivre encore et à se replonger au milieu des hommes. C’est au point le plus splendide de leur foule qu’il va descendre cette fois. Il s’introduit à la cour de l’empereur comme un savant illustre, et Méphistophélès prend l’habit d’un fou de cour. Ces deux personnages s’entendent désormais sans qu’on puisse le soupçonner. La satire des folies humaines se manifeste ici sous deux aspects, l’un sévère et grand, l’autre trivial et caustique. Aristophane inspire à l’auteur l’intermède de Plutus ; Eschyle et Homère se mêleront à celui d’Hélène. Faust n’a songé tout d’abord qu’à étonner l’empereur et sa cour par sa science et les prestiges de sa magie. L’empereur, toujours plus curieux à mesure qu’on lui montre davantage, demande au docteur s’il peut faire apparaître des ombres. Cette scène, empruntée à la chronique de
Quand le docteur expose à Méphistophélès sa résolution arrêtée, ce dernier recule lui-même. Il est maître des illusions et des prestiges ; mais il ne peut aller troubler les ombres qui ne sont point sous sa domination, et qui, chrétiennes ou païennes, mais non damnées, flottent au loin dans l’espace, protégées contre le néant par la puissance du souvenir. Le monde païen lui est non-seulement interdit, mais inconnu. C’est donc Faust qui devra lui seul s’abandonner aux dangers de ce voyage, et le démon ne fera que lui donner les moyens de sortir de l’atmosphère de la terre et d’éclairer son vol dans l’immensité.
En effet, Faust s’élance volontairement hors du solide hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. Monte-t-il ? descend-il ? C’est la même chose, puisque notre terre est un globe. Va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l’avenir ? Elles coexistent toutes, comme les personnages divers d’un drame qui ne s’est pas encore dénoué, et qui pourtant est accompli déjà dans la pensée de son auteur ; ce sont les coulisses de la vie où Gœthe nous transporte ainsi. Hélène et Pâris, les ombres que cherche Faust, sont quelque part errant dans le
Voilà donc un amour d’intelligence, un amour de rêve et de folie, qui succède dans son cœur à l’amour tout naïf et tout humain de Marguerite. Un philosophe, un savant épris d’une ombre, ce n’est point une idée nouvelle ; mais le succès d’une telle passion s’explique difficilement sans tomber dans l’absurde, dont l’auteur a su toujours se garantir jusqu’ici. D’ailleurs, la légende de son héros le guidait sans cesse dans cette partie de l’ouvrage ; il lui suffisait donc, pour la mettre en scène, de profiter des hypothèses surnaturelles déjà admises par lui. Cette fois, il ne s’agit plus d’attirer des fantômes dans notre monde ou de tirer de l’abîme deux ombres pour amuser l’empereur et sa cour. Ce n’est plus une course furtive à travers l’espace et à travers les siècles. Il faut aller poser le pied solidement sur le monde ancien, pénétrer dans le monde des fantômes, prendre part à sa vie pour quelque temps, et trouver les moyens de lui ravir l’ombre d’Hélène, pour la faire vivre matériellement dans notre atmosphère. Ce sera là presque la descente d’Orphée ; car il faut remarquer que Gœthe n’admet guère d’idées qui n’aient pas une base dans la poésie classique, si neuves que soient, d’ailleurs, sa forme et sa pensée de détail.
Voilà donc Faust et Méphistophélès qui s’élancent hors de l’atmosphère terrestre, plus hardis cette fois, après une première épreuve : Faust, en proie à une pensée unique, celle d’Hélène ; le diable, moins préoccupé, toujours froid, toujours railleur, mais curieux, lui, d’un monde où il n’est jamais entré. Tandis que le docteur, perdu dans l’univers antique, s’y reconnaît peu à peu avec le souvenir de ses savantes lectures ; qu’il demande Hélène au vieux centaure Chiron, à Manto la devineresse, et finit par apprendre qu’elle habite avec ses femmes l’antre de Perséphone, le mélancolique Hadès, situé dans une des cavernes de l’Olympe ; Méphistophélès s’arrête de loin en loin dans ces régions fabuleuses ; il cause avec les vieux démons du Tartare, avec les sibylles et les parques, avec les sphinx plus anciens encore. Bientôt il prend un rôle actif dans la comédie fantastique qui va se jouer autour du docteur, et revêt le costume et l’apparence symbolique de Phorkyas, la vieille intendante du palais de Ménélas.
En effet, Hélène, tirée par le désir de Faust de sa demeure ténébreuse de l’Hadès, se retrouve entourée de ses femmes devant le péristyle de son palais d’Argos, à l’instant même où elle vient de débarquer aux rives paternelles, ramenée par Ménélas de l’Égypte, où elle s’était enfuie après la chute de Troie. Est-ce le souvenir qui se refait
Le cercle d’un siècle vient donc de recommencer, l’action se fixe et se précise ; mais, à partir du débarquement d’Hélène, elle va franchir les temps avec la rapidité du rêve. Il semble, pour nous servir d’une comparaison triviale, mais qui exprime parfaitement cette bizarre évolution, que l’horloge éternelle, retardée par un doigt invisible, et fixée de nouveau à un certain jour passé depuis longtemps, va se détraquer, comme un mouvement dont la chaîne est brisée, et marquer ensuite peut-être un siècle pour chaque heure. En effet, à peine avons-nous écouté les douces plaintes des suivantes d’Hélène, ramenées captives dans leur patrie ; les lamentations et les terreurs de la reine, qui rencontre au seuil de sa porte les ombres menaçantes de ses dieux lares offensés ; à peine a-t-elle appris qu’elle est désignée pour servir de victime à un sacrifice sanglant fait en expiation des malheurs de la Grèce et des justes ressentiments de Ménélas, que déjà Phorkyas lui vient annoncer qu’elle peut échapper à ce destin en se jetant, fille d’un âge qui s’éteint, dans les bras d’un âge qui vient de naître.
L’époque grecque, représentée par Ménélas et par son armée, et victorieuse à peine de l’
Ménélas et ses vaines cohortes tentent d’assiéger le castel gothique ; mais ces ombres ennemies se dissipent bientôt en nuées, vaincues à la fois par le temps et par les clartés d’un jour nouveau. La victoire reste donc à Faust, qui, vêtu en chevalier, accepte Hélène pour sa dame et pour sa reine. La femme de l’époque antique, jusque-là toujours esclave ou sujette, vendue, enlevée, troquée souvent, s’habitue avec délices à ces respects et à ces honneurs nouveaux. Les murs du château féodal, désormais inutiles, s’abaissent et deviennent l’enceinte d’une demeure enchantée, aux édifices de marbre, aux jardins taillés en bocages et peuplés de statues riantes. C’est la transition du moyen âge vers la renaissance. C’est l’époque où l’homme vêtu de fer s’habille de soie et de velours, où la femme règne sans crainte, où l’art et l’amour déposent partout des germes nouveaux. L’union de Faust et d’Hélène n’a pas été stérile, et le chœur salue déjà la naissance d’Euphorion, l’enfant illustre du génie et de la beauté.
Ici, la pensée de l’auteur prend une teinte vague et mélancolique, qu’il devient plus facile de définir, mais qui semble amener sous l’allégorie d’Euphorion la critique des temps modernes. Euphorion ne peut vivre en repos ; à peine né, il s’élance de terre, gravit les plus hauts sommets, parcourt les plus rudes sentiers, veut tout embrasser, tout pénétrer, tout comprendre, et finit par éprouver le sort d’Icare en voulant conquérir l’empire des airs. L’auteur, sans s’expliquer davantage, dissout par cette mort le bonheur passager de Faust, et Hélène, mourante à son tour, est rappelée par son fils au séjour des ombres. Ici encore, l’imitation de la légende reparaît.
Le peuple fantastique, qui avait repris l’existence autour des deux époux, se dissipe à son tour, rendant à la nature les divers éléments qui avaient servi à ces incarnations passagères.
Le système panthéistique de Gœthe se peint de nouveau dans ce passage, où il renvoie d’un côté les formes matérielles à la masse commune, tout en reconnaissant l’individualité des intelligences immortelles. Seulement, comme on le verra, les esprits d’élite lui paraissent seuls avoir la
Tel est le dénoûment de cet acte, que nous avons traduit littéralement, voyant l’impossibilité de rendre autrement les nuances d’une poésie inouïe encore, dont la phrase française ne peut toujours marquer exactement le contour. Notre analyse encadre et explique ensuite les dernières parties, où Faust, affaibli et cassé, mais toujours ardent à vivre, s’attache à la terre avec l’âpreté d’un vieillard, et, revenu de son mépris des hommes, tente d’accomplir en quelques années tous les progrès que la science et le génie rêvent encore pour la gloire des âges futurs. Malheureusement, un esprit qui s’est séparé de Dieu ne peut rien pour le bonheur des hommes, et le malin esprit tourne contre lui toutes ses entreprises. Le royaume magique qu’il a conquis sur les flots, et où il a réalisé ses rêves philanthropiques, s’engloutira après lui, et le dernier travail qu’il fait faire est, sans qu’il le sache, sa fosse creusée par les
En terminant cette appréciation des deux poëmes de Gœthe, nous regrettons de n’avoir pu y répandre peut-être toute la clarté désirable. La pensée même de l’auteur est souvent abstraite et voilée comme à dessein, et l’on est forcé alors d’en donner l’interprétation plutôt que le sens. C’est ce défaut capital, surtout pour le lecteur français, qui nous a obligé de remplacer par une analyse quelques parties accessoires du nouveau
« Honneur sans doute au rhythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poëte dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s’y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s’y trouve : aussi, lors de mes premières études, préférais-je les traductions en prose. On peut observer que les enfants se font un jeu de tout : ainsi le retentissement des mots, la cadence des vers les amusent, et, par l’espèce de parodie qu’ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l’intérêt du plus bel ouvrage. Je croirais une traduction d’Homère en prose fort utile, pourvu qu’elle fût au niveau des progrès de notre littérature. »
Gœthe, —
PRÉFACE
DE LA QUATRIÈME ÉDITION
La traduction qu’on va lire offre sans doute beaucoup d’imperfections. Je n’avais pas encore vingt ans quand je l’ai écrite ; mais, si elle n’est que le résultat d’un travail assidu d’écolier, elle se trouve empreinte aussi, dans quelques parties, de cette verve de la jeunesse et de l’admiration qui pouvait correspondre à l’inspiration même de l’auteur, lequel termina cette œuvre étrange à l’âge de vingt-trois ans. C’est, sans doute, ce qui m’a valu la haute approbation de Gœthe lui-même.
Ne lui ayant jamais écrit, ayant redouté même, de sa part, une de ces louanges banales qu’un grand écrivain accorde volontiers à ses admirateurs, j’ai été heureux de recevoir plusieurs années après la mort de Gœthe le passage suivant, tiré d’un livre de Jean-Pierre Eckermann, intitulé :
« Dimanche, 3 janvier 1830.
« Gœthe me montra le
« De singulières idées, » disait-il, « me passent par la tête, quand je pense que ce livre se fait valoir encore en une langue dans laquelle Voltaire a régné, il y a cinquante ans. Vous ne sauriez vous imaginer combien j’y pense, et vous ne vous faites pas d’idée de l’importance que Voltaire et ses grands contemporains avaient durant ma jeunesse, et de l’empire qu’ils exerçaient sur le monde moral. Il ne résulte pas bien clairement de ma biographie quelle influence ces hommes ont eue sur ma jeunesse, et combien il m’a coûté de me défendre contre eux, et, en me tenant sur mes propres pieds, de me remettre dans un rapport plus vrai avec la nature. »
« Nous parlâmes encore sur Voltaire, et Gœthe me récita le poëme intitulé
« Gœthe fit l’éloge de la traduction de Gérard en disant que, quoique en prose, pour la majeure partie, elle lui avait très-bien réussi.
« Je n’aime plus lire le
J’ai respecté à dessein les germanismes de cette version, de peur d’ôter quelque chose au sens de l’appréciation. Effrayé moi-même plusieurs fois des défauts de la première édition, j’ai corrigé beaucoup de passages dans les suivantes et surtout beaucoup de vers de jeune homme . Peut-être ai-je eu tort, car la forme ancienne de ces vers, qui, en raison de mes études d’alors, se rapportait assez à la forme des poëtes du xviiie siècle, est, sans doute, ce qui aura frappé parfois le grand poëte et aura provoqué une partie de ses réflexions.
En effet, lorsque Gœthe composa
DÉDICACE
FAUST
PROLOGUE
SUR LE THÉÂTRE
PROLOGUE
DANS LE CIEL
Le soleil résonne sur le mode antique dans le chœur harmonieux des sphères, et sa course ordonnée s’accomplit avec la rapidité de la foudre.
Son aspect donne la force aux anges, quoiqu’ils ne puissent le pénétrer. Les merveilles de la Création sont inexplicables et magnifiques comme à son premier jour.
La terre, parée, tourne sur elle-même avec une incroyable vitesse. Elle passe tour à tour du jour pur de l’Éden aux ténèbres effrayantes de la nuit.
La mer écumante bat de ses larges ondes le pied des rochers, et rochers et mers sont emportés dans le cercle éternel des mondes.
La tempête s’élance de la terre aux mers et des mers à la terre, et les ceint d’une chaîne aux secousses furieuses ; l’éclair trace devant la foudre un lumineux sentier. Mais, plus haut tes messagers, Seigneur, adorent l’éclat paisible de ton jour.
Son aspect, etc.
Maître, puisqu’une fois tu te rapproches de nous, puisque tu veux connaître comment les choses vont en bas, et que, d’ordinaire, tu te plais à mon entretien, je viens vers toi dans cette foule. Pardonne si je m’exprime avec moins de solennité : je crains bien de me faire huer par la compagnie ; mais le pathos dans ma bouche te ferait rire assurément, si depuis longtemps tu n’en avais perdu l’habitude. Je n’ai rien à dire du soleil et des sphères, mais je vois seulement combien les hommes se tourmentent. Le petit dieu du monde est encore de la même trempe et bizarre comme au premier jour. Il vivrait, je pense, plus convenablement, si tu ne lui avais frappé le cerveau d’un rayon de la céleste lumière. Il a nommé cela raison, et ne l’emploie qu’à se gouverner plus bêtement que les bêtes. Il ressemble (si Ta Seigneurie le permet) à ces cigales aux longues jambes, qui s’en vont sautant et voletant dans l’herbe, en chantant leur vieille chanson. Et s’il restait toujours dans l’herbe ! mais non, il faut qu’il aille encore donner du nez contre tous les tas de fumier.
N’as-tu rien de plus à nous dire ? ne viendras-tu jamais que pour te plaindre ? et n’y a-t-il selon toi, rien de bon sur la terre ?
Rien, Seigneur : tout y va parfaitement mal, comme toujours ; les hommes me font pitié dans leurs jours de misère, au point que je me fais conscience de tourmenter cette pauvre espèce.
Connais-tu Faust ?
Le docteur ?
Mon serviteur.
Sans doute. Celui-là vous sert d’une manière étrange. Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes ; mais rien, de loin ni de près, ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.
Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l’arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.
Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l’entraîner doucement dans mes voies.
Aussi longtemps qu’il vivra sur la terre, il t’est permis de l’induire en tentation. Tout homme qui marche peut s’égarer.
Je vous remercie. J’aime avoir affaire aux vivants. J’aime les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne se soucie guère des souris mortes.
C’est bien, je le permets. Écarte cet esprit de sa source, et conduis-le dans ton chemin, si tu peux ; mais sois confondu, s’il te faut reconnaître qu’un homme de bien, dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et suivre la voie étroite du Seigneur.
Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n’a rien à craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d’en triompher à loisir. Je veux qu’il mange la poussière avec délices, comme le Serpent mon cousin.
Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n’ai jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l’esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L’activité de l’homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse, et j’aime à lui voir un compagnon actif, inquiet, et qui même peut créer au besoin, comme le diable. Mais vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez ; que la puissance qui vit et opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l’amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la Création.
Le ciel se ferme, les archanges se séparent.
J’aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et je me garde de rompre avec lui. C’est fort bien, de la part d’un aussi grand personnage, de parler lui-même au diable avec tant de bonhomie.
PREMIÈRE PARTIE
Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m’intitule, il est vrai,
Hélas ! et je languis encore dans mon cachot ! Misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut pénétrer qu’avec peine à travers ces vitrages peints, à travers cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu’à la voûte. Je n’aperçois autour de moi que verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres… Et c’est là ton monde, et cela s’appelle un monde !
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes !… Et au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu t’a créé, tu n’es environné que de fumée et moisissure, dépouilles d’animaux et ossements de morts !
Délivre-toi ! Lance-toi dans l’espace ! Ce livre mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour te conduire ? Tu pourras connaître alors le cours des astres ; alors, si la nature daigne t’instruire, l’énergie de l’âme te sera communiquée, comme un esprit à un autre esprit. C’est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici t’expliquer les signes divins… Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous m’entendez ! (Il frappe le livre, et considère le signe du macrocosme.) Ah ! quelle extase à cette vue s’empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nouvelle, sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et dans mes veines. Sont-ils tracés par la main d’un dieu, ces caractères qui apaisent les douleurs de mon âme, enivrent de joie mon pauvre cœur, et dévoilent autour de moi les forces mystérieuses de la nature ? Suis-je moi-même un dieu ? Tout me devient si clair ! Dans ces simples traits, le monde révèle à mon âme tout le mouvement de sa vie, toute l’énergie de sa création. Déjà je reconnais la vérité des paroles du sage : « Le monde des esprits n’est point fermé ; ton sens est assoupi, ton cœur est mort. Lève-toi, disciple, et va baigner infatigablement ton sein mortel dans les rayons pourprés de l’aurore !» (Il regarde le signe.) Comme tout se meut dans l’univers ! Comme tout, l’un dans l’autre, agit et vit de la même existence ! Comme les puissances célestes montent et descendent en se passant de mains en mains les seaux d’or ! Du ciel à la terre, elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride, et l’agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores d’une ineffable harmonie.
Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n’est qu’un spectacle ! Où te saisir, nature infinie ? Ne pourrai-je donc aussi presser tes mamelles, où le ciel et la terre demeurent suspendus ? Je voudrais m’abreuver de ce lait intarissable… mais il coule partout, il inonde tout, et, moi, je languis vainement après lui ! (Il frappe le livre avec dépit, et considère le signe de l’Esprit de la terre.) Comme ce signe opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te rapproches ; déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ; de lutter contre l’orage, et de ne point pâlir des craquements de mon vaisseau. Des nuages s’entassent au-dessus de moi ! — La lune cache sa lumière… la lampe s’éteint ! elle fume !… Des rayons ardents se meuvent autour de ma tête. Il tombe de la voûte un frisson qui me saisit et m’oppresse. Je sens que tu t’agites autour de moi, Esprit que j’ai invoqué ! Ah ! comme mon sein se déchire ! mes sens s’ouvrent à des impressions nouvelles ! Tout mon cœur s’abandonne à toi !… Parais ! parais ! m’en coûtât-il la vie !
Qui m’appelle ?
Effroyable vision !
Tu m’as évoqué. Ton souffle agissait sur ma sphère et m’en tirait avec violence. Et maintenant…
Ah ! je ne puis soutenir ta vue !
Tu aspirais si fortement vers moi ! Tu voulais me voir et m’entendre. Je cède au désir de ton cœur. — Me voici. Quel misérable effroi saisit ta nature surhumaine ! Qu’as-tu fait de ce haut désir, de ce cœur qui créait un monde en soi-même, qui le portait et le fécondait, n’ayant pas assez de l’autre, et ne tendant qu’à nous égaler nous autres esprits ? Faust, où es-tu ? Toi qui m’attirais ici de toute ta force et de toute ta voix, est-ce bien toi-même que l’effroi glace jusque dans les sources de la vie et prosterne devant moi comme un lâche insecte qui rampe ?
Pourquoi te céderais-je, fantôme de flamme ? Je suis Faust, je suis ton égal.
Dans l’océan de la vie, et dans la tempête de l’action, je monte et descends, je vais et je viens ! Naissance et tombe ! Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j’ourdis, au métier bourdonnant du temps, les tissus impérissables, vêtements animés de Dieu !
Esprit créateur, qui ondoies autour du vaste univers, combien je me sens près de toi !
Tu es l’égal de l’esprit que tu conçois, mais tu n’es pas égal à moi.
Il disparaît.
Pas à toi !… À qui donc ?… Moi ! l’image de Dieu ! pas seulement à toi ! (On frappe.) Ô mort ! Je m’en doute ; c’est mon serviteur. Et voilà tout l’éclat de ma félicité réduit à rien !… Faut-il qu’une vision aussi sublime se trouve anéantie par un misérable valet !
Pardonnez ! Je vous entendais déclamer ; vous lisez sûrement une tragédie grecque, et je pourrais profiter dans cet art, qui est aujourd’hui fort en faveur. J’ai entendu dire souvent qu’un comédien peut en remontrer à un prêtre.
Oui, si le prêtre est un comédien, comme il peut bien arriver de notre temps.
Ah ! quand on est ainsi relégué dans son cabinet, et qu’on voit le monde à peine les jours de fête, et de loin seulement, au travers d’une lunette, comment peut-on aspirer à le conduire un jour par la persuasion ?
Vous n’y atteindrez jamais si vous ne sentez pas fortement, si l’inspiration ne se presse pas hors de votre âme, et si, par la plus violente émotion, elle n’entraîne pas les cœurs de tous ceux qui écoutent. Allez donc vous concentrer en vous-même, mêler et réchauffer ensemble les restes d’un autre festin pour en former un petit ragoût !… Faites jaillir une misérable flamme du tas de cendres où vous soufflez !… Alors vous pourrez vous attendre à l’admiration des enfants et des singes, si le cœur vous en dit ; mais jamais vous n’agirez sur celui des autres, si votre éloquence ne part pas du cœur même.
Mais le débit fait le bonheur de l’orateur ; et je sens bien que je suis encore loin de compte.
Cherchez donc un succès honnête, et ne vous attachez point aux grelots d’une brillante folie ; il ne faut pas tant d’art pour faire supporter la raison et le bon sens, et, si vous avez à dire quelque chose de sérieux, ce n’est point aux mots qu’il faut vous appliquer davantage. Oui, vos discours si brillants, où vous parez si bien les bagatelles de l’humanité, sont stériles comme le vent brumeux de l’automne qui murmure parmi les feuilles séchées.
Ah ! Dieu ! l’art est long, et notre vie est courte ! Pour moi, au milieu de mes travaux littéraires, je me sens souvent mal à la tête et au cœur. Que de difficultés n’y a-t-il pas à trouver le moyen de remonter aux sources ! Et un pauvre diable peut très-bien mourir avant d’avoir fait la moitié du chemin.
Un parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut apaiser sa soif éternelle ? Vous n’êtes pas consolé, si la consolation ne jaillit point de votre propre cœur.
Pardonnez-moi ! C’est une grande jouissance que de se transporter dans l’esprit des temps passés, de voir comme un sage a pensé avant nous, et comment, partis de loin, nous l’avons si victorieusement dépassé.
Oh ! sans doute ! jusqu’aux étoiles. Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept cachets ; ce que vous appelez l’esprit des temps n’est au fond que l’esprit même des auteurs, où les temps se réfléchissent. Et c’est vraiment une misère le plus souvent ! Le premier coup d’œil suffit pour vous mettre en fuite. C’est comme un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou plutôt une de ces parades de place publique, remplies de belles maximes de morale, comme on en met d’ordinaire dans la bouche des marionnettes !
Mais le monde ! le cœur et l’esprit des hommes !… Chacun peut bien désirer d’en connaître quelque chose.
Oui, ce qu’on appelle connaître. Qui osera nommer l’enfant de son nom véritable ? Le peu d’hommes qui ont su quelque chose, et qui ont été assez fous pour ne point garder leur secret dans leur propre cœur, ceux qui ont découvert au peuple leurs sentiments et leurs vues, ont été de tout temps crucifiés et brûlés. — Je vous prie, mon ami, de vous retirer. Il se fait tard ; nous en resterons là pour cette fois.
J’aurais veillé plus longtemps volontiers, pour profiter de l’entretien d’un homme aussi instruit que vous ; mais, demain, comme au jour de Pâques dernier, vous voudrez bien me permettre une autre demande. Je me suis abandonné à l’étude avec zèle, et je sais beaucoup, il est vrai ; mais je voudrais tout savoir.
Il sort.
Comme toute espérance n’abandonne jamais une pauvre tête ! Celui-ci ne s’attache qu’à des bagatelles, sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un vermisseau, et le voilà content.
Comment la voix d’un tel homme a-t-elle osé retentir en ces lieux, où le souffle de l’Esprit vient de m’environner ! Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus misérable des enfants de la terre ! Tu m’arraches au désespoir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l’apparition était si gigantesque, que je dus vraiment me sentir comme un nain vis-à-vis d’elle.
Moi, l’image de Dieu, qui me croyais déjà parvenu au miroir de l’éternelle vérité ; qui, dépouillé, isolé des enfants de la terre, aspirais à toute la clarté du ciel ; moi qui croyais, supérieur aux chérubins, pouvoir nager librement dans les veines de la nature, et, créateur aussi, jouir de la vie d’un Dieu, ai-je pu mesurer mes pressentiments à une telle élévation !… Et combien je dois expier tant d’audace ! Une parole foudroyante vient de me rejeter bien loin !
N’ai-je pas prétendu t’égaler ?… Mais, si j’ai possédé assez de force pour t’attirer à moi, il ne m’en est plus resté pour t’y retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais tout à la fois si petit et si grand ! tu m’as cruellement repoussé dans l’incertitude de l’humanité. Qui m’instruira désormais, et que dois-je éviter ? Faut-il obéir à cette impulsion ? Ah ! nos actions mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent le cours de notre vie.
Une matière de plus en plus étrangère à nous s’oppose à tout ce que l’esprit conçoit de sublime ; quand nous atteignons aux biens de ce monde, nous traitons de mensonge et de chimère tout ce qui vaut mieux qu’eux. Les nobles sentiments qui nous donnent la vie languissent étouffés sous les sensations de la terre.
L’imagination, qui, déployant la hardiesse de son vol, a voulu, pleine d’espérance, s’étendre dans l’éternité, se contente alors d’un petit espace, dès qu’elle voit tout ce qu’elle rêvait de bonheur s’évanouir dans l’abîme du temps. Au fond de notre cœur, l’inquiétude vient s’établir, elle y produit de secrètes douleurs, elle s’y agite sans cesse, en y détruisant joie et repos ; elle se pare toujours de masques nouveaux : c’est tantôt une maison, une cour ; tantôt une femme, un enfant ; c’est encore du feu, de l’eau, un poignard, du poison !… Nous tremblons devant tout ce qui ne nous atteindra pas, et nous pleurons sans cesse ce que nous n’avons point perdu !
Je n’égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ; je ne ressemble qu’au ver, habitant de la poussière, au ver, que le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu’il y cherche une nourriture.
N’est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute muraille me conserve sur cent tablettes, toute cette friperie dont les bagatelles m’enchaînent à ce monde de vers ?… Dois-je trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s’est montré sur la terre ! — Ô toi, pauvre crâne vide, pourquoi sembles-tu m’adresser ton ricanement ? Est-ce pour me dire qu’il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d’idées confuses ? qu’il chercha le grand jour, et qu’au milieu d’un triste crépuscule, il erra misérablement dans la recherche de la vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres ! J’étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il est vrai, plus hérissés qu’une clef ; mais vous ne levez pas les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature ne se laisse point dévoiler, et il n’est ni levier ni machine qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce qu’elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile, se trouve ici, c’est que mon père l’y rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon pupitre t’a longtemps noircie ! Ah ! j’aurais bien mieux fait de dissiper le peu qui m’est resté, que d’en embarrasser mes veilles ! — Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile !
Pourquoi donc mon regard s’élève-t-il toujours vers ce lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magnétique ? pourquoi tout à coup me semble-t-il que mon esprit jouit de plus de lumière, comme une forêt sombre où la lune jette un rayon de sa clarté ?
Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux respect ! en toi, j’honore l’esprit de l’homme et son industrie. Remplie d’un extrait des sucs les plus doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois, et ma douleur s’apaise ; je te saisis, et mon agitation diminue, et la tempête de mon esprit se calme peu à peu ! Je me sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux marines se déroule silencieusement à mes pieds, un nouveau jour se lève au loin sur les plages inconnues.
Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent près de moi ; je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l’activité des sphères nouvelles. Mais cette existence sublime, ces ravissements divins, comment, ver chétif, peux-tu les mériter ?… C’est en cessant d’exposer ton corps au doux soleil de la terre, en te hasardant à enfoncer ces portes devant lesquelles chacun frémit. Voici le temps de prouver par des actions que la dignité de l’homme ne le cède point à la grandeur d’un Dieu ! Il ne faut pas trembler devant ce gouffre obscur, où l’imagination semble se condamner à ses propres tourments ; devant cette étroite avenue où tout l’enfer étincelle ! Ose d’un pas hardi aborder ce passage : au risque même d’y rencontrer le néant !
Sors maintenant, coupe d’un pur cristal, sors de ton vieil étui, où je t’oubliai pendant de si longues années. Tu brillais jadis aux festins de mes pères, tu déridais les plus sérieux convives, qui te passaient de mains en mains : chacun se faisait un devoir, lorsque venait son tour, de célébrer en vers la beauté des ciselures qui t’environnent, et de te vider d’un seul trait. Tu me rappelles les nuits de ma jeunesse ; je ne t’offrirai plus à aucun voisin, je ne célébrerai plus tes ornements précieux. Voici une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noirâtres ; je l’ai préparée, je l’ai choisie, elle sera ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme libation solennelle, à l’aurore d’un jour plus beau.
Christ est ressuscité ! Joie au mortel qui languit ici-bas dans les liens du vice et de l’iniquité !
Quels murmures sourds, quels sons éclatants arrachent puissamment la coupe à mes lèvres altérées ? Le bourdonnement des cloches annonce-t-il déjà la première heure de la fête de Pâques ? Les chœurs divins entonnent-ils les chants de consolation, qui, partis de la nuit du tombeau, et répétés par les lèvres des anges, furent le premier gage d’une alliance nouvelle ?
D’huiles embaumées, nous, ses fidèles, avions baigné ses membres nus ! Nous l’avions couché dans la tombe, ceint de bandelettes et de fins tissus ! Et cependant, hélas ! le Christ n’est plus ici, nous ne le trouvons plus !
Christ est ressuscité ! Heureuse l’âme aimante qui supporte l’épreuve des tourments et des injures avec une humble piété !
Pourquoi, chants du ciel, chants puissants et doux, me cherchez-vous dans la poussière ? Retentissez pour ceux que vous touchez encore. J’écoute bien la nouvelle que vous apportez ; mais la foi me manque pour y croire : le miracle est l’enfant le plus chéri de la foi. Pour moi, je n’ose aspirer à cette sphère où retentit l’annonce de la
Il s’est élancé de la tombe, plein d’existence et de majesté ! Il approche du séjour des joies impérissables ! Hélas ! et nous voici replongés seuls dans les misères de ce monde ! Il nous laisse languir ici-bas, nous ses fidèles ! Ô maître ! nous souffrons de ton bonheur !
Christ est ressuscité de la corruption ! En allégresse, rompez vos fers ! Ô vous qui le glorifiez par l’action, et qui témoignez de lui par l’amour ; vous qui partagez avec vos frères, et qui marchez en prêchant sa parole ! voici le maître qui vient, vous promettant les joies du ciel ! Le Seigneur approche, il est ici !
Pourquoi allez-vous par là ?
Nous allons au rendez-vous de chasse.
Pour nous, nous gagnons le moulin.
Je vous conseille d’aller plutôt vers l’étang.
La route n’est pas belle de ce côté-là.
Que fais-tu, toi ?
Je vais avec les autres.
Venez donc à Burgdorf ; vous y trouverez pour sûr les plus jolies filles, la plus forte bière et des intrigues du meilleur genre.
Tu es un plaisant compagnon ! l’épaule te démange-t-elle pour la troisième fois ? Je n’y vais pas, j’ai trop peur de cet endroit-là.
Non, non, je retourne à la ville.
Nous le trouverons sans doute sous ces peupliers.
Ce n’est pas un grand plaisir pour moi ; il viendra se mettre à tes côtés, il ne dansera sur la pelouse qu’avec toi ; que me revient-il donc de tes amusements ?
Aujourd’hui, il ne sera sûrement pas seul ; le blondin, m’a-t-il dit, doit venir avec lui.
Regarde comme ces servantes vont vite. Viens donc, frère ; nous les accompagnerons. De la bière forte, du tabac piquant et une fille endimanchée ; c’est là mon goût favori.
Vois donc ces jolis garçons ! C’est vraiment une honte ; ils pourraient avoir la meilleure compagnie, et courent après ces filles !
Pas si vite ! Il en vient deux derrière nous qui sont fort joliment mises. L’une d’elles est ma voisine, et je me suis un peu coiffé de la jeune personne. Elles vont à pas lents, et ne tarderaient pas à nous prendre avec elles.
Non, frère ; je n’aime pas la gêne. Viens vite, que nous ne perdions pas de vue le gibier. La main qui, samedi, tient un balai, est celle qui, dimanche, vous caresse le mieux.
Non, le nouveau bourgmestre ne me revient pas : à présent que le voilà parvenu, il va devenir plus fier de jour en jour. Et que fait-il donc pour la ville ? Tout ne va-t-il pas de mal en pis ? Il faut obéir plus que jamais, et payer plus qu’auparavant.
Mes bons seigneurs, mes belles dames,
Si bien vêtus et si joyeux,
Daignez, en passant, nobles âmes,
Sur mon malheur baisser les yeux !
À de bons cœurs comme les vôtres
Bien faire cause un doux émoi ;
Qu’un jour de fête pour tant d’autres
Soit un jour de moisson pour moi !
Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir, on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.
Je suis comme vous, mon cher voisin : qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable, pourvu que, chez moi, rien ne soit dérangé.
Eh ! comme elles sont bien parées ! La belle jeunesse ! Qui est-ce qui ne deviendrait pas fou de vous voir ? Allons, moins de fierté !… C’est bon ! je suis capable de vous procurer tout ce que vous pourrez souhaiter.
Viens, Agathe ! je craindrais d’être vue en public avec une pareille sorcière : elle me fit pourtant voir, à la nuit de Saint-André, mon futur amant en personne.
Elle me le montra aussi, à moi, dans un cristal, habillé en soldat, avec beaucoup d’autres. Je regarde autour de moi, mais j’ai beau le chercher partout, il ne veut pas se montrer.
Villes entourées
De murs et de tours ;
Fillettes parées
D’attraits et d’atours !
L’honneur nous commande
De tenter l’assaut ;
Si la peine est grande,
Le succès la vaut.
Au son des trompettes,
Les braves soldats
S’élancent aux fêtes,
Ou bien aux combats :
Fillettes et villes
Font les difficiles....
Tout se rend bientôt :
L’honneur nous commande !
Si la peine est grande,
Le succès la vaut !
Les torrents et les ruisseaux ont rompu leur prison de glace au sourire doux et vivifiant du printemps ; une heureuse espérance verdit dans la vallée ; le vieil hiver, qui s’affaiblit de jour en jour, se retire peu à peu vers les montagnes escarpées. Dans sa fuite, il lance sur le gazon des prairies quelques regards glacés mais impuissants ; le soleil ne souffre plus rien de blanc en sa présence, partout règnent l’illusion, la vie ; tout s’anime sous ses rayons de couleurs nouvelles. Cependant prendrait-il en passant pour des fleurs cette multitude de gens endimanchés dont la campagne est couverte ? Détournons-nous donc de ces collines pour retourner à la ville. Par cette porte obscure et profonde se presse une foule toute bariolée : chacun aujourd’hui se montre avec plaisir au soleil ; c’est bien la résurrection du Seigneur qu’ils fêtent, car eux-mêmes sont ressuscités. Échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs occupations journalières, aux toits et aux plafonds qui les pressent, à la malpropreté de leurs étroites rues, à la nuit mystérieuse de leurs églises, les voilà rendus tous à la lumière. Voyez donc, voyez comme la foule se précipite dans les jardins et dans les champs ! que de barques joyeuses sillonnent le fleuve en long et en large !… et cette dernière qui s’écarte des autres chargée jusqu’aux bords. Les sentiers les plus lointains de la montagne brillent aussi de l’éclat des habits. J’entends déjà le bruit du village ; c’est vraiment là le paradis du peuple ; grands et petits sautent gaiement : ici je me sens homme, ici, j’ose l’être.
Monsieur le docteur, il est honorable et avantageux de se promener avec vous ; cependant, je ne voudrais pas me confondre dans ce monde-là, car je suis ennemi de tout ce qui est grossier. Leurs violons, leurs cris, leurs amusements bruyants, je hais tout cela à la mort. Ils hurlent comme des possédés, et appellent cela de la joie et de la danse.
Les bergers, quittant leurs troupeaux,
Mènent au son des chalumeaux
Leurs belles en parure ;
Sous le tilleul les voilà tous
Dansant, sautant comme des fous,
Ha ! ha ! ha !
Landerira !
Suivez donc la mesure !
La danse en cercle se pressait,
Quand un berger, qui s’élançait,
Coudoie une fillette ;
Elle se retourne aussitôt,
Disant : « Ce garçon est bien sot !»
Ha ! ha ! ha !
Landerira !
Voyez ce malhonnête !
Ils passaient tous comme l’éclair,
Et les robes volaient en l’air ;
Bientôt le pied vacille…
Le rouge leur montait au front,
Et l’un sur l’autre, dans le rond,
Ha ! ha ! ha !
Landerira !
Tous tombent à la file !
« Ne me touchez donc pas ainsi !
— Paix ! ma femme n’est point ici,
La bonne circonstance ! »
Dehors il l’emmène soudain…
Et tout pourtant allait son train,
Ha ! ha ! ha !
Landerira !
La musique et la danse.
Monsieur le docteur, il est beau de votre part de ne point nous mépriser aujourd’hui, et, savant comme vous l’êtes, de venir vous mêler à toute cette cohue. Daignez donc prendre la plus belle cruche, que nous avons emplie de boisson fraîche ; je vous l’apporte, et souhaite hautement non-seulement qu’elle apaise votre soif, mais encore que le nombre des gouttes qu’elle contient soit ajouté à celui de vos jours.
J’accepte ces rafraîchissements et vous offre en échange salut et reconnaissance.
Le peuple s’assemble en cercle autour d’eux.
C’est vraiment fort bien fait à vous de reparaître ici un jour de gaieté. Vous nous rendîtes visite autrefois dans de bien mauvais temps. Il y en a plus d’un, bien vivant aujourd’hui, et que votre père arracha à la fièvre chaude, lorsqu’il mit fin à cette peste qui désolait notre contrée. Et vous aussi, qui n’étiez alors qu’un jeune homme, vous alliez dans toutes les maisons des malades ; on emportait nombre de cadavres, mais vous, vous en sortiez toujours bien portant. Vous supportâtes de rudes épreuves ; mais le Sauveur secourut celui qui nous a sauvés.
À la santé de l’homme intrépide ! Puisse-t-il longtemps encore être utile !
Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut ; c’est lui qui enseigne à secourir et qui vous envoie des secours.
Il va plus loin avec Vagner.
Quelles douces sensations tu dois éprouver , ô grand homme ! des honneurs que cette foule te rend ! Ô heureux qui peut de ses dons retirer un tel avantage ! Le père te montre à son fils, chacun interroge, court et se presse, le violon s’arrête, la danse cesse. Tu passes, ils se rangent en cercle, les chapeaux volent en l’air, et peu s’en faut qu’ils ne se mettent à genoux, comme si le bon Dieu se présentait.
Quelques pas encore, jusqu’à cette pierre, et nous pourrons nous reposer de notre promenade. Que de fois je m’y assis pensif, seul, exténué de prières et de jeûnes. Riche d’espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes, des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la foule retentissent à mon oreille comme une raillerie. Oh ! si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obscur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait coutume de s’enfermer avec une société d’adeptes dans un sombre laboratoire où, d’après des recettes infinies, il opérait la transfusion des contraires. C’était un
Comment pouvez-vous vous troubler de cela ? Un brave homme ne fait-il pas assez quand il exerce avec sagesse et ponctualité l’art qui lui fut transmis ? Si tu honores ton père, jeune homme, tu recevras volontiers ses instructions ; homme, si tu fais avancer la science, ton fils pourra aspirer à un but plus élevé.
Ô bienheureux qui peut encore espérer de surnager dans cet océan d’erreurs ! on use de ce qu’on ne sait point, et ce qu’on sait, on n’en peut faire aucun usage. Cependant, ne troublons pas par d’aussi sombres idées le calme de ces belles heures ! Regarde comme les toits entourés de verdure étincellent aux rayons du soleil couchant. Il se penche et s’éteint, le jour expire, mais il va porter autre part une nouvelle vie. Oh ! que n’ai-je des ailes pour m’élever de la terre et m’élancer, après lui, dans une clarté éternelle ! Je verrais, à travers le crépuscule, tout un monde silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les hauteurs s’enflammer, toutes les vallées s’obscurcir, et les vagues argentées des fleuves se dorer en s’écoulant. La montagne et tous ses défilés ne pourraient plus arrêter mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés se dévoile à mes yeux surpris. Cependant, le dieu commence enfin à s’éclipser ; mais un nouvel élan se réveille en mon âme, et je me hâte de m’abreuver encore de son éternelle lumière ; le jour est devant moi ; derrière moi la nuit ; au-dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes pieds. - C’est un beau rêve tant qu’il dure ! Mais, hélas ! le corps n’a point d’ailes pour accompagner le vol rapide de l’esprit ! Pourtant il n’est personne au monde qui ne se sente ému d’un sentiment profond, quand, au-dessus de nous, perdue dans l’azur des cieux, l’alouette fait entendre sa chanson matinale ; quand, au delà des rocs couverts de sapins, l’aigle plane, les ailes immobiles, et qu’au-dessus des mers, au-dessus des plaines, la grue dirige son vol vers les lieux de sa naissance.
J’ai souvent moi-même des moments de caprices : cependant des désirs comme ceux-là ne m’ont jamais tourmenté ; on se lasse aisément des forêts et des prairies ; jamais je n’envierai l’aile des oiseaux ; les joies de mon esprit me transportent bien plus loin, de livre en livre, de feuilles en feuilles ! Que de chaleur et d’agrément cela donne à une nuit d’hiver ! vous sentez une vie heureuse animer tous vos membres… Ah ! dès que vous déroulez un vénérable parchemin, tout le ciel s’abaisse sur vous !
C’est le seul désir que tu connaisses encore ; quant à l’autre, n’apprends jamais à le connaître. Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux ! Oh ! si dans l’air il y a des esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu’ils descendent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie plus nouvelle et plus variée ! Oui, si je possédais un manteau magique, et qu’il pût me transporter vers des régions étrangères, je ne m’en déferais point pour les habits les plus précieux, pas même pour le manteau d’un roi.
N’appelez pas cette troupe bien connue, qui s’étend comme la tempête autour de la vaste atmosphère, et qui de tous côtés prépare à l’homme une infinité de dangers. La bande des esprits venus du Nord aiguise contre vous des langues à triple dard. Celle qui vient de l’Est dessèche vos poumons et s’en nourrit. Si ce sont les déserts du Midi qui les envoient, ils entassent autour de votre tête flamme sur flamme ; et l’Ouest en vomit un essaim qui vous rafraîchit d’abord, et finit par dévorer, autour de vous, vos champs et vos moissons. Enclins à causer du dommage, ils écoutent volontiers votre appel, ils vous obéissent même, parce qu’ils aiment à vous tromper ; ils s’annoncent comme envoyés du ciel, et quand ils mentent, c’est avec une voix angélique. Mais retirons-nous ! le monde se couvre déjà de ténèbres, l’air se rafraîchit, et le brouillard tombe ! C’est le soir qu’on apprécie surtout l’agrément du logis. Qu’avez-vous à vous arrêter ? Que considérez-vous là avec tant d’attention ? Qui peut donc vous étonner ainsi dans le crépuscule ?
vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des chaumes ?
Je le vois depuis longtemps ; il ne me semble offrir rien d’extraordinaire.
Considère-le bien ; pour qui prends-tu cet animal ?
Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son maître.
Remarques-tu comme il tourne en spirale, en s’approchant de nous de plus en plus ? Et, si je ne me trompe, traîne derrière ses pas une trace de feu.
Je ne vois rien qu’un barbet noir ; il se peut bien qu’un éblouissement abuse vos yeux.
Il me semble qu’il tire à nos pieds des lacets magiques, comme pour nous attacher.
Je le vois, incertain et craintif, sauter autour de nous, parce qu’au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.
Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.
Tu vois ! ce n’est là qu’un chien, et non un fantôme. Il grogne et semble dans l’incertitude ; il se met sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.
Accompagne-nous ; viens ici.
C’est une folle espèce de barbet. Vous vous arrêtez, il vous attend ; vous lui parlez, il s’élance à vous ; vous perdez quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l’eau après votre canne.
Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace d’esprit, et tout est éducation
Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l’affection du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C’est le disciple le plus assidu des écoliers.
(Ils rentrent par la porte de la ville.)
J’ai quitté les champs et les prairies qu’une nuit profonde environne. Je sens un religieux effroi éveiller par des pressentiments la meilleure de mes deux âmes. Les grossières sensations s’endorment avec leur activité orageuse ; je suis animé d’un ardent amour des hommes, et l’amour de Dieu me ravit aussi. Sois tranquille, barbet ; ne cours pas çà et là auprès de la porte ; qu’y flaires-tu ? Va te coucher derrière le poêle ; je te donnerai mon meilleur coussin ; puisque là-bas, sur le chemin de la montagne, tu nous as récréés par tes tours et par tes sauts, aie soin que je retrouve en toi maintenant un hôte parfaitement paisible.
Ah ! dès que notre cellule étroite s’éclaire d’une lampe amie, la lumière pénètre aussi dans notre sein, dans notre cœur rendu à lui-même. La raison commence à parler, et l’espérance à luire ; on se baigne au ruisseau de la vie, à la source dont elle jaillit.
Ne grogne point, barbet ! Les hurlements d’un animal ne peuvent s’accorder avec les divins accents qui remplissent mon âme entière. Nous sommes accoutumés à ce que les hommes déprécient ce qu’ils ne peuvent comprendre, à ce que le bon et le beau, qui souvent leur sont nuisibles, les fassent murmurer ; mais faut-il que le chien grogne à leur exemple ?… Hélas ! Je sens déjà qu’avec la meilleure volonté, la satisfaction ne peut plus jaillir de mon cœur… Mais pourquoi le fleuve doit-il si tôt tarir, et nous replonger dans notre soif éternelle ? J’en ai trop fait l’expérience ! Cette misère va cependant se terminer enfin ; nous apprenons à estimer ce qui s’élève au-dessus des choses de la terre, nous aspirons à une révélation, qui nulle part ne brille d’un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau Testament. J’ai envie d’ouvrir le texte, et m’abandonnant une fois à des impressions naïves, de traduire le saint original dans la langue allemande qui m’est si chère. (Il ouvre un volume, et s’arrête.) Il est écrit :
S’il faut que je partage la chambre avec toi, barbet, cesse tes cris et tes hurlements ! Je ne puis souffrir près de moi un compagnon si bruyant : il faut que l’un de nous deux quitte la chambre ! C’est malgré moi que je viole les droits de l’hospitalité ; la porte est ouverte, et tu as le champ libre. Mais que vois-je ? Cela est-il naturel ? Est-ce une ombre, est-ce une réalité ? Comme mon barbet vient de se gonfler ! Il se lève avec effort, ce n’est plus une forme de chien. Quel spectre ai-je introduit chez moi ? Il a déjà l’air d’un hippopotame, avec ses yeux de feu et son effroyable mâchoire. Oh ! je serai ton maître ! Pour une bête aussi infernale, la clef de Salomon m’est nécessaire.
L’un des nôtres est prisonnier ! Restons dehors, et qu’aucun ne le suive ! Un vieux diable s’est pris ici comme un renard au piège ! Attention ! voltigeons à l’entour, et cherchons à lui porter aide ! N’abandonnons pas un frère qui nous a toujours bien servis !
D’abord, pour aborder le monstre, j’emploierai la conjuration des quatre.
Que le Salamandre s’enflamme !
Que l’ondin se replie !
Que le Sylphe s’évanouisse !
Que le Lutin travaille !
Qui ne connaîtrait pas les éléments, leur force et leurs propriétés, ne se rendrait jamais maître des esprits.
Vole en flamme, Salamandre !
Coulez ensemble en murmurant, Ondins !
Brille en éclatant météore, Sylphe !
Apporte-moi tes secours domestiques,
Viens ici, et ferme la marche !
Aucun des quatre n’existe dans cet animal. Il reste immobile et grince des dents devant moi ; je ne lui ai fait encore aucun mal. Tu vas m’entendre employer de plus fortes conjurations.
Es-tu, mon ami, un échappé de l’enfer ? alors regarde ce signe : les noires phalanges se courbent devant lui.
Déjà il se gonfle, ses crins sont hérissés !
Être maudit ! peux-tu le lire, celui qui jamais ne fut créé, l’inexprimable, adoré par tout le ciel, et criminellement transpercé ?
Relégué derrière le poêle, il s’enfle comme un éléphant, il remplit déjà tout l’espace, et va se résoudre en vapeur. Ne monte pas au moins jusqu’à la voûte ! Viens plutôt te coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que je ne menace pas en vain. Je suis prêt à te roussir avec le feu sacré. N’attends pas la lumière au triple éclat ! N’attends pas la plus puissante de mes conjurations !
D’où vient ce vacarme ? Qu’est-ce qu’il y a pour le service de monsieur ?
.
C’était donc là le contenu du barbet ? Un écolier ambulant.
Je salue le savant docteur. Vous m’avez fait suer rudement.
Quel est ton nom ?
La demande me paraît bien frivole, pour quelqu’un qui a tant de mépris pour les mots, qui toujours s’écarte des apparences, et regarde surtout le fond des êtres.
Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément deviner votre nature d’après vos noms, et c’est ce qu’on fait connaître clairement en vous appelant ennemis de Dieu, séducteurs, menteurs. Eh bien ! qui donc es-tu ?
Une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien.
Que signifie cette énigme ?
Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal, voilà mon élément.
Tu te nommes partie, et te voilà en entier devant moi.
Je te dis la modeste vérité. Si l’homme, ce petit monde de folie, se regarde ordinairement comme formant un entier, je suis, moi, une partie de la partie qui existait au commencement de tout, une partie de cette obscurité qui donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l’espace qu’elle occupait ; ce qui ne lui réussit guère pourtant, car malgré ses efforts, elle ne peut que ramper à la surface des corps qui l’arrêtent ; elle jaillit de la matière, elle y ruisselle et la colore, mais un corps suffit pour briser sa marche. Je puis donc espérer qu’elle ne sera plus de longue durée, ou qu’elle s’anéantira avec les corps eux-mêmes.
Maintenant, je connais tes honorables fonctions ; tu ne peux anéantir la masse, et tu te rattrapes sur les détails.
Et franchement, je n’ai point fait grand ouvrage : ce qui s’oppose au néant, le quelque chose, ce monde matériel, quoi que j’aie entrepris jusqu’ici, je n’ai pu encore l’entamer ; et j’ai en vain déchaîné contre lui flots, tempêtes, tremblements, incendies ; la mer et la terre sont demeurées tranquilles. Nous n’avons rien à gagner sur cette maudite semence, matière des animaux et des hommes. Combien n’en ai-je pas déjà enterrés ! Et toujours circule un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c’est à en devenir fou. Mille germes s’élancent de l’air, de l’eau, comme de la terre, dans le sec, l’humide, le froid, le chaud. Si je ne m’étais pas réservé le feu, je n’aurais rien pour ma part.
Ainsi tu opposes au mouvement éternel, à la puissance secourable qui crée, la main froide du démon, qui se roidit en vain avec malice ! Quelle autre chose cherches-tu à entreprendre, étonnant fils du chaos ?
Nous nous en occuperons à loisir dans la prochaine entrevue. Oserais-je bien cette fois m’éloigner ?
Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. J’ai maintenant appris à te connaître ; visite-moi désormais quand tu voudras : voici la fenêtre, la porte, et même la cheminée, à choisir.
Je l’avouerai, un petit obstacle m’empêche de sortir : le pied magique sur votre seuil.
Le
Considère-le bien : il est mal posé ; l’angle tourné vers la porte est, comme tu vois, un peu ouvert.
Le hasard s’est bien rencontré ! Et tu serais donc mon prisonnier ? C’est un heureux accident !
Le barbet, lorsqu’il entra, ne fit attention à rien ; du dehors la chose paraissait tout autre, et maintenant le diable ne peut plus sortir.
Mais pourquoi ne sors-tu pas par la fenêtre ?
C’est une loi des diables et des revenants, qu’ils doivent sortir par où ils sont entrés. Le premier acte est libre en nous ; nous sommes esclaves du second.
L’enfer même a donc ses lois ? C’est fort bien ; ainsi un pacte fait avec vous, messieurs, serait fidèlement observé ?
Ce qu’on te promet, tu peux en jouir entièrement ; il ne t’en sera rien retenu. Ce n’est pas cependant si peu de chose que tu crois ; mais une autre fois nous en reparlerons. Cependant je te prie et te reprie de me laisser partir cette fois-ci.
Reste donc encore un instant pour me dire ma bonne aventure.
Eh bien ! lâche-moi toujours ! Je reviendrai bientôt ; et tu pourras me faire tes demandes à loisir.
Je n’ai point cherché à te surprendre, tu es venu toi même t’enlacer dans le piège. Que celui qui tient le diable le tienne bien ; il ne le reprendra pas de sitôt.
Si cela te plaît, je suis prêt aussi à rester ici pour te tenir compagnie ; avec la condition cependant de te faire, par mon art, passer dignement le temps.
Je vois avec plaisir que cela te convient ; mais il faut que ton art soit divertissant.
Ton esprit, mon ami, va plus gagner, dans cette heure seulement, que dans l’uniformité d’une année entière. Ce que te chantent les esprits subtils, les belles images qu’ils apportent, ne sont pas une vaine magie. Ton odorat se délectera, ainsi que ton palais, et ton cœur sera transporté. De vains préparatifs ne sont point nécessaires ; nous voici rassemblés, commencez !
Disparaissez, sombres arceaux ! laissez la lumière du ciel nous sourire et l’éther bleu se dérouler !
Que les sombres nuées se déchirent, et que les petites étoiles s’allument comme des soleils plus doux !
Filles du ciel, idéales beautés, resserrez autour de lui le cercle de votre danse ailée.
Les désirs d’amour voltigent sur vos pas, dénouez vos ceintures et quittez vos habits flottants !
Semez-en la prairie et la feuillée épaisse où les amants viendront rêver leurs amours éternelles !
Ô tendre verdure des bocages ! bras entrelacés des ramées !
Les grappes s’entassent aux vignes, les pressoirs en sont gorgés ; le vin jaillit à flots écumants ; des ruisseaux de pourpre sillonnent le vert des prairies !
Créatures du ciel, déployez au soleil vos ailes frémissantes : volez vers ces îles fortunées qui glissent là-bas sur les flots !
Là-bas tout est rempli de danses et de concerts ; tout aime, tout s’agite en liberté.
Des chœurs ailés mènent la ronde sur le sommet lumineux des collines ; d’autres se croisent en tout sens sur la surface unie des eaux.
Tous pour la vie ! tous les yeux fixés au loin sur quelque étoile chérie, que le ciel alluma pour eux !
Il dort : c’est bien, jeunes esprits de l’air ! vous l’avez fidèlement enchanté ! c’est un concert que je vous redois. — Tu n’es pas encore homme à bien tenir le diable ! — Fascinez-le par de doux prestiges, plongez-le dans une mer d’illusions. Cependant, pour détruire le charme de ce seuil, j’ai besoin de la dent d’un rat… Je n’aurai pas longtemps à conjurer, en voici un qui trotte par là et qui m’entendra bien vite.
Le seigneur des rats et des souris, des mouches, des grenouilles, des punaises, des poux, t’ordonne de venir ici, et de ronger ce seuil comme s’il était frotté d’huile.
Ah ! te voilà déjà ! Allons, vite à l’ouvrage ! La pointe qui m’a arrêté, elle est là sur le bord… encore un morceau, c’est fait !
Suis-je donc trompé cette fois encore ? Toute cette foule d’esprits a-t-elle disparu ? N’est-ce pas un rêve qui m’a présenté le diable ?… Et n’est-ce qu’un barbet qui a sauté après moi ?
On frappe ? entrez ! Qui vient m’importuner encore ?
C’est moi.
Entrez !
Tu dois le dire trois fois.
Entrez donc !
Tu me plais ainsi ; nous allons nous accorder, j’espère. Pour dissiper ta mauvaise humeur, me voici en jeune seigneur, avec l’habit écarlate brodé d’or, le petit manteau de satin empesé, la plume de coq au chapeau, une épée longue et bien affilée ; et je te donnerai le conseil court et bon d’en faire autant, afin de pouvoir, affranchi de tes chaînes, goûter ce que c’est que la vie.
Sous quelque habit que ce soit, je n’en sentirai pas moins les misères de l’existence humaine. Je suis trop vieux pour jouer encore, trop jeune pour être sans désirs. Qu’est-ce que le monde peut m’offrir de bon ?
Et pourtant la mort n’est jamais un hôte très bien venu.
Ô heureux celui à qui, dans l’éclat du triomphe, elle ceint les tempes d’un laurier sanglant, celui qu’après l’ivresse d’une danse ardente, elle vient surprendre dans les bras d’une femme ! Oh ! que ne puis-je, devant la puissance du grand Esprit, me voir transporté, ravi, et ensuite anéanti !
Et quelqu’un cependant n’a pas avalé cette nuit une certaine liqueur brune…
L’espionnage est ton plaisir, à ce qu’il paraît.
Je n’ai pas la science universelle, et cependant j’en sais beaucoup.
Eh bien, puisque des sons bien doux et bien connus m’ont arraché à l’horreur de mes sensations, en m’offrant, avec l’image de temps plus joyeux, les aimables sentiments de l’enfance… je maudis tout ce que l’âme environne d’attraits et de prestiges, tout ce qu’en ces tristes demeures elle voile d’éclat et de mensonges ! Maudite soit d’abord la haute opinion dont l’esprit s’enivre lui-même ! Maudite soit la splendeur des vaines apparences qui assiégent nos sens ! Maudit soit ce qui nous séduit dans nos rêves, illusions de gloire et d’immortalité ! Maudits soient tous les objets dont la possession nous flatte, femme ou enfant, valet ou charrue ! Maudit soit Mammon, quand, par l’appât de ses trésors, il nous pousse à des entreprises audacieuses, ou quand, par des jouissances oisives, il nous entoure de voluptueux coussins ! Maudite soit toute exaltation de l’amour ! Maudite soit l’espérance ! Maudite la foi, et maudite, avant tout, la patience !
Hélas ! hélas ! tu l’as détruit l’heureux monde ! tu l’as écrasé de ta main puissante ; il est en ruines ! Un demi-dieu l’a renversé !… Nous emportons ses débris dans le néant, et nous pleurons sur sa beauté perdue ! Oh ! le plus grand des enfants de la terre ! relève-le, reconstruis-le dans ton cœur ! recommence le cours d’une existence nouvelle, et nos chants résonneront encore pour accompagner tes travaux.
Ceux-là sont les petits d’entre les miens. Écoute comme ils te conseillent sagement le plaisir et l’activité ! Ils veulent t’entraîner dans le monde, t’arracher à cette solitude, où se figent et l’esprit et les sucs qui servent à l’alimenter.
Cesse donc de te jouer de cette tristesse qui, comme un vautour, dévore ta vie. En si mauvaise compagnie que tu sois, tu pourras sentir que tu es homme avec les hommes, cependant on ne songe pas pour cela à t’encanailler. Je ne suis pas moi-même un des premiers ; mais, si tu veux, uni à moi, diriger tes pas dans la vie, je m’accommoderai volontiers de t’appartenir sur-le-champ. Je me fais ton compagnon, ou, si cela t’arrange mieux, ton serviteur et ton esclave.
Et quelle obligation devrai-je remplir en retour ?
Tu auras le temps de t’occuper de cela.
Non, non ! Le diable est un égoïste, et ne fait point pour l’amour de Dieu ce qui est utile à autrui. Exprime clairement ta condition ; un pareil serviteur porte malheur à une maison.
Je veux ici m’attacher à ton service, obéir sans fin ni cesse à ton moindre signe ; mais, quand nous nous reverrons
Le
Dans un tel esprit, tu peux te hasarder : engage-toi ; tu verras ces jours-ci tout ce que mon art peut procurer de plaisir ; je te donnerai ce qu’aucun homme n’a pu même encore entrevoir.
Et qu’as-tu à donner, pauvre démon ? L’esprit d’un homme en ses hautes inspirations fut-il jamais conçu par tes pareils ? Tu n’as que des aliments qui ne rassasient pas ; de l’or pâle, qui sans cesse s’écoule des mains comme le vif argent ; un jeu auquel on ne gagne jamais ; une fille qui, jusque dans mes bras, fait les yeux doux à mon voisin ; l’honneur ! belle divinité qui s’évanouit comme un météore. Fais-moi voir un fruit qui ne pourrisse pas avant de tomber, et des arbres qui tous les jours se couvrent d’une verdure nouvelle.
Une pareille entreprise n’a rien qui m’étonne ; je puis t’offrir de tels trésors. Oui, mon bon ami, le temps est venu aussi où nous pouvons faire la débauche en toute sécurité.
Si jamais je puis m’étendre sur un lit de plume pour y reposer, que ce soit fait de moi à l’instant ! Si tu peux me flatter au point que je me plaise à moi-même, si tu peux m’abuser par des jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour ! Je t’offre le pari !
Tope !
Et réciproquement ! Si je dis à l’instant : « Reste donc ! tu me plais tant ! » alors, tu peux m’entourer de liens ! alors, je consens à m’anéantir ! alors, la cloche des morts peut résonner ! alors, tu es libre de ton service… Que l’heure sonne, que l’aiguille tombe, que le temps n’existe plus pour moi !
Penses-y bien, nous ne l’oublierons pas !
Tu as tout à fait raison là-dessus ; je ne me suis pas frivolement engagé ; et, puisque je suis constamment esclave, qu’importe que ce soit de toi ou de tout autre ?
Je vais donc aujourd’hui même, à la table de monsieur le docteur, remplir mon rôle de valet. Un mot encore : pour l’amour de la vie ou de la mort, je demande pour moi une couple de lignes.
Il te faut aussi un écrit, pédant ? Ne sais-tu pas ce que c’est qu’un homme, ni ce que la parole a de valeur ? N’est ce pas assez que la mienne doive, pour l’éternité, disposer de mes jours ? Quand le monde s’agite de tous les orages, crois-tu qu’un simple mot d’écrit soit une obligation assez puissante ?… Cependant, une telle chimère nous tient toujours au cœur, et qui pourrait s’en affranchir ? Heureux qui porte sa foi pure au fond de son cœur, il n’aura regret d’aucun sacrifice ! Mais un parchemin écrit et cacheté est un épouvantail pour tout le monde, le serment va expirer sous la plume, et l’on ne reconnaît que l’empire de la cire et du parchemin. Esprit malin, qu’exiges-tu de moi ? airain, marbre, parchemin, papier ? Faut-il écrire avec un style, un burin, ou une plume ? Je t’en laisse le choix libre.
À quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoi t’emporter avec tant de chaleur ? Il suffira du premier papier venu. Tu te serviras, pour signer ton nom, d’une petite goutte de sang.
Si cela t’est absolument égal, ceci devra rester pour la plaisanterie.
Le sang est un suc tout particulier.
Aucune crainte maintenant que je viole cet engagement. L’exercice de toute ma force est justement ce que je promets. Je me suis trop enflé, il faut maintenant que j’appartienne à ton espèce ; le grand Esprit m’a dédaigné ; la nature se ferme devant moi ; le fil de ma pensée est rompu, et je suis dégoûté de toute science. Il faut que, dans le gouffre de la sensualité, mes passions ardentes s’apaisent ! Qu’au sein de voiles magiques et impénétrables de nouveaux miracles s’apprêtent ! Précipitons-nous dans le murmure des temps, dans les vagues agitées du destin ! et qu’ensuite la douleur et la jouissance, le succès et l’infortune, se suivent comme ils pourront. Il faut désormais que l’homme s’occupe sans relâche.
Il ne vous est assigné aucune limite, aucun but. S’il vous plaît de goûter un peu de tout, d’attraper au vol ce qui se présentera, faites comme vous l’entendrez. Allons, attachez-vous à moi, et ne faites pas le timide !
Tu sens bien qu’il ne s’agit pas là d’amusements. Je me consacre au tumulte, aux jouissances les plus douloureuses, à l’amour qui sent la haine, à la paix qui sent le désespoir. Mon sein, guéri de l’ardeur de la science, ne sera désormais fermé à aucune douleur : et ce qui est le partage de l’humanité tout entière, je veux le concentrer dans le plus profond de mon être ; je veux, par mon esprit, atteindre à ce qu’elle a de plus élevé et de plus secret ; je veux entasser sur mon cœur tout le bien et tout le mal qu’elle contient, et, me gonflant comme elle, me briser aussi de même.
Ah ! vous pouvez me croire, moi qui pendant plusieurs milliers d’années ai mâché un si dur aliment : je vous assure que, depuis le berceau jusqu’à la bière, aucun homme ne peut digérer le vieux levain ! croyez-en l’un de nous, tout cela n’est fait que pour un Dieu ! Il s’y contemple dans un éternel éclat ; il nous a créés, nous, pour les ténèbres, et, pour vous, le jour vaut la nuit et la nuit le jour.
Mais je le veux.
C’est entendu ! Je suis encore inquiet sur un point : le temps est court, l’art est long. Je pense que vous devriez vous instruire. Associez-vous avec un poëte ; laissez-le se livrer à son imagination, et entasser sur votre tête toutes les qualités les plus nobles et les plus honorables, le courage du lion, l’agilité du cerf, le sang bouillant de l’Italien, la fermeté de l’habitant du Nord ; laissez-le trouver le secret de concilier en vous la grandeur d’âme avec la finesse, et, d’après le même plan, de vous douer des passions ardentes de la jeunesse. Je voudrais connaître un tel homme ; je l’appellerais monsieur Microcosmos.
Eh ! que suis-je donc ?… Cette couronne de l’humanité vers laquelle tous les cœurs se pressent, m’est-il impossible de l’atteindre ?
Tu es, au reste… ce que tu es. Entasse sur ta tête des perruques à mille marteaux, chausse tes pieds de cothurnes hauts d’une aune, tu n’en resteras pas moins ce que tu es.
Je le sens, en vain j’aurai accumulé sur moi tous les trésors de l’esprit humain… lorsque je veux enfin prendre quelque repos, aucune force nouvelle ne jaillit de mon cœur ; je ne puis grandir de l’épaisseur d’un cheveu, ni me rapprocher tant soit peu de l’infini.
Mon bon monsieur, c’est que vous voyez tout, justement comme on le voit d’ordinaire ; il vaut mieux bien prendre les choses avant que les plaisirs de la vie vous échappent pour jamais. — Allons donc ! tes mains, tes pieds, ta tête et ton derrière t’appartiennent sans doute ; mais ce dont tu jouis pour la première fois t’en appartient-il moins ? Si tu possèdes six chevaux, leurs forces ne sont-elles pas les tiennes ? tu les montes, et te voilà, homme ordinaire, comme si tu avais vingt-quatre jambes. Vite ! laisse là tes sens tranquilles, et mets-toi en route avec eux à travers le monde ! Je te le dis : un bon vivant qui philosophe est comme un animal qu’un lutin fait tourner en cercle autour d’une lande aride, tandis qu’un beau pâturage vert s’étend à l’entour.
Comment commençons-nous ?
Nous partons tout de suite, ce cabinet n’est qu’un lieu de torture : appelle-t-on vivre, s’ennuyer, soi et ses petits drôles ? Laisse cela à ton voisin la grosse panse ! À quoi bon te tourmenter à battre la paille ? Ce que tu sais de mieux, tu n’oserais le dire à l’écolier. J’en entends justement un dans l’avenue.
Il ne m’est point possible de le voir.
Le pauvre garçon est là depuis longtemps, il ne faut pas qu’il s’en aille mécontent. Viens ! donne-moi ta robe et ton bonnet ; le déguisement me siéra bien. (Il s’habille.) Maintenant, repose-toi sur mon esprit ; je n’ai besoin que d’un petit quart d’heure. Prépare tout cependant pour notre beau voyage.
Faust sort.
Méprise bien la raison et la science, suprême force de l’humanité. Laisse-toi désarmer par les illusions et les prestiges de l’esprit malin, et tu es à moi sans restriction. — Le sort l’a livré à un esprit qui marche toujours intrépidement devant lui et dont l’élan rapide a bientôt surmonté tous les plaisirs de la terre ! — Je vais sans relâche le traîner dans les déserts de la vie ; il se débattra, me saisira, s’attachera à moi, et son insatiabilité verra des aliments et des liqueurs se balancer devant ses lèvres, sans jamais les toucher ; c’est en vain qu’il implorera quelque soulagement, et ne se fût-il pas donné au diable, il n’en périrait pas moins.
Un écolier entre.
Je suis ici depuis peu de temps, et je viens, plein de soumission, causer et faire connaissance avec un homme qu’on ne m’a nommé qu’avec vénération.
Votre honnêteté me réjouit fort ! Vous voyez en moi un homme tout comme un autre. Avez-vous déjà beaucoup étudié ?
Je viens vous prier de vous charger de moi ! Je suis muni de bonne volonté, d’une dose passable d’argent, et de sang frais ; ma mère a eu bien de la peine à m’éloigner d’elle, et j’en profiterais volontiers pour apprendre ici quelque chose d’utile.
Vous êtes vraiment à la bonne source.
À parler vrai, je voudrais déjà m’éloigner. Parmi ces murs, ces salles, je ne me plairai en aucune façon ; c’est un espace bien étranglé ; on n’y voit point de verdure, point d’arbres, et, dans ces salles, sur les bancs, je perds l’ouïe, la vue et la pensée.
Cela ne dépend que de l’habitude : c’est ainsi qu’un enfant ne saisit d’abord qu’avec répugnance le sein de sa mère, et bientôt cependant y puise avec plaisir sa nourriture. Il en sera ainsi du sein de la sagesse, vous le désirerez chaque jour davantage.
Je veux me pendre de joie à son cou ; cependant, enseignez-moi le moyen d’y parvenir.
Expliquez-vous avant de poursuivre ; quelle faculté choisissez-vous ?
Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j’aimerais assez à pouvoir embrasser tout ce qu’il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature.
Vous êtes en bon chemin ; cependant il ne faudrait pas vous écarter beaucoup.
M’y voici corps et âme ; mais je serais bien aise de pouvoir disposer d’un peu de liberté et de bon temps aux jours de grandes fêtes, pendant l’été…
Employez le temps, il nous échappe si vite ! cependant l’ordre vous apprendra à en gagner. Mon bon ami, je vous conseille avant tout le cours de logique. Là, on vous dressera bien l’esprit, on vous l’affublera de bonnes bottes espagnoles, pour qu’il trotte prudemment dans le chemin de la routine, et n’aille pas se promener en zigzag comme un feu follet. Ensuite, on vous apprendra tout le long du jour que pour ce que vous faites en un clin d’œil, comme boire et manger, un, deux, trois, est indispensable. Il est de fait que la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup : le philosophe entre ensuite, et vous démontre qu’il doit en être ainsi : le premier est cela, le second cela, donc le troisième et le quatrième cela ; et que, si le premier et le second n’existaient pas, le troisième et le quatrième n’existeraient pas davantage. Les étudiants de tous les pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d’eux pourtant n’est devenu tisserand. Qui veut reconnaître et détruire un être vivant commence par en chasser l’âme : alors, il en a entre les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ? rien que le lien intellectuel. La chimie nomme cela
Je ne puis tout à fait vous comprendre.
Cela ira bientôt beaucoup mieux, quand vous aurez appris à tout réduire et à tout classer convenablement.
Je suis si hébété de tout cela, que je crois avoir une roue de moulin dans la tête.
Et puis il faut, avant tout, vous mettre à la métaphysique : là, vous devrez scruter profondément ce qui ne convient pas au cerveau de l’homme ; que cela aille ou n’aille pas, ayez toujours à votre service un mot technique. Mais d’abord, pour cette demi-année, ordonnez votre temps le plus régulièrement possible. Vous avez par jour cinq heures de travail ; soyez ici au premier coup de cloche, après vous être préparé toutefois, et avoir bien étudié vos paragraphes, afin d’être d’autant plus sûr de ne rien dire que ce qui est dans le livre ; et cependant, ayez grand soin d’écrire, comme si le Saint-Esprit dictait.
Vous n’aurez pas besoin de me le dire deux fois ; je suis bien pénétré de toute l’utilité de cette méthode : car, quand on a mis du noir sur du blanc, on rentre chez soi tout à fait soulagé…
Pourtant, choisissez une faculté.
Je ne puis m’accommoder de l’étude du droit.
Je ne vous en ferai pas un crime : je sais trop ce que c’est que cette science. Les lois et les droits se succèdent comme une éternelle maladie ; ils se traînent de générations en générations, et s’avancent sourdement d’un lieu dans un autre. Raison devient folie, bienfait devient tourment : malheur à toi, fils de tes pères, malheur à toi ! car du droit né avec nous, hélas ! il n’en est jamais question.
Vous augmentez encore par là mon dégoût : ô heureux celui que vous instruisez ! J’ai presque envie d’étudier la théologie.
Je désirerais ne pas vous induire en erreur, quant à ce qui concerne cette science ; il est si difficile d’éviter la fausse route ; elle renferme un poison si bien caché, que l’on a tant de peine à distinguer du remède ! Le mieux est, dans ces leçons-là, si toutefois vous en suivez, de jurer toujours sur la parole du maître. Au total… arrêtez-vous aux mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au temple de la certitude.
Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
Fort bien ! mais il ne faut pas trop s’en inquiéter, car, où les idées manquent, un mot peut être substitué à propos ; on peut avec des mots discuter fort convenablement, avec des mots, bâtir un système ; les mots se font croire aisément, on n’en ôterait pas un iota.
Pardonnez si je vous fais tant de demandes, mais il faut encore que je vous en importune… Ne me parlerez-vous pas un moment de la médecine ? Trois années, c’est bien peu de temps, et, mon Dieu ! le champ est si vaste ; souvent un seul signe du doigt suffit pour nous mener loin !
Ce ton sec me fatigue, je vais reprendre mon rôle de diable. (Haut.) L’esprit de la médecine est facile à saisir ; vous étudiez bien le grand et le petit monde, pour les laisser aller enfin à la grâce de Dieu. C’est en vain que vous vous élanceriez après la science, chacun n’apprend que ce qu’il peut apprendre ; mais celui qui sait profiter du moment, c’est là l’homme avisé. Vous êtes encore assez bien bâti, la hardiesse n’est pas ce qui vous manque, et si vous avez de la confiance en vous-même, vous en inspirerez à l’esprit des autres. Surtout, apprenez à conduire les femmes ; c’est leur éternel
Cela se comprend de reste : on sait son monde !
Mon bon ami, toute théorie est sèche, et l’arbre précieux de la vie est fleuri.
Je vous jure que cela me fait l’effet d’un rêve ; oserai-je vous déranger une autre fois pour profiter plus parfaitement de votre sagesse ?
J’y mettrai volontiers tous mes soins.
Il me serait impossible de revenir sans vous avoir cette fois présenté mon album ; accordez-moi la faveur d’une remarque…
J’y consens. (Il écrit et le lui rend.)
L’écolier salue respectueusement, et se retire.
Suis seulement la vieille sentence de mon cousin le Serpent, tu douteras bientôt de ta ressemblance divine.
Où devons-nous aller maintenant ?
Où il te plaira. Nous pouvons voir le grand et le petit monde : quel plaisir, quelle utilité seront le fruit de ta course !
Mais, par ma longue barbe, je n’ai pas le plus léger savoir-vivre ; ma recherche n’aura point de succès, car je n’ai jamais su me produire dans le monde ; je me sens si petit en présence des autres ! je serais embarrassé à tout moment.
Mon bon ami, tout cela se donne ; aie confiance en toi-même, et tu sauras vivre.
Comment sortirons-nous d’ici ? Où auras-tu des chevaux, des valets et un équipage ?
Étendons ce manteau, il nous portera à travers les airs : pour une course aussi hardie, tu ne prends pas un lourd paquet avec toi ; un peu d’air inflammable que je vais préparer nous enlèvera bientôt de terre, et si nous sommes légers, cela ira vite. Je te félicite du nouveau genre de vie que tu viens d’embrasser.
Personne ne boit ! Personne ne rit ! Je vais vous apprendre à faire la mine ! vous voilà aujourd’hui à fumer comme de la paille mouillée, vous qui brillez ordinairement comme un beau feu de joie.
C’est toi qui en es cause ; tu ne mets rien sur le tapis, pas une grosse bêtise, pas une petite saleté.
En voici des deux à la fois.
Double cochon !
Vous le voulez, j’en conviens !
À la porte ceux qui se fâchent ! Qu’on chante à la ronde à gorge déployée, qu’on boive, et qu’on crie ! oh ! eh ! holà ! oh !
Ah Dieu ! je suis perdu ! Apportez du coton ; le drôle me rompt les oreilles !
Quand la voûte résonne, on peut juger du volume de la basse.
C’est juste ; à la porte ceux qui prendraient mal les choses ! A tara lara da !
A tara lara da !
Les gosiers sont en voix.
Il chante
Le très saint empire de Rome,
Comment tient-il encore debout ?
Une sotte chanson ! Fi ! une chanson politique ! une triste chanson !… Remerciez Dieu chaque matin de n’avoir rien à démêler avec l’empire de Rome. Je regarde souvent comme un grand bien pour moi de n’être empereur, ni chancelier. Cependant, il ne faut pas que nous manquions de chef ; et nous devons élire un pape. Vous savez quelle est la qualité qui pèse dans la balance pour élever un homme à ce rang.
Lève-toi vite, et va, beau rossignol,
Dix mille fois saluer ma maîtresse.
Point de salut à ta maîtresse ; je n’en veux rien entendre.
À ma maîtresse salut et baiser ! Ce n’est pas toi qui m’en empêcheras.
Il chante.
Tire tes verrous, il est nuit ;
Tire tes verrous, l’amant veille ;
Il est tard, tire-les sans bruit.
Oui ! chante, chante, loue-la bien, vante-la bien ! j’aurai aussi mon tour de rire. Elle m’a lâché, elle t’en fera autant ! Qu’on lui donne un kobold pour galant, et il pourra badiner avec elle sur le premier carrefour venu. Un vieux bouc, qui revient du Blocksberg, peut, en passant au galop, lui souhaiter une bonne nuit ; mais un brave garçon de chair et d’os est beaucoup trop bon pour une fille de cette espèce ! Je ne lui veux point d’autre salut que de voir toutes ses vitres cassées.
Paix là ! paix là ! écoutez-moi ! vous avouerez, messieurs, que je sais vivre : il y a des amoureux ici, et je dois, d’après les usages, leur donner pour la bonne nuit tout ce qu’il y a de mieux. Attention ! une chanson de la plus nouvelle facture ! et répétez bien fort la ronde avec moi !
Il chante.
Certain rat dans une cuisine
Avait pris place, et le frater
S’y traita si bien, que sa mine
Eût fait envie au gros Luther.
Mais un beau jour, le pauvre diable,
Empoisonné, sauta dehors,
Aussi triste, aussi misérable,
Que s’il avait l’amour au corps.
Que s’il avait l’amour au corps !
Il courait devant et derrière ;
Il grattait, reniflait, mordait,
Parcourait la maison entière,
Où de douleur il se tordait…
Au point qu’à le voir en délire
Perdre ses cris et ses efforts,
Les mauvais plaisants pouvaient dire :
Hélas ! il a l’amour au corps !
Hélas ! il a l’amour au corps !
Dans le fourneau, le pauvre sire
Crut enfin se cacher très bien ;
Mais il se trompait, et le pire,
C’est qu’il y creva comme un chien.
La servante, méchante fille,
De son malheur rit bien alors :
« Ah ! disait-elle, comme il grille !…
Il a vraiment l’amour au corps ! »
Il a vraiment l’amour au corps !
Comme ces plats coquins se réjouissent ! C’est un beau chef-d’œuvre à citer que l’empoisonnement d’un pauvre rat !
Tu prends le parti de tes semblables !
Le voilà bien avec son gros ventre et sa tête pelée ! comme son malheur le rend tendre ! Dans ce rat qui crève, il voit son portrait tout craché !
Je dois avant tout t’introduire dans une société joyeuse, afin que tu voies comment on peut aisément mener la vie ! Chaque jour est ici pour le peuple une fête nouvelle ; avec peu d’esprit et beaucoup de
Ceux-là viennent d’un voyage : on voit à leur air étranger qu’ils ne sont pas ici depuis une heure.
Tu as vraiment raison ! honneur à notre Leipzig ! c’est un petit Paris, et cela vous forme joliment son monde.
Pour qui prends-tu ces étrangers ?
Laisse-moi faire un peu : avec une rasade je tirerai les vers du nez à ces marauds comme une dent de lait. Ils me semblent être de noble maison, car ils ont le regard fier et mécontent.
Ce sont des charlatans, je gage !
Peut-être.
Attention ! que je les mystifie !
Les pauvres gens ne soupçonnent jamais le diable, quand même il les tiendrait à la gorge.
Nous vous saluons, messieurs.
Grand merci de votre honnêteté ! (Bas, regardant de travers Méphistophélès.) Qu’a donc ce coquin à clocher sur un pied ?
Nous est-il permis de prendre place parmi vous ? L’agrément de la société nous dédommagera du bon vin qui manque.
vous avez l’air bien dégoûté !
vous serez partis bien tard de Rippach ; avez-vous soupé cette nuit chez M. Jean ?
Nous avons passé sa maison sans nous y arrêter. La dernière fois nous lui avions parlé ; il nous entretint longtemps de ses cousins, il nous chargea de leur dire bien des choses.
Il s’incline vers Frosch.
Te voilà dedans ! il entend son affaire !
C’est un gaillard avisé.
Eh bien, attends un peu : je saurai bien le prendre.
Si je ne me trompe, nous entendîmes, en entrant, un chœur de voix exercées. Et certes, les chants doivent, sous ces voûtes, résonner admirablement.
Seriez-vous donc un virtuose ?
Oh ! non ! le talent est bien faible, mais le désir est grand.
Donnez-nous une chanson.
Tant que vous en voudrez.
Mais quelque chose de nouveau.
Nous revenons d’Espagne, c’est l’aimable pays du vin et des chansons.
Il chante.
Une puce gentille
Chez un prince logeait…
Écoutez ! une puce !… avez-vous bien saisi cela ? Une puce me semble à moi un hôte assez désagréable.
Une puce gentille
Chez un prince logeait ;
Comme sa propre fille,
Le brave homme l’aimait,
Et (l’histoire l’assure)
Par son tailleur, un jour,
Lui fit prendre mesure
Pour un habit de cour.
N’oubliez point d’enjoindre au tailleur de la prendre bien exacte, et que, s’il tient à sa tête, il ne laisse pas faire à la culotte le moindre pli.
L’animal, plein de joie,
Dès qu’il se vit paré
D’or, de velours, de soie,
Et de croix décoré,
Fit venir de province
Ses frères et ses sœurs,
Qui, par ordre du prince,
Devinrent grands seigneurs.
Mais ce qui fut le pire,
C’est que les gens de cour,
Sans en oser rien dire,
Se grattaient tout le jour…
Cruelle politique !
Quel ennui que cela !…
Quand la puce nous pique,
Amis, écrasons-la !
Quand la puce nous pique,
Amis ! écrasons-la !
Bravo ! bravo ! voilà du bon !
Ainsi soit-il de toutes les puces !
Serrez les doigts et pincez-les ferme !
vive la liberté ! vive le vin !
Je boirais volontiers un verre en l’honneur de la liberté, si vos vins étaient tant soit peu meilleurs.
N’en dites pas davantage…
Je craindrais d’offenser l’hôte, sans quoi je ferais goûter aux aimables convives ce qu’il y a de mieux dans notre cave…
Allez toujours ! je prends tout sur moi.
Donnez-nous-en un bon verre, si vous voulez qu’on le loue ; car, quand je veux en juger, il faut que j’aie la bouche bien pleine.
Ils sont du Rhin, à ce que je vois.
Procurez-moi un foret !
Qu’en voulez-vous faire ? vous n’avez pas sans doute vos tonneaux devant la porte.
Là derrière, l’hôte a déposé un panier d’outils.
Dites maintenant ce que vous voulez goûter.
Y pensez-vous ? est-ce que vous en auriez de tant de sortes ?
Je laisse à chacun le choix libre.
Ah ! ah ! tu commences déjà à te lécher les lèvres.
Bon ! si j’ai le choix, il me faut du vin du Rhin ; la patrie produit toujours ce qu’il y a de mieux.
Procurez-moi un peu de cire pour servir de bouchon.
Ah çà ! voilà de l’escamotage.
Et vous ?
Je désirerais du vin de Champagne, et qu’il fût bien mousseux !
On ne peut pas toujours se passer de l’étranger ; les bonnes choses sont souvent si loin ! Un bon Allemand ne peut souffrir les Français ; mais pourtant il boit leurs vins très volontiers.
Je dois l’avouer, je n’aime pas l’aigre : donnez-moi un verre de quelque chose de doux.
Aussi vais-je vous faire couler du tokay.
Non, monsieur ; regardez-moi en face ! Je le vois bien, vous nous faites aller.
Eh ! eh ! avec d’aussi nobles convives, ce serait un peu trop risquer. Allons vite ! voilà assez de dit : de quel vin puis-je servir ?
De tous ! et assez causé !
Si des cornes bien élancées
Croissent au front du bouquetin,
Si le cep produit du raisin,
Tables en bois, de trous percées,
Peuvent aussi donner du vin.
C’est un miracle, je vous jure ;
Mais, messieurs, comme vous savez,
Rien d’impossible à la nature !
Débouchez les trous, et buvez !
La belle fontaine qui nous coule là !
Gardez-vous seulement de rien répandre.
Nous buvons, buvons, buvons,
Comme cinq cents cochons !
Ils se remettent à boire.
Voilà mes coquins lancés, vois comme ils y vont.
J’ai envie de m’en aller.
Encore une minute d’attention, et tu vas voir la bestialité dans toute sa candeur.
Au secours ! au feu ! au secours ! l’enfer brûle !
Calme-toi, mon élément chéri ! (Aux compagnons.) Pour cette fois, ce n’était rien qu’une goutte de feu du purgatoire.
Qu’est-ce que cela signifie ? Attendez ! vous le payerez cher ; il paraît que vous ne nous connaissez guère.
Je lui conseille de recommencer !
Mon avis est qu’il faut le prier poliment de s’en aller.
Que veut ce monsieur ? Oserait-il bien mettre en œuvre ici son
Paix ! vieux sac à vin !
Manche à balai ! tu veux encore faire le manant !
Attends un peu, les coups vont pleuvoir !
Je brûle ! je brûle !
Sorcellerie !… sautez dessus ! le coquin va nous le payer !
.
Tableaux et paroles magiques,
Par vos puissants enchantements,
Troublez leurs esprits et leurs sens !
Où suis-je ? Quel beau pays !
Un coteau de vignes ! y vois-je bien ?
Et des grappes sous la main.
Là, sous les pampres verts, voyez quel pied ! voyez quelle grappe !
Maintenant, partons : c’est assez !
Source de vin, riche vendange,
Illusions, disparaissez !
C’est ainsi que l’enfer se venge.
Qu’est-ce que c’est ?
Quoi ?
Tiens ! c’était donc ton nez !
Et j’ai le tien dans la main !
C’est un coup à vous rompre les membres. Apportez un siège, je tombe en défaillance.
Non, dis-moi donc ce qui est arrivé.
Où est-il, le drôle ? Si je l’attrape, il ne sortira pas vivant de mes mains.
Je l’ai vu passer par la porte de la cave… à cheval sur un tonneau… J’ai les pieds lourds comme du plomb. (Il se retourne vers la table.) Ma foi ! le vin devrait bien encore couler !
Tout cela n’était que tromperie, illusion et mensonge !
J’aurais pourtant bien juré boire du vin.
Mais que sont devenues ces belles grappes ?
Qu’on vienne dire encore qu’il ne faut pas croire aux miracles !
Cuisine de sorcière. — Dans un âtre enfoncé, une grosse marmite est sur le feu. À travers la vapeur qui s’en élève apparaissent des figures singulières. Une guenon, assise près de la marmite, l’écume, et veille à ce qu’elle ne répande pas. Le mâle, avec ses petits, est assis près d’elle, il se chauffe. Les murs et le plafond sont tapissés d’outils singuliers à l’usage de la Sorcière.
Tout cet étrange appareil de sorcellerie me répugne ; quelles jouissances peux-tu me promettre au sein de ce amas d’extravagances ? Quels conseils attendre d’une vieille femme ? Et y a-t-il dans cette cuisine quelque breuvage qui puisse m’ôter trente ans de dessus le corps ?… Malheur à moi, si tu ne sais rien de mieux ! J’ai déjà perdu toute espérance. Se peut-il que la nature et qu’un esprit supérieur n’aient point un baume capable d’adoucir mon sort ?
Mon ami, tu parles encore avec sagesse. Il y a bien, pour se rajeunir, un moyen tout naturel ; mais il se trouve dans un autre livre, et c’en est un singulier chapitre.
Je veux le connaître.
Bon ! c’est un moyen qui ne demande argent, médecine ni sortilège : rends-toi tout de suite dans les champs, mets-toi à bêcher et à creuser, resserre ta pensée dans un cercle étroit, contente-toi d’une nourriture simple, vis comme une bête avec les bêtes, et ne dédaigne pas de fumer toi même ton patrimoine ; c’est, crois-moi, le meilleur moyen de te rajeunir de quatre-vingts ans.
Je n’en ai point l’habitude, et je ne saurais m’accoutumer à prendre en main la bêche. Une vie étroite n’est pas ce qui me convient.
Il faut donc que la sorcière s’en mêle.
Mais pourquoi justement cette vieille ? ne peux-tu brasser toi-même le breuvage ?
Ce serait un beau passe-temps ! j’aurais plus tôt fait de bâtir mille ponts. Ce travail demande non-seulement de l’art et du savoir, mais encore beaucoup de patience. Le temps peut seul donner de la vertu à la fermentation ; et tous les ingrédients qui s’y rapportent sont des choses bien étranges ! Le diable le lui a enseigné, mais ne pourrait pas le faire lui-même. (Il aperçoit les animaux.) Vois, quelle gentille espèce ! voici la servante, voilà le valet…
Aux animaux.
Je n’aperçois pas, mes amis,
La bonne femme !
Elle est allée,
Par le tuyau de la cheminée,
Dîner sans doute hors du logis.
Mais, pour sa course, d’ordinaire,
Quel temps prend-elle cependant ?
Le temps que nous prenons à faire…
Chauffer nos pieds en l’attendant.
Comment trouves-tu ces aimables animaux ?
Les plus dégoûtants que j’aie jamais vus.
Non ! un discours comme celui-là est justement ce qui me convient le mieux.
Aux animaux.
Dites-moi, drôles que vous êtes,
Qu’est-ce que vous brassez ainsi ?
Nous faisons la soupe des bêtes.
Vous avez bien du monde ici ?
Oh ! jouons tous deux,
Et fais ma fortune ;
Un peu de pécune
Me rendrait heureux.
Ami, jouons, de grâce !
Pauvre, je ne suis rien,
Mais, si j’avais du bien,
J’obtiendrais une belle place :
Comme il s’estimerait heureux, le singe, s’il pouvait seulement mettre à la loterie !
Voici le monde :
La boule ronde
Monte et descend ;
Creuse et légère,
Qui, comme verre,
Craque et se fend :
Fuis, cher enfant !
Cette parcelle
Dont l’étincelle
Te plaît si fort…
Donne la mort !
Dites, à quoi sert ce crible ?
Il rend l’âme aux yeux visible :
Ne serais-tu pas un coquin ?
On pourrait t’y reconnaître.
Regarde bien par ce trou-là,
Ma chère, tu pourras peut-être
Nommer le coquin que voilà.
Qu’est-ce donc que cette coupe ?
Il ne connaît pas le pot,
Le pot à faire la soupe…
Vit-on jamais pareil sot ?
Silence, animaux malhonnêtes !
Dans ce fauteuil mets-toi soudain,
Et prends cet éventail en main,
Tu seras le roi des bêtes.
Que vois-je ? quelle céleste image se montre dans ce miroir magique ? Ô amour ! prête-moi la plus rapide de tes ailes, et transporte-moi dans la région qu’elle habite. Ah ! quand je ne reste pas à cette place, quand je me hasarde à m’avancer davantage, je ne puis plus la voir que comme à travers un nuage ! — La plus belle forme de la femme ! Est-il possible qu’une femme ait tant de beauté ! Dois-je, dans ce corps étendu à ma vue, trouver l’abrégé des merveilles de tous les cieux ? Quelque chose de pareil existe-t-il sur la terre ?
Naturellement, quand un Dieu se met à l’œuvre pendant six jours, et se dit enfin bravo à lui-même, il en doit résulter quelque chose de passable. Pour cette fois, regarde à satiété, je saurai bien te déterrer un semblable trésor : et heureux celui qui a la bonne fortune de l’emmener chez soi comme épouse ! (Faust regarde toujours dans le miroir ; Méphistophélès, s’étendant dans le fauteuil, et jouant avec l’éventail, continue de parler.) Me voilà assis comme un roi sur son trône : je tiens le sceptre, il ne me manque plus que la couronne.
Daigne la prendre, mon maître,
En voici tous les éclats,
Avec du sang tu pourras
La raccommoder peut-être.
Fort bien : recommençons…
Nous parlons, nous voyons ;
Nous écoutons et rimons.
Malheur à moi ! j’en suis tout bouleversé !
La tête commence à me tourner à moi-même.
Si cela nous réussit, Ma foi, gloire à notre esprit !
Mon sein commence à s’enflammer ! Éloignons-nous bien vite.
On doit au moins convenir que ce sont de francs poètes.
La marmite, que la guenon a laissée un instant sans l’écumer, commence à déborder ; il s’élève une grande flamme qui monte violemment dans la cheminée. La sorcière descend à travers la flamme en poussant des cris épouvantables.
Au ! au ! au ! au !
Chien de pourceau !
Tu répands la soupe,
Et tu rôtis ma peau !
À bas ! maudite troupe !
Apercevant Méphistophélès et Faust.
Que vois-je ici ?
Qui peut entrer ainsi
Dans mon laboratoire ?
À moi, mon vieux grimoire !
À vous le feu !
Vos os vont voir beau jeu !
En deux ! en deux !
Ustensiles de sorcières,
Vieux flacons, vieux pots, vieux verres !
En deux ! en deux !
Toi, tu m’as l’air bien hardie ;
Attends, un bâton
Va régler le ton
De ta mélodie.
Me reconnais-tu, squelette, épouvantail ? Reconnais-tu ton seigneur et maître ? Qui me retient de frapper et de te mettre en pièces, toi et tes esprits chats ? N’as-tu plus de respect pour le pourpoint rouge ? méconnais-tu la plume de coq ? ai-je caché ce visage ? Il faudra donc que je me nomme moi-même ?
Ô seigneur ! pardonnez-moi cet accueil un peu rude ! Je ne vois cependant pas le pied cornu… Qu’avez-vous donc fait de vos deux corbeaux ?
Tu t’en tireras pour cette fois, car il y a bien du temps que nous ne nous sommes vus. La civilisation, qui polit le monde entier, s’est étendue jusqu’au diable ; on ne voit plus maintenant de fantômes du nord, plus de cornes, de queue et de griffes ! Et, pour ce qui concerne ce pied, dont je ne puis me défaire, il me nuirait dans le monde ; aussi, comme beaucoup de jeunes gens, j’ai depuis longtemps adopté la mode des faux mollets.
J’en perds l’esprit, je crois,
Monsieur Satan chez moi !
Point de nom pareil, femme, je t’en prie !
Pourquoi ? que vous a-t-il fait ?
Depuis bien des années, il est inscrit au livre des fables ; mais les hommes n’en sont pas pour cela devenus meilleurs : ils sont délivrés du malin ; mais les malins sont restés. Que tu m’appelles monsieur le baron, à la bonne heure ! Je suis vraiment un cavalier comme bien d’autres : tu ne peux douter de ma noblesse ; tiens, voilà l’écusson que je parte !
Il fait un geste indécent.
Ah ! ah ! ce sont bien là de vos manières ! vous êtes un coquin comme vous fûtes toujours !
Mon ami, voilà de quoi t’instruire ! C’est ainsi qu’on se conduit avec les sorcières.
Dites maintenant, messieurs, ce que vous désirez.
Un bon verre de la liqueur que tu sais, mais de la plus vieille, je te prie, car les années doublent sa force.
Bien volontiers ! j’en ai un flacon dont quelquefois je goûte moi-même : elle n’a plus la moindre puanteur, je vous en donnerai un petit verre. (Bas, à Méphistophélès.) Mais si cet homme en boit sans être préparé, il n’a pas, comme vous le savez, une heure à vivre.
C’est un bon ami, elle ne peut que lui faire du bien ; je lui donnerais sans crainte la meilleure de toute ta cuisine. Trace ton cercle, dis tes paroles, et donne-lui une tasse pleine.
La sorcière, avec des gestes singuliers, trace un cercle où elle place mille choses bizarres. Cependant, les verres commencent à résonner, la marmite à tonner, comme faisant de la musique. Enfin, elle apporte un gros livre, et place les chats dans le cercle, où ils lui servent de pupitre et tiennent les flambeaux. Elle fait signe à Faust de marcher à elle.
Non ! dis-moi ce que tout cela va devenir. Cette folle engeance, ces gestes extravagants, cette ignoble sorcellerie, me sont assez connus et me dégoûtent assez.
Chansons ! ce n’est que pour rire, ne fais donc pas tant l’homme grave ! Elle doit, comme médecin, faire un hocuspocus, afin que la liqueur te soit profitable.
Il contraint Faust d’entrer dans le cercle.
Ami, crois à mon système :
Avec un, dix tu feras ;
Avec deux et trois de même,
Ainsi tu t’enrichiras.
Passe le quatrième,
Le cinquième et sixième,
La sorcière l’a dit :
Le septième et huitième
Réussiront de même…
C’est là que finit
L’œuvre de la sorcière :
Si neuf est un,
Dix n’est aucun.
Voilà tout le mystère !
Il me semble que la vieille parle dans la fièvre.
Il n’y en a pas long maintenant : je connais bien tout cela, son livre est plein de ces fadaises. J’y ai perdu bien du temps, car une parfaite contradiction est aussi mystérieuse pour les sages que pour les fous. Mon ami, l’art est vieux et nouveau. Ce fut l’usage de tous les temps de propager l’erreur en place de la vérité par trois et un, un et trois : sans cesse on babille sur ce sujet, on apprend cela comme bien d’autres choses ; mais qui va se tourmenter à comprendre de telles folies ? L’homme croit d’ordinaire, quand il entend des mots, qu’ils doivent absolument contenir une pensée.
La science la plus profonde
N’est donnée à personne au monde ;
Par travail, argent, peine ou soins,
La connaissance universelle
En un instant se révèle
À ceux qui la cherchaient le moins.
Quel contre-sens elle nous dit ! Tout cela va me rompre la tête, il me semble entendre un chœur de cent mille fous.
Assez ! assez ! très-excellente sibylle ! donne ici ta potion, et que la coupe soit pleine jusqu’au bord : le breuvage ne peut nuire à mon ami ; c’est un homme qui a passé par plusieurs grades, et qui en a fait des siennes.
La sorcière, avec beaucoup de cérémonie, verse la boisson dans le verre ; au moment qu’il la porte à sa bouche, il s’élève une légère flamme.
Vivement ! encore un peu ! cela va bien te réjouir le cœur. Comment ! tu es avec le diable à
La sorcière efface le cercle. Faust en sort.
En avant ! il ne faut pas que tu te reposes.
Puisse ce petit coup vous faire du bien !
Et si je puis quelque chose pour toi, fais-le-moi savoir au sabbat.
Voici une chanson ! chantez-la quelquefois, vous en éprouverez des effets singuliers.
Viens vite, et laisse-toi conduire ; il est nécessaire que tu transpires, afin que la vertu de la liqueur agisse dedans et dehors. Je te ferai ensuite apprécier les charmes d’une noble oisiveté, et tu reconnaîtras bientôt, à des transports secrets, l’influence de Cupidon, qui voltige çà et là autour du monde dans les espaces d’azur…
Laisse-moi jeter encore un regard rapide sur ce miroir ; cette image de femme était si belle !
Non ! non ! tu vas voir devant toi, tout à l’heure, le modèle des femmes en personne vivante. (À part.) Avec cette boisson dans le corps, tu verras, dans chaque femme, une Hélène.
DEUXIÈME PARTIE
Ma jolie demoiselle, oserai-je hasarder de vous offrir mon bras et ma conduite ?
Je ne suis ni demoiselle ni jolie, et je puis aller à la maison sans la conduite de personne.
Elle se débarrasse et s’enfuit.
Par le ciel ! c’est une belle enfant : je n’ai encore rien vu de semblable ; elle semble si honnête et si vertueuse, et a pourtant en même temps quelque chose de si piquant ! De mes jours, je n’oublierai la rougeur de ses lèvres, l’éclat de ses joues ! comme elle baissait les yeux ! Ah ! elle s’est vite dégagée !… il y a de quoi me ravir !
Méphistophélès s’avance.
Écoute, il faut me faire avoir la jeune fille.
Et laquelle ?
Celle qui passait ici tout à l’heure.
Celle-là ! Elle sort de chez son confesseur, qui l’a absoute de tous ses péchés : je m’étais glissé tout contre sa place. C’est bien innocent ; elle va à confesse pour un rien ; je n’ai aucune prise sur elle.
Elle a pourtant plus de quatorze ans.
Vous parlez bien comme Jean le Chanteur, qui convoite toutes les plus belles fleurs, et s’imagine acquérir honneur et faveur sans avoir à les mériter. Mais il n’en est pas toujours ainsi.
Monsieur le magister, laissez-moi en paix ; et je vous le dis bref et bien : si la douce jeune fille ne repose pas ce soir dans mes bras, à minuit nous nous séparons.
Songez à quelque chose de faisable ! il me faudrait quinze jours au moins, seulement pour guetter l’occasion.
Sept heures devant moi, et l’aide du diable me serait inutile pour séduire une petite créature semblable ?
Vous parlez déjà presque comme un Français ; cependant, je vous prie, ne vous chagrinez pas. À quoi sert-il d’être si pressé de jouir ? Le plaisir est beaucoup moins vif que si, d’avance, et par toute sorte de brimborions, vous vous pétrissiez et pariez par vous-même votre petite poupée, comme on le voit dans maints contes gaulois.
J’ai aussi de l’appétit sans cela.
Maintenant, sans invectives ni railleries, je vous dis une fois pour toutes qu’on ne peut aller si vite avec cette belle enfant. Il ne faut là employer nulle violence, et nous devons nous accommoder de la ruse.
Va me chercher quelque chose de cet ange ; conduis-moi au lieu où elle repose ! apporte-moi un fichu qui ait couvert son sein, un ruban de ma bien-aimée.
Vous verrez par là que je veux sincèrement plaindre et adoucir votre peine : ne perdons pas un moment ; dès aujourd’hui, je vous conduis dans sa chambre.
Et je pourrai la voir, la posséder ?
Non, elle sera chez une voisine. Cependant, vous pourrez, en l’attente du bonheur futur, vous enivrer à loisir de l’air qu’elle aura respiré.
Partons-nous ?
Il est encore trop tôt.
Procure-moi donc un présent pour elle.
Il sort.
Déjà des présents ; c’est bien ! Voilà le moyen de réussir ! Je connais mainte belle place et maint vieux trésor bien enterré ; je veux les passer un peu en revue.
Il sort.
Je donnerais bien quelque chose pour savoir quel est le seigneur de ce matin : il a, certes, le regard noble, et sort de bonne maison, comme on peut le lire sur son front… Il n’eût pas sans cela été si hardi.
Elle sort.
Entrez tout doucement, entrez donc !
Je t’en prie, laisse-moi seul.
Toutes les jeunes filles n’ont pas autant d’ordre et de propreté.
Il sort.
Sois bienvenu, doux crépuscule, qui éclaires ce sanctuaire. Saisis mon cœur, douce peine d’amour, qui vis dans ta faiblesse de la rosée de l’espérance ! Comme tout ici respire le sentiment du silence, de l’ordre, du contentement ! Dans cette misère, que de plénitude ! Dans ce cachot, que de félicité ! (Il se jette sur le fauteuil de cuir, près du lit.) Oh ! reçois-moi, toi qui as déjà reçu dans tes bras ouverts des générations en joie et en douleur ! Ah ! que de fois une troupe d’enfants s’est suspendue autour de ce trône paternel ! Peut-être, en souvenir du Christ, ma bien-aimée, entourée d’une jeune famille, a baisé ici la main flétrie de son aïeul. Je sens, ô jeune fille ! ton esprit d’ordre murmurer autour de moi, cet esprit qui règle tes jours comme une tendre mère, qui t’instruit à étendre proprement le tapis sur la table, et te fait remarquer même les grains de poussière qui crient sous tes pieds. Ô main si chère ! si divine ! La cabane devient par toi riche comme le ciel. Et là… (Il relève un rideau de lit.) Quelles délices cruelles s’emparent de moi ! Je pourrais ici couler des heures entières. Nature ! ici, tu faisais rêver doucement ange incarné. Ici reposait cette enfant, dont le sans palpitait d’une vie nouvelle ; et ici, avec un saint et pur serment, se formait cette image de Dieu.
Et toi, qui t’y a conduit ? De quels sentiments te trouves tu agité ? Que veux-tu ici ? Pourquoi ton cœur se serre-t-il ?… Malheureux Faust, je ne te reconnais plus !
Est-ce une faveur enchantée qui m’entoure en ces lieux ? Je me sens avide de plaisir, et je me laisse aller aux songes de l’amour ; serions-nous le jouet de chaque souffle de l’air ?
Si elle rentrait en ce moment !… comme le cœur te battrait de ta faute : comme le grand homme serait petit ! comme il tomberait confondu à ses pieds !
Vite, je la vois revenir.
Allons, allons, je n’y reviens plus.
Voici une petite cassette assez lourde que j’ai prise quelque part, placez-la toujours dans l’armoire, et je vous jure que l’esprit va lui en tourner. Je vous donne là une petite chose, afin de vous en acquérir une autre : il est vrai qu’un enfant est un enfant, et qu’un jeu est un jeu.
Je ne sais si je dois…
Pouvez-vous le demander ? Vous pensez peut-être à garder le trésor : en ce cas, je conseille à votre avarice de m’épargner le temps, qui est si cher, et une peine plus longue. Je n’espère point de vous voir jamais plus sensé ; j’ai beau, pour cela, me gratter la tête, me frotter les mains… (Il met la cassette dans l’armoire et en referme la serrure.) Allons, venez vite ! vous voulez amener à vos vœux et à vos désirs l’aimable jeune fille, et vous voilà planté comme si vous alliez entrer dans un auditoire, et comme si la physique et la métaphysique étaient là devant vous en personnes vivantes. Venez donc.
Ils sortent.
Que l’air ici est épais et étouffant ! (Elle ouvre la fenêtre.) Il ne fait cependant pas si chaud dehors. Quant à moi, je suis toute je ne sais comment. — Je souhaiterais que ma mère ne revînt pas à la maison. Un frisson me court par tout le corps… Ah ! je m’effraye follement.
Elle se met à chanter en se déshabillant.
Autrefois un roi de Thulé
Qui jusqu’au tombeau fut fidèle,
Reçut, à la mort de sa belle,
Une coupe d’or ciselé.
Comme elle ne le quittait guère,
Dans les festins les plus joyeux,
Toujours une larme légère
À sa vue humectait ses yeux.
Ce prince, à la fin de sa vie,
Lègue tout, ses villes, son or,
Excepté la coupe chérie,
Qu’à la main il conserve encor.
Il fait à sa table royale
Asseoir ses barons et ses pairs,
Au milieu de l’antique salle
D’un château que baignaient les mers.
Alors, le vieux buveur s’avance
Auprès d’un vieux balcon doré ;
Il boit lentement, et puis lance
Dans les flots le vase sacré.
Le vase tourne, l’eau bouillonne,
Les flots repassent par-dessus ;
Le vieillard pâlit et frissonne…
Désormais il ne boira plus.
Elle ouvre l’armoire pour serrer ses habits, et voit l’écrin.
Comment cette belle cassette est-elle venue ici dedans ? J’avais pourtant sûrement fermé l’armoire. Cela m’étonne ; que peut-il s’y trouver ? Peut-être quelqu’un l’a-t-il apportée comme un gage, sur lequel ma mère aura prêté. Une petite clef y pend à un ruban. Je puis donc l’ouvrir sans indiscrétion. Qu’est cela ? Dieu du ciel ! je n’ai de mes jours rien vu de semblable. Une parure… dont une grande dame pourrait se faire honneur aux jours de fête ! Comme cette chaîne m’irait bien ! À qui peut appartenir tant de richesse ? (Elle s’en pare et va devant le miroir.) Si seulement ces boucles d’oreilles étaient à moi ! cela vous donne un tout autre air. Jeunes filles, à quoi sert la beauté ? C’est bel et bon ; mais on laisse tout cela : si l’on vous loue, c’est presque par pitié. Tout se presse après l’or ; de l’or tout dépend. Ah ! pauvres que nous sommes !
Partout amour dédaigné ! par les éléments de l’enfer !… je voudrais savoir quelque chose de plus odieux, que je puisse maudire.
Qu’as-tu qui t’intrigue si fort ? je n’ai vu de ma vie une figure pareille.
Je me donnerais volontiers au diable, si je ne l’étais moi-même.
Quelque chose s’est-il dérangé dans ta tête ? ou cela t’amuse-t-il de tempêter comme un enragé ?
Songez donc qu’un prêtre a raflé la parure offerte à Marguerite. — Sa mère prend la chose pour la voir, et cela commence à lui causer un dégoût secret ! La dame a l’odorat fin, elle renifle sans cesse dans les livres de prières, et flaire chaque meuble l’un après l’autre, pour voir s’il est saint ou profane ; ayant, à la vue des bijoux, clairement jugé que ce n’était pas là une grande bénédiction : « Mon enfant, s’écria-t-elle, bien injustement acquis asservit l’âme et brûle le sang : consacrons-le tout à la mère de Dieu, et elle nous réjouira par la manne du ciel ! » La petite Marguerite fit une moue assez gauche : « Cheval donné, pensa-t-elle, est toujours bon : et vraiment celui qui a si adroitement apporté ceci ne peut être un impie. » La mère fit venir un prêtre : celui-ci eut à peine entendu un mot de cette bagatelle, que son attention se porta là tout entière, et il lui dit : « Que cela est bien pensé ! celui qui se surmonte ne peut que gagner. L’Église a un bon estomac, elle a dévoré des pays entiers sans jamais cependant avoir d’indigestion. L’Église seule, mes chères dames, peut digérer un bien mal acquis. »
C’est son usage le plus commun ; juifs et rois le peuvent aussi.
Il saisit là-dessus colliers, chaînes et boucles, comme si ce ne fût qu’une bagatelle, ne remercia ni plus ni moins que pour un panier de noix, leur promit les dons du ciel… et elles furent très-édifiées.
Et Marguerite ?
Elle est assise, inquiète, ne sait ce qu’elle veut, ni ce qu’elle doit ; pense à l’écrin jour et nuit, mais plus encore à celui qui l’a apporté.
Le chagrin de ma bien-aimée me fait souffrir : va vite me chercher un autre écrin : le premier n’avait pas déjà tant de valeur.
Oh ! oui, pour monsieur tout est enfantillage !
Fais et établis cela d’après mon idée : attache-toi à la voisine, sois un diable et non un enfant, et apporte-moi un nouveau présent.
Oui, gracieux maître, de tout mon cœur. (Seul.) Un pareil fou, amoureux, serait capable de vous tirer en l’air le soleil, la lune et les étoiles, comme un feu d’artifice, pour le divertissement de sa belle.
Il sort.
Que Dieu pardonne à mon cher mari ! il n’a rien fait de bon pour moi ; il s’en est allé au loin par le monde, et m’a laissée seule sur le fumier. Je ne l’ai cependant guère tourmenté, et je n’ai fait, Dieu le sait, que l’aimer de tout mon cœur. (Elle pleure.) Peut-être est-il déjà mort ! — Ô douleur ! — Si j’avais seulement son extrait mortuaire !
Madame Marthe !
Que veux-tu, petite Marguerite ?
Mes genoux sont prêts à se dérober sous moi : j’ai retrouvé dans mon armoire un nouveau coffre, du même bois, et contenant des choses bien plus riches sous tous les rapports que le premier.
Il ne faut pas le dire à ta mère ! elle irait encore le porter à son confesseur.
Mais voyez donc, admirez donc !
Heureuse créature !
Pauvre comme je suis, je n’oserais pas me montrer ainsi dans les rues, ni à l’église.
Viens souvent me trouver, et tu essaieras ici en secret ces parures, tu pourras te promener une heure devant le miroir : nous y trouverons toujours du plaisir ; et s’il vient ensuite une occasion, une fête, on fera voir aux gens tout cela l’un après l’autre. D’abord une petite chaîne, ensuite une perle à l’oreille. Ta mère ne se doutera de rien, et on lui fera quelque histoire.
Qui a donc pu apporter ici ces deux petites cassettes ? Cela n’est pas naturel.
On frappe.
C’est un monsieur étranger. — Entrez !
Je suis bien hardi d’entrer si brusquement, et j’en demande pardon à ces dames. (Il s’incline devant Marguerite.) Je désirerais parler à madame Marthe Swerdlein.
C’est moi ; que me veut monsieur ?
Je vous connais maintenant ; c’est assez pour moi ; vous avez là une visite d’importance : pardonnez-moi la liberté que j’ai prise, je reviendrai cette après-midi.
vois, mon enfant, ce que c’est que le monde : monsieur te prend pour une demoiselle.
Je ne suis qu’une pauvre fille… Ah ! Dieu ! monsieur est bien bon ; la parure et les bijoux ne sont point à moi.
Ah ! ce n’est pas seulement la parure ; vous avez un air, un regard si fin… je me réjouis de pouvoir rester.
Qu’annonce-t-il donc ? Je désirerais bien…
Je voudrais apporter une nouvelle plus gaie, mais j’espère que vous ne m’en ferez pas porter la peine ; votre mari est mort, et vous fait saluer.
Il est mort ! le pauvre cœur ! Ô ciel ! mon mari est mort ! Ah ! je m’évanouis !
Ah ! chère dame, ne vous désespérez pas.
Écoutez-en la tragique aventure.
Oui, racontez-moi la fin de sa carrière.
Il gît à Padoue, enterré près de saint Antoine, en terre sainte, pour y reposer éternellement.
vous n’avez donc rien à m’en apporter ?
Si fait, une prière grave et nécessaire : c’est de faire dire pour lui trois cents messes ; du reste, mes poches sont vides.
Quoi ! pas une médaille ? pas un bijou ? Ce que tout ouvrier misérable garde précieusement au fond de son sac, et réserve comme un souvenir, dût-il mourir de faim, dût-il mendier ?
Madame, cela m’est on ne peut plus pénible ; mais il n’a vraiment pas gaspillé son argent ; aussi il s’est bien repenti de ses fautes, oui, et a déploré bien plus encore son infortune.
Ah ! faut-il que les hommes soient si malheureux ! Certes, je veux lui faire dire quelques
Vous seriez digne d’entrer vite dans le mariage, vous êtes une aimable enfant.
Oh ! non ; cela ne me convient pas encore.
Sinon un mari, un galant en attendant ; ce serait le plus grand bienfait du ciel que d’avoir dans ses bras un objet si aimable.
Ce n’est point l’usage du pays.
Usage ou non, cela se fait de même.
Poursuivez donc votre récit.
Je m’assis près de son lit de mort : c’était un peu mieux que du fumier, de la paille à demi-pourrie ; mais il mourut comme un chrétien, et trouva qu’il en avait encore par-dessus son mérite. « Comme je dois, s’écria-t-il, me détester cordialement d’avoir pu délaisser ainsi mon état, ma femme ! ah ! ce souvenir me tue. Pourra-t-elle jamais me pardonner en cette vie ?… »
L’excellent mari ! je lui ai depuis longtemps pardonné !
« Mais, Dieu le sait, elle en fut plus coupable que moi ! »
Il ment en cela ! Quoi ! mentir au bord de la tombe !
Il en contait sûrement à son agonie, si je puis m’y connaître. « Je n’avais, dit-il, pas le temps de bâiller ; il fallait lui faire d’abord des enfants, et ensuite lui gagner du pain… Quand je dis du pain, c’est dans le sens le plus exact, et je n’en pouvais manger ma part en paix. »
A-t-il donc oublié tant de foi, tant d’amour ?… toute ma peine le jour et la nuit ?…
Non pas, il y a sincèrement pensé. Et il a dit : « Quand je partis de Malte, je priai avec ardeur pour ma femme et mes enfants ; aussi le ciel me fut-il propice, car notre vaisseau prit un bâtiment de transport turc, qui portait un trésor du grand sultan ; il devint la récompense de notre courage, et j’en reçus, comme de juste, ma part bien mesurée. »
Eh comment ? où donc ? Il l’a peut-être enterrée.
Qui sait où maintenant les quatre vents l’ont emportée ? Une jolie demoiselle s’attacha à lui, lorsqu’en étranger il se promenait autour de Naples ; elle se conduisit envers lui avec beaucoup d’amour et de fidélité, tant qu’il s’en ressentit jusqu’à sa bienheureuse fin.
Le vaurien ! le voleur à ses enfants ! Faut-il que ni misère ni besoin n’aient pu empêcher une vie aussi scandaleuse !
Oui, voyez ! il en est mort aussi. Si j’étais à présent à votre place, je pleurerais sur lui pendant l’année d’usage, et cependant je rendrais visite à quelque nouveau trésor.
Ah Dieu ! comme était mon premier, je n’en trouverais pas facilement un autre dans le monde. À peine pourrait-il exister un fou plus charmant. Il aimait seulement un peu trop les voyages, les femmes étrangères, le vin étranger, et tous ces maudits jeux de dés.
Bien, bien ; cela pouvait encore se supporter, si par hasard, de son côté, il vous en passait autant ; je vous assure que, moyennant cette clause, je ferais volontiers avec vous l’échange de l’anneau.
Oh ! monsieur aime à badiner.
Sortons vite, elle prendrait bien au mot le diable lui-même. (À Marguerite.) Comment va le cœur ?
Que veut dire par là monsieur ?
La bonne, l’innocente enfant ! (Haut.) Bonjour, mesdames.
Bonjour.
Oh ! dites-moi donc vite : je voudrais bien avoir un indice certain sur le lieu où mon trésor est mort et enterré. Je fus toujours amie de l’ordre, et je voudrais voir sa mort dans les affiches.
Oui, bonne dame, la vérité se connaît dans tous pays par deux témoignages de bouche ; j’ai encore un fin compagnon que je veux faire paraître pour vous devant le juge. Je vais l’amener ici.
Oh ! oui, veuillez le faire.
Et que la jeune fille soit aussi là. — C’est un brave garçon ; il a beaucoup voyagé et témoigne pour les demoiselles toute l’honnêteté possible.
Je vais être honteuse devant ce monsieur.
Devant aucun roi de la terre.
Là, derrière la maison, dans mon jardin, nous attendrons tantôt ces messieurs.
Qu’est-ce qu’il y a ? cela s’avance-t-il ? cela finira-t-il bientôt ?
Ah ! très-bien ! je vous trouve tout animé. Dans peu de temps, Marguerite est à vous. Ce soir, vous la verrez chez Marthe, sa voisine : c’est une femme qu’on croirait choisie exprès pour le rôle d’entremetteuse et de bohémienne.
Fort bien.
Cependant on exigera quelque chose de nous.
Un service en mérite un autre.
Il faut que nous donnions un témoignage valable, à savoir que les membres de son mari reposent juridiquement à Padoue, en terre sainte.
.
C’est prudent ! il nous faudra donc maintenant faire le voyage ?
S’il n’y a rien de mieux, le plan manque.
Ô saint homme !… le serez-vous encore longtemps ? Est ce la première fois de votre vie que vous auriez porté faux témoignage ? N’avez-vous pas de Dieu, du monde, et de ce qui s’y passe, des hommes et de ce qui règle leur tête et leur cœur, donné des définitions avec grande assurance, effrontément et d’un cœur ferme ? et, si vous voulez bien descendre en vous-même, vous devrez bien avouer que vous en saviez autant que sur la mort de M. Swerdlein.
Tu es et tu resteras un menteur et un sophiste.
Oui, si l’on n’en savait pas un peu plus. Car, demain, n’irez-vous pas, en tout bien tout honneur, séduire cette pauvre Marguerite et lui jurer l’amour le plus sincère ?
Et du fond de mon cœur.
Très bien ! Ensuite ce seront des serments d’amour et de fidélité éternelle, d’un penchant unique et tout-puissant. Tout cela partira-t-il aussi du cœur ?
Laissons cela ; oui c’est ainsi. Lorsque pour mes sentiments, pour mon ardeur, je cherche des noms, et n’en trouve point, qu’alors je me jette dans le monde de toute mon âme, que je saisis les plus énergiques expressions, et que ce feu dont je brûle, je l’appelle sans cesse infini, éternel, est-ce là un mensonge diabolique ?
Cependant j’ai raison.
Écoute, et fais bien attention à ceci. — Je te prie d’épargner mes poumons. — Qui veut avoir raison et possède seulement une langue, l’a certainement. Et viens ; je suis rassasié de bavardage, car, si tu as raison, c’est que je préfère me taire.
Je sens bien que monsieur me ménage ; il s’abaisse pour ne pas me faire honte. Les voyageurs ont ainsi la coutume de prendre tout en bonne part, et de bon cœur ; je sais fort bien qu’un homme aussi expérimenté ne peut s’entretenir avec mon pauvre langage.
Un regard de toi, une seule parole m’en dit plus que toute la sagesse de ce monde.
Il lui baise la main.
Que faites-vous ?… Comment pouvez-vous baiser ma main ? elle est si sale, si rude ! Que n’ai-je point à faire chez nous ? Ma mère est si ménagère…
Ils passent.
Et vous, monsieur, vous voyagez donc toujours ainsi ?
Ah ! l’état et le devoir nous y forcent ! Avec quel chagrin on quitte certains lieux ! et on n’oserait pourtant pas prendre sur soi d’y rester.
Dans la force de l’âge, cela fait du bien, de courir çà et là librement par le monde. Cependant, la mauvaise saison vient ensuite, et se traîner seul au tombeau en célibataire, c’est ce que personne n’a fait encore avec succès.
Je vois avec effroi venir cela de loin.
C’est pourquoi, digne monsieur, il faut vous consulter à temps.
Ils passent.
Oui, tout cela sort bientôt des yeux et de l’esprit : la politesse vous est facile, mais vous avez beaucoup d’amis plus spirituels que moi.
Ô ma chère ! ce que l’on décore tant du nom d’esprit n’est souvent plutôt que sottise et vanité.
Comment ?
Ah ! faut-il que la simplicité, que l’innocence, ne sachent jamais se connaître elles-mêmes et apprécier leur sainte dignité ! Que l’humilité, l’obscurité, les dons les plus précieux de la bienfaisante nature…
Pensez un seul moment à moi, et j’aurai ensuite assez le temps de penser à vous.
vous êtes donc toujours seule ?
Oui, notre ménage est très petit, et cependant il faut qu’on y veille. Nous n’avons point de servante, il faut faire à manger, balayer, tricoter et coudre, courir, soir et matin ; ma mère est si exacte dans les plus petites chose !… Non qu’elle soit contrainte à se gêner beaucoup, nous pourrions nous remuer encore comme bien d’autres. Mon père nous a laissé un joli avoir, une petite maison et un jardin à l’entrée de la ville. Cependant, je mène en ce moment des jours assez paisibles ; mon frère est soldat ; ma petite sœur est morte : cette enfant me donnait bien du mal ; cependant j’en prenais volontiers la peine ; elle m’était si chère !
Un ange, si elle te ressemblait.
Je l’élevais, et elle m’aimait sincèrement. Elle naquit après la mort de mon père ; nous pensâmes alors perdre ma mère, tant elle était languissante ! Elle fut longtemps à se remettre, et seulement peu à peu, de sorte qu’elle ne put songer à nourrir elle-même la petite créature, et que je fus seule à l’élever en lui faisant boire du lait et de l’eau ; elle était comme ma fille. Dans mes bras, sur mon sein, elle prit bientôt de l’amitié pour moi, se remua et grandit.
Tu dus sentir alors un bonheur bien pur !
Mais certes aussi bien des heures de trouble. Le berceau de la petite était la nuit près de mon lit ; elle se remuait à peine, que je m’éveillais ; tantôt il fallait la faire boire, tantôt la placer près de moi ; tantôt, quand elle ne se taisait pas, la mettre au lit, et aller çà et là dans la chambre en la faisant danser. Et puis, de grand matin, il fallait aller au lavoir, ensuite aller au marché et revenir au foyer ; et toujours ainsi, un jour comme l’autre. Avec une telle existence, monsieur, on n’est pas toujours réjouie ; mais on en savoure mieux la nourriture et le repos.
Ils passent.
Les pauvres femmes s’en trouvent mal pourtant ; il est difficile de corriger un célibataire.
Qu’il se présente une femme comme vous, et c’est de quoi me rendre meilleur que je ne suis.
Parlez vrai, monsieur : n’auriez-vous encore rien trouvé ? Le cœur ne s’est-il pas attaché quelque part ?
Le proverbe dit :
Je demande si vous n’avez jamais obtenu des faveurs de personne ?
On m’a partout reçu très-honnêtement.
Je voulais dire : votre cœur n’a-t-il jamais eu d’engagement sérieux ?
Avec les femmes, il ne faut jamais s’exposer à badiner.
Ah ! vous ne me comprenez pas.
J’en suis vraiment fâché ; pourtant, je comprends que… vous avez bien des bontés.
Ils passent.
Tu me reconnus donc, mon petit ange, dès que j’arrivai dans le jardin ?
Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Je baissai soudain les yeux.
Et tu me pardonnes la liberté que je pris ? ce que j’eus la témérité d’entreprendre lorsque tu sortis tantôt de l’église ?
Je fus consternée ! jamais cela ne m’était arrivé, personne n’a pu jamais dire du mal de moi. « Ah ! pensais-je, aurait-il trouvé dans ma marche quelque chose de hardi, d’inconvenant ? Il a paru s’attaquer à moi comme s’il eût eu affaire à une fille de mauvaises mœurs. » Je l’avouerai pourtant : je ne sais quoi commençait déjà à m’émouvoir à votre avantage ; mais certainement je me voulus bien du mal de n’avoir pu vous traiter plus défavorablement encore.
Chère amie !
Laissez-moi…
Qu’en veux-tu faire ? un bouquet ?
Non, ce n’est qu’un jeu.
Comment ?
Allons, vous vous moquerez de moi.
Elle effeuille et murmure tout bas.
Que murmures-tu ?
Il m’aime. — Il ne m’aime pas.
Douce figure du ciel !
Il m’aime. — Non. — Il m’aime — Non… (Arrachant le dernier pétale, avec une joie douce.) Il m’aime !
Oui, mon enfant ; que la prédiction de cette fleur soit pour toi l’oracle des dieux ! Il t’aime ! comprends-tu ce que cela signifie ? Il t’aime !
Il prend les deux mains.
Je frissonne !
Oh ! ne frémis pas ! Que ce regard, que ce serrement de main te disent ce qui ne peut s’exprimer : s’abandonner l’un à l’autre, pour goûter un ravissement qui peut être éternel ! Éternel !… sa fin serait le désespoir !… Non ! point de fini ! point de fini !
La nuit vient.
Oui, et il nous faut partir.
Je vous prierais bien de rester plus longtemps ; mais on est si méchant dans notre endroit ! C’est comme si personne n’avait rien à faire que de surveiller les allées et venues de ses voisins ; et, de telle sorte qu’on se conduise, on devient l’objet de tous les bavardages. Et notre jeune couple ?
S’est envolé là par l’allée. Inconstants papillons !
Il paraît l’affectionner.
Et elle aussi. C’est comme va le monde.
Il vient !
Ah ! friponne, tu veux m’agacer ! je te tiens !
Il l’embrasse.
Ô le meilleur des hommes ! je t’aime de tout mon cœur !
Méphistophélès frappe.
Qui est là !
Un ami.
Une bête !
Il est bien temps de se quitter.
Oui, il est tard, monsieur.
Oserai-je vous reconduire ?
Ma mère pourrait… Adieu !
Faut-il donc que je parte ? Adieu !
Bonsoir.
Au prochain revoir !
Faust et Méphistophélès sortent.
Mon bon Dieu ! un homme comme celui-ci pense tout et sait tout. J’ai honte devant lui, et je dis
Elle sort.
Sublime Esprit, tu m’as donné, tu m’as donné tout, dès que je t’en ai supplié. Tu n’as pas en vain tourné vers moi ton visage de feu. Tu m’as livré pour royaume la majestueuse nature, et la force de la sentir, d’en jouir : non, tu ne m’as pas permis de n’avoir qu’une admiration froide et interdite, en m’accordant de regarder dans son sein profond, comme dans le sein d’un ami. Tu as amené devant moi la longue chaîne des vivants, et tu m’as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans l’air et dans les eaux. Et quand, dans la forêt, la tempête mugit et crie, en précipitant à terre les pins gigantesques dont les tiges voisines se froissent avec bruit, et dont la chute résonne comme un tonnerre de montagne en montagne, tu me conduis alors dans l’asile des cavernes, tu me révèles à moi-même, et je vois se découvrir les merveilles secrètes cachées dans mon propre sein. Puis, à mes yeux, la lune pure s’élève doucement vers le ciel, et, le long des rochers, je vois errer, sur les buissons humides, les ombres argentées du temps passé, qui viennent adoucir l’austère volupté de la méditation.
Oh ! l’homme ne possédera jamais rien de parfait, je le sens maintenant : tu m’as donné avec ces délices, qui me rapprochent de plus en plus des dieux, un compagnon dont je ne puis déjà plus me priver désormais, tandis que, froid et fier, il me rabaisse à mes propres yeux, et, d’une seule parole, replonge dans le néant tous les présents que tu m’as faits ; il a créé dans mon sein un feu sauvage qui m’attire vers toutes les images de la beauté. Ainsi, je passe avec transport du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, je regrette le désir.
Méphistophélès entre.
Aurez-vous bientôt assez mené une telle vie ? Comment pouvez-vous vous complaire dans cette langueur ? Il est fort bon d’essayer une fois, mais pour passer vite à du neuf.
Je voudrais que tu eusses à faire quelque chose de mieux que de me troubler dans mes bons jours.
Bon ! bon ! je vous laisserais volontiers en repos ; mais vous ne pouvez me dire cela sérieusement. Pour un compagnon si déplaisant, si rude et si fou, il y a vraiment peu à perdre. Tout le jour on a les mains pleines, et sur ce qui plaît à monsieur, et sur ce qu’il y a à faire pour lui, on ne peut vraiment lui rien tirer du nez.
voilà tout juste le ton ordinaire ; il veut encore un remerciement de ce qu’il m’ennuie.
Comment donc aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi ? Je t’ai cependant guéri pour longtemps des écarts de l’imagination ; et, sans moi, tu serais déjà bien loin de ce monde. Qu’as-tu là à te nicher comme un hibou dans les cavernes et les fentes des rochers ? Quelle nourriture humes-tu dans la mousse pourrie et les pierres mouillées ! Plaisir de crapaud ! passe-temps aussi beau qu’agréable ! Le docteur te tient toujours au corps.
Comprends-tu de quelle nouvelle force cette course dans le désert peut ranimer ma vie ? Oui, si tu pouvais le sentir, tu serais assez diable pour ne pas m’accorder un tel bonheur.
Un plaisir surnaturel ! S’étendre la nuit sur les montagnes humides de rosée, embrasser avec extase la terre et le ciel, s’enfler d’une sorte de divinité, pénétrer avec transport par la pensée jusqu’à la moelle de la terre, repasser en son sein tous les six jours de la création, bientôt s’épandre avec délices dans le grand tout, dépouiller entièrement tout ce qu’on a d’humain, et finir cette haute contemplation… (Avec un geste.) Je n’ose dire comment…
Fi de toi !
Cela ne peut vous plaire, vous avez raison de dire l’honnête
Serpent ! serpent !
N’est-ce pas ?… Que je t’enlace !
Infâme ! lève-toi de là, et ne nomme plus cette charmante femme ! N’offre plus le désir de sa douce possession à mon esprit à demi vaincu.
Qu’importe ! elle te croit envolé, et tu l’es déjà à moitié.
Je suis près d’elle ; mais, en fussé-je bien loin encore, jamais je ne l’oublierais, jamais je ne la perdrais… Oui, j’envie le corps du Seigneur, pendant que ses lèvres le touchent.
Fort bien, mon ami ; je vous ai souvent envié, moi, ces deux jumeaux qui paissent entre des roses.
Fuis, entremetteur !
Bon ! vous m’invectivez, et j’en dois rire. Le Dieu qui créa le garçon et la fille reconnut de suite cette profession comme la plus noble, et en fit lui-même l’office. Allons ! beau sujet de chagrin ! vous allez dans la chambre de votre bien-aimée, et non pas à la mort, peut-être !
Qu’est-ce que les joies du ciel entre ses bras ? Qu’elle me laisse me réchauffer contre son sein !… En sentirai-je moins sa misère ? Ne suis-je pas le fugitif… l’exilé ? le monstre sans but et sans repos… qui, comme un torrent mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à l’abîme ?… Mais elle, innocente, simple, une petite cabane, un petit champ des Alpes ; et elle aurait passé toute sa vie dans ce monde borné, au milieu d’occupations domestiques. Tandis que, moi, haï de Dieu, je n’ai point fait assez de saisir ses appuis pour les mettre en ruines, il faut que j’anéantisse toute la paix de son âme ! Enfer ! il te fallait cette victime ! Hâte-toi, démon, abrège-moi le temps de l’angoisse ! que ce qui doit arriver arrive à l’instant ! Fais écrouler sur moi sa destinée, et qu’elle tombe avec moi dans l’abîme.
Comme cela bouillonne ! comme cela brûle !… Viens et console-la, pauvre fou ! Où une faible tête ne voit pas d’issue, elle se figure voir la fin. Vive celui qui garde toujours son courage ! Tu es déjà assez raisonnablement endiablé ! et je ne trouve rien de plus ridicule au monde qu’un diable qui se désespère.
Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Partout où je ne le vois pas, c’est la tombe ! Le monde entier se voile de deuil !
Ma pauvre tête se brise, mon pauvre esprit s’anéantit !
Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour l’apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !
Sa démarche fière, son port majestueux, le sourire de sa bouche, le pouvoir de ses yeux,
Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main ! et puis, ah ! son baiser !
Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Mon cœur se serre à son approche ! ah ! que ne puis-je le saisir et le retenir pour toujours !
Et l’embrasser à mon envie ! et finir mes jours sous ses baisers !
Promets-moi, Henri !…
Tout ce que je puis.
Dis-moi donc, quelle religion as-tu ? Tu es un homme d’un cœur excellent ; mais je crois que tu n’as guère de piété.
Laissons cela, mon enfant ; tu sais si je t’aime ; pour mon amour, je vendrais mon corps et mon sang ; mais je ne veux enlever personne à sa foi et à son Église.
Ce n’est pas assez ; il faut encore y croire.
Le faut-il ?
Oh ! si je pouvais quelque chose sur toi !… Tu n’honores pas non plus les saints sacrements.
Je les honore.
Sans les désirer cependant. Il y a longtemps que tu n’es allé à la messe, à confesse ; crois-tu en Dieu ?
Ma bien-aimée, qui oserait dire :
Tu n’y crois donc pas ?
Sache mieux me comprendre, aimable créature ; qui oserait le nommer et faire cet acte de foi :
Tout cela est bel et bon ; ce que dit le prêtre y ressemble assez, à quelques autres mots près.
Tous les cœurs, sous le soleil, le répètent en tous lieux, chacun en son langage ; pourquoi ne le dirais-je pas dans le mien ?
Si on l’entend ainsi, cela peut paraître raisonnable ; mais il reste encore pourtant quelque chose de louche, car tu n’as pas de foi dans le christianisme.
Chère enfant !
Et puis j’ai horreur depuis longtemps de te voir dans une compagnie…
Comment ?
Celui que tu as avec toi… je le hais du plus profond de mon cœur. Rien dans ma vie ne m’a plus blessé le cœur que le visage rebutant de cet homme.
Chère petite, ne crains rien.
Sa présence me remue le sang. Je suis, d’ailleurs, bienveillante pour tous les hommes ; mais de même que j’aime à te regarder, de même je sens de l’horreur en le voyant ; à tel point que je le tiens pour un coquin… Dieu me pardonne, si je lui fais injure !
Il faut bien qu’il y ait aussi de ces drôles-là.
Je ne voudrais pas vivre avec son pareil ! Quand il va pour entrer, il regarde d’un air si railleur, et moitié colère ! On voit qu’il ne prend intérêt à rien ; il porte écrit sur le front qu’il ne peut aimer nulle âme au monde. Il me semble que je suis si bien à ton bras, si libre, si à l’aise !… Eh bien ! sa présence me met toute à la gêne.
Pressentiments de cet ange !
Cela me domine si fort, que partout où il nous accompagne, il me semble aussitôt que je ne t’aime plus. Quand il est là aussi, jamais je ne puis prier, et cela me ronge le cœur ; cela doit te faire le même effet, Henri !
Tu as donc des antipathies ?
Je dois me retirer.
Ah ! ne pourrai-je jamais reposer une seule heure contre ton sein… presser mon cœur contre ton cœur, et mêler mon âme à ton âme ?
Si seulement je couchais seule, je laisserais volontiers ce soir les verrous ouverts ; mais ma mère ne dort point profondément, et, si elle nous surprenait, je tomberais morte à l’instant.
Mon ange, cela n’arrivera point. Voici un petit flacon ; deux gouttes seulement versées dans sa boisson l’endormiront aisément d’un profond sommeil.
Que ne fais-je pas pour toi ! Il n’y a rien là qui puisse lui faire mal ?
Sans cela, te le conseillerais-je, ma bien-aimée ?
Quand je te vois, mon cher ami, je ne sais quoi m’oblige à ne te rien refuser ; et j’ai déjà tant fait pour toi, qu’il ne me reste presque plus rien à faire.
Elle sort.
(entre)
La brebis est-elle partie ?
Tu as encore espionné ?
J’ai appris tout en détail. Monsieur le docteur a été là catéchisé ; j’espère que cela vous profitera. Les jeunes filles sont très-intéressées à ce qu’on soit pieux et docile à la vieille coutume. « S’il s’humilie devant elle, pensent-elles, il nous obéira aussi aisément. »
Le monstre ne peut sentir combien cette âme fidèle et aimante, pleine de sa croyance, qui seule la rend heureuse, se tourmente pieusement de la crainte de voir se perdre l’homme qu’elle aime !
Ô sensible, très-sensible galant ! Une jeune fille te conduit par le nez.
Vil composé de boue et de feu !
Et elle comprend en maître les physionomies : elle est en ma présence elle ne sait comment ; mon masque, là, désigne un esprit caché ; elle sent que je suis à coup sûr un génie, peut-être le diable lui-même. — Et cette nuit ?…
Qu’est-ce que cela te fait ?
C’est que j’y ai ma part de joie.
N’as-tu rien appris sur la petite Barbe ?
Pas un mot. Je vais peu dans le monde.
Certainement (Sibylle me l’a dit aujourd’hui), elle s’est enfin aussi laissé séduire ! Les voilà toutes avec leurs manières distinguées !
Comment ?
C’est une horreur ! quand elle boit et mange, c’est pour deux !
Ah !
Voilà comment cela a fini ; que de temps elle a été pendue à ce vaurien ! C’était une promenade, une course au village ou à la danse ; il fallait qu’elle fût la première dans tout ; il l’amadouait sans cesse avec des gâteaux et du vin ; elle s’en faisait accroire sur sa beauté, et avait assez peu d’honneur pour accepter ses présents sans rougir ; d’abord une caresse, puis un baiser ; si bien que sa fleur est loin.
La pauvre créature !
Plains-la encore ! Quand nous étions seules à filer, et que, le soir, nos mères ne nous laissaient pas descendre, elle s’asseyait agréablement avec son amoureux sur le banc de la porte, et, dans l’allée sombre, il n’y avait pas pour eux d’heure assez longue. Elle peut bien maintenant aller s’humilier à l’église en cilice de pénitente.
Il la prend sans doute pour sa femme.
Il serait bien fou ; un garçon dispos a bien assez d’air autre part. Il a pris sa volée…
Ce n’est pas bien.
Le rattrapât-elle encore, cela ne ferait rien ! Les garçons lui arracheront sa couronne, et nous répandrons devant sa porte de la paille hachée.
Comment pouvais-je donc médire si hardiment quand une pauvre fille avait le malheur de faillir ? Comment se faisait-il que, pour les péchés des autres, ma langue ne trouvât pas de termes assez forts ! Si noir que cela me parût, je le noircissais encore. Cela ne l’était jamais assez pour moi, et je faisais tout aussi grand que possible ; et je suis maintenant le péché même ! Cependant,… tout m’y entraîna. Mon Dieu ! il était si bon ! Hélas ! il était si aimable !
Abaisse, ô mère de douleurs ! un regard de pitié sur ma peine !
Le glaive dans le cœur, tu contemples avec mille angoisses la mort cruelle de ton fils !
Tes yeux se tournent vers son père ; et tes soupirs lui demandent de vous secourir tous les deux !
Qui sentira, qui souffrira le mal qui déchire mon sein ? l’inquiétude de mon pauvre cœur, ce qu’il craint, et ce qu’il espère ? Toi seule, hélas ! peux le savoir !
En quelque endroit que j’aille, c’est une amère, hélas ! bien amère douleur que je traîne avec moi !
Je suis à peine seule, que je pleure, je pleure, je pleure ! et mon cœur se brise en mon sein !
Ces fleurs sont venues devant ma croisée ! tous les jours je les arrosais de mes pleurs : ce matin je les ai cueillies pour te les apporter.
Le premier rayon du soleil dans ma chambre me trouve sur mon lit assise, livrée à toute ma douleur !
Secours-moi ! sauve-moi de la honte et de la mort ! abaisse, ô mère de douleurs ! un regard de pitié sur ma peine !
Lorsque j’étais assis à un de ces repas où chacun aime à se vanter, et que mes compagnons levaient hautement devant moi le voile de leurs amours, en arrosant l’éloge de leurs belles d’un verre plein, et les coudes sur la table,… moi, j’étais assis tranquillement, écoutant toutes leurs fanfaronnades ; mais je frottais ma barbe en souriant, et je prenais en main mon verre plein. « Chacun son goût, disais-je ; mais en est-il une dans le pays qui égale ma chère petite Marguerite, qui soit digne de servir à boire à ma sœur ? » Tope ! tope ! cling ! clang ! résonnaient à l’entour. Les uns criaient :
Par la fenêtre de la sacristie, on voit briller de l’intérieur la clarté de la lampe éternelle ; elle vacille et pâlit, de plus en plus faible, et les ténèbres la pressent de tous côtés ; c’est ainsi qu’il fait nuit dans mon cœur.
Et moi, je me sens éveillé comme ce petit chat qui se glisse le long de l’échelle et se frotte légèrement contre la muraille ; il me paraît fort honnête d’ailleurs, mais tant soit peu enclin au vol et à la luxure. La superbe nuit du sabbat agit déjà sur tous mes membres ; elle revient pour nous après-demain, et l’on sait là pourquoi l’on veille.
Brillera-t-il bientôt dans le ciel, ce trésor que j’ai vu briller ici-bas ?
Tu peux bientôt acquérir la joie d’enlever la petite cassette ; je l’ai lorgnée dernièrement, et il y a dedans de beaux écus neufs.
Eh quoi ! pas un joyau, pas une bague pour parer ma bien-aimée ?
J’ai bien vu par là quelque chose, comme une sorte de collier de perles.
Fort bien ; je serais fâché d’aller vers elle sans présents.
Vous ne perdriez rien, ce me semble, à jouir encore d’un autre plaisir. Maintenant que le ciel brille tout plein d’étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d’œuvre ; je lui chante une chanson morale, pour la séduire tout à fait.
Il chante en s’accompagnant avec la guitare.
Devant la maison
De celui qui t’adore,
Petite Lison,
Que fais-tu, dès l’aurore ?
Au signal du plaisir,
Dans la chambre du drille
Tu peux bien entrer fille,
Mais non fille en sortir.
Il te tend les bras,
À lui tu cours bien vite ;
Bonne nuit, hélas !
Bonne nuit, ma petite !
Près du moment fatal,
Fais grande résistance,
S’il ne t’offre d’avance
Un anneau conjugal.
Qui leurres-tu là ? Par le feu ! maudit preneur de rats !… au diable d’abord l’instrument ! et au diable ensuite le chanteur !
La guitare est en deux ! elle ne vaut plus rien.
Maintenant, c’est le coupe-gorge ?
Monsieur le docteur, ne faiblissez pas ! Alerte ! tenez vous près de moi, que je vous conduise. Au vent votre flamberge ! Poussez maintenant, je pare.
Pare donc !
Pourquoi pas ?
Et celle-ci ?
Certainement.
Je crois que le diable combat en personne ! Qu’est cela ? Déjà ma main se paralyse.
Poussez.
Ô ciel !
Voilà mon lourdaud apprivoisé. Maintenant, au large ! il faut nous éclipser lestement, car j’entends déjà qu’on crie : « Au meurtre ! » Je m’arrange aisément avec la police ; mais quant à la justice criminelle, je ne suis pas bien dans ses papiers…
Au secours ! au secours !
Ici, une lumière !
On se dispute, on appelle, on crie, et l’on se bat.
En voilà déjà un de mort.
Les meurtriers se sont-ils donc enfuis ?
Qui est tombé là ?
Le fils de ta mère.
Dieu tout-puissant ! quel malheur !
Je meurs ! c’est bientôt dit, et plus tôt fait encore. Femmes, pourquoi restez-vous là à hurler et à crier ? venez ici, et écoutez-moi ! (Tous l’entourent.) vois-tu, ma petite Marguerite ? tu es bien jeune, mais tu n’as pas encore l’habitude, et tu conduis mal tes affaires : je te le dis en confidence ; tu es déjà une catin, sois-le donc convenablement.
Mon frère ! Dieu ! que me dis-tu là ?
Ne plaisante pas avec Dieu, Notre-Seigneur. Ce qui est fait est fait, et ce qui doit en résulter en résultera. Tu as commencé par te livrer en cachette à un homme, il va bientôt en venir d’autres ; et, quand tu seras à une douzaine, tu seras à toute la ville. Lorsque la honte naquit, on l’apporta secrètement dans ce monde, et l’on emmaillota sa tête et ses oreilles dans le voile épais de la nuit ; on l’eût volontiers étouffée, mais elle crût, et se fit grande, et puis se montra nue au grand jour, sans pourtant en être plus belle ; cependant, plus son visage était affreux, plus elle cherchait la lumière.
Je vois vraiment déjà le temps où tous les braves gens de la ville s’écarteront de toi, prostituée, comme d’un cadavre infect. Le cœur te saignera, s’ils te regardent seulement entre les deux yeux. Tu ne porteras plus de chaîne d’or, tu ne paraîtras plus à l’église ni à l’autel, tu ne te pavaneras plus à la danse en belle fraise brodée ; c’est dans de sales infirmeries, parmi les mendiants et les estropiés, que tu iras t’étendre… Et, quand Dieu te pardonnerait, tu n’en serais pas moins maudite sur la terre !
Recommandez votre âme à la grâce de Dieu ! voulez-vous entasser sur vous des péchés nouveaux ?
Si je pouvais tomber seulement sur ta carcasse, abominable entremetteuse, j’espérerais trouver de quoi racheter de reste tous mes péchés !
Mon frère ! Ô peine d’enfer !
Je te le dis, laisse là tes larmes ! Quand tu t’es séparée de l’honneur, tu m’as porté au cœur le coup le plus terrible. Maintenant, le sommeil de la mort va me conduire à Dieu, comme un soldat et comme un brave.
Il meurt.
Comme tu étais tout autre, Marguerite, lorsque, pleine d’innocence, tu montais à cet autel, en murmurant des prières dans ce petit livre usé, le cœur occupé moitié des jeux de l’enfance, et moitié de l’amour de Dieu ! Marguerite, où est ta tête ? que de péchés dans ton cœur ! Pries-tu pour l’âme de ta mère, que tu fis descendre au tombeau par de longs, de bien longs chagrins ? À qui le sang répandu sur le seuil de ta porte ? — Et dans ton sein, ne s’agite-t-il pas, pour ton tourment et pour le sien, quelque chose dont l’arrivée sera d’un funeste présage ?
Hélas ! hélas ! puissé-je échapper aux pensées qui s’élèvent contre moi !
L’orgue joue.
Le courroux céleste t’accable ! la trompette sonne ! les tombeaux tremblent, et ton cœur, ranimé du trépas pour les flammes éternelles, tressaille encore !
Si j’étais loin d’ici ! Il me semble que cet orgue m’étouffe ; ces chants déchirent profondément mon cœur.
Dans quelle angoisse je suis ! Ces piliers me pressent, cette voûte m’écrase. — De l’air !
Cache-toi ! Le crime et la honte ne peuvent se cacher ! De l’air !… de la lumière !… Malheur à toi !
Les élus détournent leur visage de toi : les justes craindraient de te tendre la main. Malheur !
Voisine, votre flacon !
Elle tombe en défaillance.
N’aurais-tu pas besoin d’un manche à balai ? Quant à moi, je voudrais bien avoir le bouc le plus solide… dans ce chemin, nous sommes encore loin du but.
Tant que je me sentirai ferme sur mes jambes, ce bâton noueux me suffira. À quoi servirait-il de raccourcir le chemin ? car se glisser dans le labyrinthe des vallées, ensuite gravir ce rocher du haut duquel une source se précipite en bouillonnant, c’est le seul plaisir qui puisse assaisonner une pareille route. Le printemps agit déjà sur les bouleaux, et les pins mêmes commencent à sentir son influence : ne doit-il pas agir aussi sur nos membres ?
Je n’en sens vraiment rien, j’ai l’hiver dans le corps ; je désirerais sur mon chemin de la neige et de la gelée. Comme le disque épais de la lune rouge élève tristement son éclat tardif ! Il éclaire si mal, qu’on donne à chaque pas contre un arbre ou contre un rocher. Permets que j’appelle un feu follet : j’en vois un là-bas qui brûle assez drôlement. — Holà ! l’ami ? oserais-je t’appeler vers nous ? Pourquoi flamber ainsi inutilement ? Aie donc la complaisance de nous éclairer jusque là-haut.
J’espère pouvoir, par honnêteté, parvenir à contraindre mon naturel léger, car notre course va habituellement en zigzag.
Hé ! hé ! il veut, je pense, singer les hommes. Qu’il marche donc droit au nom du diable, ou bien je souffle son étincelle de vie.
Je m’aperçois bien que vous êtes le maître d’ici, et je m’accommoderai à vous volontiers. Mais songez donc ! la montagne est bien enchantée aujourd’hui, et, si un feu follet doit vous montrer le chemin, vous ne pourrez le suivre bien exactement.
Sur le pays des chimères
Notre vol s’est arrêté :
Conduis-nous en sûreté
Pour traverser ces bruyères,
Ces rocs, ce champ dévasté.
Vois ces arbres qui se pressent
Se froisser rapidement ;
Vois ces rochers qui s’abaissent
Trembler dans leur fondement.
Partout le vent souffle et crie.
Dans ces rocs, avec furie,
Se mêlent fleuve et ruisseau ;
J’entends là le bruit de l’eau,
Si cher à la rêverie !
Les soupirs, les vœux flottants,
Ce qu’on plaint, ce qu’on adore…
Et l’écho résonne encore
Comme la voix des vieux temps.
Hérons et hiboux gémissent,
Mêlant leur triste chanson ;
On voit de chaque buisson
Surgir d’étranges racines ;
Maigres bras, longues échines,
Ventres roulants et rampants ;
Parmi les rocs, les ruines,
Fourmillent vers et serpents.
À des nœuds qui s’entrelacent
Chaque pas vient s’accrocher !
Là des souris vont et passent
Dans la mousse du rocher.
Là des mouches fugitives
Nous précédent par milliers,
Et d’étincelles plus vives
Illuminent les sentiers.
Mais faut-il à cette place
Avancer ou demeurer ?
Autour de nous tout menace,
Tout s’émeut, luit et grimace,
Pour frapper, pour égarer ;
Arbres et rocs sont perfides ;
Ces feux, tremblants et rapides,
Brillent sans nous éclairer !…
Tiens-toi ferme à ma queue ! voici un sommet intermédiaire, d’où l’on voit avec admiration Mammon resplendir dans la montagne.
Que cet éclat d’un triste crépuscule brille singulièrement dans la vallée ! Il pénètre jusqu’au plus profond de l’abîme. Là monte une vapeur, là un nuage déchiré ; là brille une flamme dans l’ombre du brouillard ; tantôt serpentant comme un sentier étroit, tantôt bouillonnant comme une source. Ici, elle ruisselle bien loin par cent jets différents au travers de la plaine, puis se réunit en un seul entre des rocs serrés. Près de nous jaillissent des étincelles qui répandent partout une poussière d’or. Mais regarde : dans toute sa hauteur, le mur de rochers s’enflamme.
Le seigneur Mammon n’illumine-t-il pas son palais comme il convient pour cette fête ! C’est un bonheur pour toi de voir cela ! Je devine déjà l’arrivée des bruyants convives.
Comme le vent s’émeut dans l’air ! De quels coups il frappe mes épaules !
Il faut t’accrocher aux vieux pics des rochers, ou bien il te précipiterait au fond de l’abîme. Un nuage obscurcit la nuit. Écoute comme les bois crient. Les hiboux fuient épouvantés. Entends-tu éclater les colonnes de ces palais de verdure ? Entends-tu les branches trembler et se briser ? Quel puissant mouvement dans les tiges ! Parmi les racines, quel murmure et quel ébranlement ! Dans leur chute épouvantable et confuse, ils craquent les uns sur les autres, et sur les cavernes éboulées sifflent et hurlent les tourbillons. Entends-tu ces voix dans les hauteurs, dans le lointain ou près de nous ?… Eh ! oui, la montagne retentit dans toute sa longueur d’un furieux chant magique.
Gravissons le Brocken ensemble.
Le chaume est jaune, et le grain vert,
Et c’est là-haut, dans le désert,
Que toute la troupe s’assemble :
Là, monseigneur Urian s’assoit,
Et, comme prince, il nous reçoit.
La vieille Baubo vient derrière ;
Place au cochon ! place à la mère !
L’honneur et le pas aux anciens !
Passe, la vieille, et tous les tiens…
Le cochon porte la sorcière,
Et la maison vient par derrière.
Par quelle route prends-tu, toi ?
Par celle d’Ilsentein, où j’aperçois une chouette dans son nid, qui me fait des yeux…
Oh ! viens donc en enfer ; pourquoi cours-tu si vite ?
Elle m’a mordu : vois quelle blessure !
La route est longue, et les passants
Sont très-nombreux et très-bruyants ;
Maint balai se brise ou s’arrête ;
L’enfant se plaint, la mère pète.
Messieurs, nous montons mal vraiment :
Les femmes sont toujours devant ;
Quand le diable les met en danse,
Elles ont mille pas d’avance.
Voilà parler comme il convient.
Pour aller au palais du maître,
Il leur faut mille pas peut-être,
Quand d’un seul bond l’homme y parvient.
Avancez, avancez, sortez de cette mer de rochers.
Nous gagnerions volontiers le haut. Nous barbotons toutes sans cesse ; mais notre peine est éternellement infructueuse.
Le vent se calme, plus d’étoiles ;
La lune se couvre de voiles,
Mais le chœur voltige avec bruit,
Et de mille feux il reluit.
Halte ! halte !
Qui appelle dans ces fentes de rochers ?
Prenez-moi avec vous ; prenez-moi ! Je monte depuis trois cents ans, et ne puis atteindre le sommet ; je voudrais bien me trouver avec mes semblables.
Le balai, le bouc et la fourche
Sont là : que chacun les enfourche !
Aujourd’hui qui n’est pas monté
Est perdu pour l’éternité.
De bien travailler je m’honore,
Et pourtant je reste en mon coin ;
Que les autres sont déjà loin,
Quand si bas je me traîne encore !
Une auge est un vaisseau fort bon ;
On y met pour voile un torchon,
Car si l’on voyage à cette heure,
Sans voguer il faudra qu’on meure.
Au sommet nous touchons bientôt ;
Que chacun donc se jette à terre,
Et que, de là, l’armée entière
Partout se répande aussitôt.
Cela se serre, cela pousse, cela saute, cela glapit, cela siffle et se remue, cela marche et babille, cela reluit, étincelle, pue et brûle ! C’est un véritable élément de sorcières… Allons, ferme, à moi ! ou nous serons bientôt séparés. Où es-tu ?
Ici !
Quoi ! déjà emporté là-bas ? Il faut que j’use de mon droit de maître du logis. Place ! c’est M. volant qui vient. Place, bon peuple ! place ! — Ici, docteur, saisis-moi ! Et maintenant, fendons la presse en un tas ; c’est trop extravagant, même pour mes pareils. Là-bas brille quelque chose d’un éclat tout à fait singulier. Cela m’attire du côté de ce buisson. Viens ! viens ! nous nous glisserons là.
Esprit de contradiction ! Allons, tu peux me conduire. Je pense que c’est bien sagement fait ; nous montons au Brocken dans la nuit du sabbat, et c’est pour nous isoler ici à plaisir.
Tiens, regarde quelles flammes bigarrées ! c’est un club joyeux assemblé. On n’est pas seul avec ces petits êtres.
Je voudrais bien pourtant être là-haut ! Déjà je vois la flamme et la fumée en tourbillons ; là, la multitude roule vers l’esprit du mal. Il doit s’y dénouer mainte énigme.
Mainte énigme s’y noue aussi. Laisse la grande foule bourdonner encore : nous nous reposerons ici en silence. Il est reçu depuis longtemps que dans le grand monde on fait des petits mondes… Je vois là de jeunes sorcières toutes nues, et des vieilles qui se voilent prudemment. Soyez aimables, pour l’amour de moi : c’est une peine légère, et cela aide au badinage. J’entends quelques instruments ; maudit charivari ! il faut s’y habituer. Viens donc, viens donc, il n’en peut être autrement ; je marche devant et t’introduis. C’est encore un nouveau service que je te rends. Qu’en dis-tu, mon cher ? Ce n’est pas une petite place ; regarde seulement là : tu en vois à peine la fin. Une centaine de feux brûlent dans le cercle ; on danse, on babille, on fait la cuisine, on boit et on aime ; dis-moi maintenant où il y a quelque chose de mieux.
Veux-tu, pour nous introduire ici, te présenter comme diable ?
Je suis, il est vrai, fort habitué à aller incognito ; un jour de gala cependant, on fait voir ses cordons. Une jarretière ne me distingue pas, mais le pied du cheval est ici fort honoré. Vois-tu là cet escargot ? Il arrive en rampant, tout en tâtant avec ses cornes ; il aura déjà reconnu quelque chose en moi. Si je veux, aussi bien, je ne me déguiserai pas ici. Viens donc, nous allons de feux en feux : je suis le demandeur, et tu es le galant. (À quelques personnes assises autour de charbons à demi consumés.) Mes vieux messieurs, que faites-vous dans ce coin-ci ? Je vous approuverais, si je vous trouvais gentiment placés dans le milieu, au sein du tumulte et d’une jeunesse bruyante. On est toujours assez isolé chez soi.
Aux nations bien fou qui se fiera !
Car c’est en vain qu’on travaille pour elles ;
Auprès du peuple, ainsi qu’auprès des belles,
Jeunesse toujours prévaudra.
L’avis des vieux me semble salutaire,
Du droit chemin tout s’éloigne à présent.
Au temps heureux que nous régnions, vraiment
C’était l’âge d’or de la terre.
Nous n’étions pas sots non plus, Dieu merci,
Et nous menions assez bien notre affaire ;
Mais le métier va mal en ce temps-ci,
Que tout le monde veut le faire.
Qui peut juger maintenant des écrits
Assez épais, mais remplis de sagesse ?
Nul ici-bas. — Ah ! jamais la jeunesse
Ne fut plus sotte en ses avis.
Tout va périr ; et, moi, je m’achemine
Vers le Blocksberg pour la dernière fois ;
Déjà mon vase est troublé. Je le vois,
Le monde touche à sa ruine.
Messieurs, n’allez pas si vite ! Ne laissez point échapper l’occasion ! Regardez attentivement mes denrées ; il y en a là de bien des sortes. Et cependant, rien dans mon magasin qui ait son égal sur la terre, rien qui n’ait causé une fois un grand dommage aux hommes et au monde. Ici, pas un poignard d’où le sang n’ait coulé ; pas une coupe qui n’ait versé dans un corps entièrement sain un poison actif et dévorant ; pas une parure qui n’ait séduit une femme vertueuse ; pas une épée qui n’ait rompu une alliance, ou frappé quelque ennemi par derrière.
Ma mie, vous comprenez mal les temps ; ce qui est fait est fait. Fournissez-vous de nouveautés, il n’y a plus que les nouveautés qui nous attirent.
Que je n’aille pas m’oublier moi-même… J’appellerais cela une foire.
Tout le tourbillon s’élance là-haut ; tu crois pousser, et tu es poussé.
Qui est celle-là ?
Considère-la bien, c’est Lilith.
Qui ?
La première femme d’Adam. Tiens-toi en garde contre ses beaux cheveux, parure dont seule elle brille : quand elle peut atteindre un jeune homme, elle ne le laisse pas échapper de si tôt.
En voilà deux assises, une vieille et une jeune : elles ont déjà sauté comme il faut.
Aujourd’hui, cela ne se donne aucun repos. On passe à une danse nouvelle ; viens maintenant, nous les prendrons.
Hier, un aimable mensonge
Me fit voir un jeune arbre en songe,
Deux beaux fruits semblaient y briller.
J’y montai : c’était un pommier.
Les deux pommes de votre rêve
Sont celles de notre mère Ève ;
Mais vous voyez que le destin
Les mit aussi dans mon jardin.
Hier, un dégoûtant mensonge
Me fit voir un vieil arbre en songe
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
Salut ! qu’il soit le bienvenu,
Le chevalier du pied cornu !
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
·
Maudites gens ! Qu’est-ce qui se passe entre vous ? Ne vous a-t-on pas instruits dès longtemps ? Jamais un esprit ne se tient sur ses pieds ordinaires. Vous dansez maintenant comme nous autres hommes.
Qu’est-ce qu’il veut dans notre bal, celui-ci ?
Eh ! il est le même en tout. Il faut qu’il juge ce que les autres dansent. S’il ne trouvait point à dire son avis sur un pas, le pas serait comme non avenu. Ce qui le pique le plus, c’est de vous voir avancer. Si vous vouliez tourner en cercle, comme il fait dans son vieux moulin, à chaque tour, il trouverait tout bon, surtout si vous aviez bien soin de le saluer.
Vous êtes donc toujours là ! Non, c’est inouï. Disparaissez donc ! Nous avons déjà tout éclairci ; la canaille des diables ne connaît aucun frein ; nous sommes bien prudents, et cependant le creuset est toujours aussi plein. Que de temps n’ai-je pas employé dans cette idée ! et rien ne s’épure. C’est pourtant inouï.
Alors, cesse donc de nous ennuyer ici.
Je le dis à votre nez, Esprits : je ne puis souffrir le despotisme d’esprit ; et mon esprit ne peut l’exercer. (On danse toujours.) Aujourd’hui, je le vois, rien ne peut me réussir. Cependant je fais toujours un voyage, et j’espère encore à mon dernier pas mettre en déroute les diables et les poëtes.
Il va tout de suite se placer dans une mare ; c’est la manière dont il se soulage, et quand une sangsue s’est bien délectée après son derrière, il se trouve guéri des Esprits et de l’esprit. (À Faust, qui a quitté la danse.) Pourquoi as tu donc laissé partir la jeune fille, qui chantait si agréablement à la danse ?
Ah ! au milieu de ses chants, une souris rouge s’est échappée de sa bouche.
Eh bien, c’était naturel ! Il ne faut pas faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y attacher de l’importance à l’heure du berger ?
Que vois-je là ?
Quoi ?
Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l’éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m’apercevoir qu’elle ressemble à la bonne Marguerite.
Laisse cela ! personne ne s’en trouve bien. C’est une figure magique, sans vie, une idole. Il n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?
Ce sont vraiment les yeux d’un mort, qu’une main chérie n’a point fermés. C’est bien là le sein que Marguerite m’abandonna, c’est bien le corps si doux que je possédai !
C’est de la magie, pauvre fou ! car chacun croit y retrouver celle qu’il aime.
Quelles délices !… et quelles souffrances ! Je ne puis m’arracher à ce regard. Qu’il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large que le dos d’un couteau !
Fort bien ! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a coupée. — Toujours cette chimère dans l’esprit ! Viens donc sur cette colline ; elle est aussi gaie que le Prater. Eh ! je ne me trompe pas, c’est un théâtre que je vois. Qu’est-ce qu’on y donne donc ?
On va recommencer une nouvelle pièce ; la dernière des sept. C’est l’usage ici d’en donner autant. C’est un dilettante qui l’a écrite, et ce sont des dilettanti qui la jouent. Pardonnez-moi, messieurs, si je disparais, mais j’aime à lever le rideau.
Si je vous rencontre sur le Blocksberg, je le trouve tout simple ; car c’est bien à vous qu’il appartient d’y être.
INTERMÈDE
Aujourd’hui nous nous reposons,
Fils de Mieding , de notre peine :
Vieille montagne et frais vallons
Formeront le lieu de la scène.
Les noces d’or communément
Se font après cinquante années ;
Mais les brouilles sont terminées,
Et l’or me plaît infiniment.
Messieurs, en cette circonstance,
Montrez votre esprit comme moi ;
Aujourd’hui, la reine et le roi
Contractent nouvelle alliance.
Puck arrive assez gauchement
En tournant son pied en spirales ;
Puis cent autres par intervalles
Autour de lui dansent gaîment.
Pour les airs divins qu’il module,
Ariel veut gonfler sa voix ;
Son chant est souvent ridicule,
Mais rencontre assez bien parfois.
Notre union vraiment est rare,
Qu’on prenne exemple sur nous deux !
Quand bien longtemps on les sépare,
Les époux s’aiment beaucoup mieux.
Époux sont unis, Dieu sait comme :
Voulez-vous les mettre d’accord ?…
Au fond du Midi menez l’homme,
Menez la femme au fond du Nord.
Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Suivant mille métamorphoses,
Grenouilles, grillons et crapauds,
Ce sont bien là nos virtuoses.
De la cornemuse écoutez,
Messieurs, la musique divine :
On entend bien, ou l’on devine,
Le
À l’embryon qui vient de naître
Ailes et pattes on joindra ;
C’est moins qu’un insecte peut-être…
Mais c’est au moins un opéra.
Dans les brouillards et la rosée
Tu t’élances… à petits pas ;
Ta démarche sage et posée
Nous plaît, mais ne s’élève pas.
Une mascarade, sans doute,
En ce jour abuse mes yeux :
Trouverai-je bien sur ma route
Obéron, beau parmi les dieux ?
Ni griffes ni queue, ah ! c’est drôle !
Ils me sont cependant suspects :
Ces diables-là, sur ma parole,
Ressemblent fort aux dieux des Grecs .
Ébauche, esquisses, ou folie,
Voilà mon travail jusqu’ici !
Pourtant je me prépare aussi
Pour mon voyage d’Italie.
Ah ! plaignez mon malheur, passants,
Mes espérances sont trompées :
Des sorcières qu’on voit céans,
Il n’en est que deux de poudrées.
Poudre et robes, c’est ce qu’il faut
Aux vieilles qui craignent la vue ;
Pour moi, sur mon bouc je suis nue,
Car mon corps n’a point de défaut.
Ah ! vous serez bientôt des nôtres,
Ma chère, je le parîrais ;
Votre corps, si jeune et si frais,
Se pourrira, comme tant d’autres.
Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Ne me cachez pas la nature ;
Grenouilles, grillons et crapauds,
Tenez-vous au moins en mesure.
Bonne compagnie en ces lieux :
Hommes, femmes, sont tous, je pense,
Gens de la plus belle espérance ;
Que peut-on désirer de mieux ?
Si la terre n’ouvre bientôt
Un abîme à cette canaille,
Dans l’enfer, où je veux qu’elle aille,
Je me précipite aussitôt.
Vrais insectes de circonstance,
De bons ciseaux l’on nous arma,
Pour faire honneur à la puissance
De Satan, notre grand-papa.
Ces coquins, que tout homme abhorre,
Naïvement chantent en chœur ;
Auront-ils bien le front encore
De nous parler de leur bon cœur !
Des sorcières la sombre masse
Pour mon esprit a mille appas ;
Je saurais mieux guider leurs pas
Que ceux des vierges du Parnasse.
Les braves gens entrent partout :
Le Blocksberg est un vrai Parnasse…
Prends ma perruque par un bout,
Tout le monde ici trouve place.
Dites-moi, cet homme si grand,
Après qui donc court-il si vite ?
Dans tous les coins il va flairant…
Il chasse sans doute au jésuite.
Quant à moi, je chasse aux poissons
En eau trouble comme en eau claire :
Mais les gens dévots, d’ordinaire,
Sont mêlés avec les démons.
Les dévots trouvent dans la foi
Toujours un puissant véhicule,
Et sur le Blocksberg, croyez-moi,
Se tient plus d’un conventicule.
Déjà viennent des chœurs nouveaux :
Quel bruit fait frémir la nature ?
Paix ! du héron dans les roseaux
C’est le monotone murmure.
Moi, sans crainte je le soutiens,
La critique au doute s’oppose,
Car, si le diable est quelque chose,
Comment donc ne serait-il rien ?
La fantaisie, hors de sa route,
Conduit l’esprit je ne sais où ;
Aussi, si je suis tout, sans doute
Aujourd’hui je ne suis qu’un fou.
Sondant les profondeurs de l’être,
Mon esprit s’est mis à l’envers ;
À présent, je puis reconnaître
Que je marche un peu de travers.
Quelle fête ! quelle bombance !
Ah ! vraiment je m’en réjouis,
Puisque, d’après l’enfer, je pense
Pouvoir juger du paradis.
Follets, illusion aimable,
Séduisent beaucoup ces gens-ci ;
Le doute paraît plaire au diable,
Je vais donc me fixer ici.
En mesure, maudites bêtes,
Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Grenouilles, grillons et crapauds,
Ah ! quels dilettantes vous êtes !
Qui peut avoir plus de vertus
Qu’un sans-souci ?… Rien ne l’arrête ;
Quand les pieds ne le portent plus,
Il marche très-bien sur la tête.
Autrefois, nous vivions gaîment,
Aux bons repas toujours fidèles ;
Mais, ayant usé nos semelles.
Nous courons nu-pieds à présent.
Nous sommes enfants de la boue.
Cependant, plaçons-nous devant ;
Car, puisqu’ici chacun nous loue,
Il faut prendre un maintien galant
Tombée et gisante sur l’herbe,
Du sort je subis les décrets ;
À ma gloire, à mon rang superbe,
Qui peut me rendre désormais ?
Place ! place au poids formidable,
Qui sur le sol tombe d’aplomb !
Ce sont des esprits !… lourds en diable,
Car ils ont des membres de plomb.
Gros éléphants, ou, pour bien dire,
Esprits, marchez moins lourdement.
Le plus massif, en ce moment,
C’est Puck, dont la face fait rire.
Si la nature, ou si l’esprit,
Vous pourvut d’ailes azurées,
Suivez mon vol dans ces contrées,
Où la rose pour moi fleurit.
Les brouillards, appuis du mensonge,
S’éclaircissent sur ces coteaux :
Le vent frémit dans les roseaux…
Et tout a fui comme un vain songe !
TROISIÈME PARTIE
Dans le malheur !… le désespoir ! Longtemps misérablement égarée sur la terre, et maintenant captive ! Jetée, comme une criminelle, dans un cachot, la douce et malheureuse créature se voit réservée à d’insupportables tortures ! Jusque-là, jusque-là ! — Imposteur, indigne esprit !… et tu me le cachais ! Reste maintenant, reste ! roule avec furie tes yeux de démon dans ta tête infâme ! — Reste ! et brave-moi par ton insoutenable présence ! Captive ! accablée d’un malheur irréparable ! abandonnée aux mauvais esprits et à l’inflexible justice des hommes !… Et tu m’entraînes pendant ce temps à de dégoûtantes fêtes, tu me caches sa misère toujours croissante, et tu l’abandonnes sans secours au trépas qui va l’atteindre !
Elle n’est pas la première.
Chien ! exécrable monstre ! — Change-le, Esprit infini ! qu’il reprenne sa première forme de chien, sous laquelle il se plaisait souvent à marcher la nuit devant moi, pour se rouler devant les pieds du voyageur tranquille, et se jeter sur ses épaules après l’avoir renversé ! Rends-lui la figure qu’il aime ; que, dans le sable, il rampe devant moi sur le ventre, et que je le foule aux pieds, le maudit ! — Ce n’est pas la première ! — Horreur ! horreur qu’aucune âme humaine ne peut comprendre ! plus d’une créature plongée dans l’abîme d’une telle infortune ! Et la première, dans les tortures de la mort, n’a pas suffi pour racheter les péchés des autres, aux yeux de l’éternelle miséricorde ! La souffrance de cette seule créature dessèche la moelle de mes os, et dévore rapidement les années de ma vie ; et toi, tu souris tranquillement à la pensée qu’elle partage le sort d’un millier d’autres !
Nous sommes encore aux premières limites de notre esprit, que celui de vous autres hommes est déjà dépassé. Pourquoi marcher dans notre compagnie, si tu ne peux en supporter les conséquences ? Tu veux voler, et n’es pas assuré contre le vertige ! Est-ce nous qui t’avons invoqué, ou si c’est le contraire ?
Ne grince pas si près de moi tes dents avides. Tu me dégoûtes ! — Sublime Esprit, toi qui m’as jugé digne de te contempler, pourquoi m’avoir accouplé à ce compagnon d’opprobre, qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction ?
Est-ce fini ?
Sauve-la !… ou malheur à toi ! la plus horrible malédiction sur toi, pour des milliers d’années !
Je ne puis détacher les chaînes de la vengeance, je ne puis ouvrir les verrous. — Sauve-la ! — Qui donc l’a entraînée à sa perte ?… Moi ou toi ? (Faust lance autour de lui des regards sauvages.) Cherches-tu le tonnerre ! Il est heureux qu’il ne soit pas confié à de chétifs mortels. Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans emploient pour se faire place en mainte circonstance.
Conduis-moi où elle est ! il faut qu’elle soit libre !
Et le péril auquel tu t’exposes ! Sache que le sang répandu de ta main fume encore dans cette ville. Sur la demeure de la victime planent des esprits vengeurs, qui guettent le retour du meurtrier.
L’apprendre encore de toi ! Ruine et mort de tout un monde sur toi, monstre ! Conduis-moi, te dis-je, et délivre la !
Je t’y conduis ; quant à ce que je puis faire, écoute ! Ai-je tout pouvoir sur la terre et dans le ciel ! Je brouillerai l’esprit du geôlier, et je te mettrai en possession de la clef ; il n’y a ensuite qu’une main humaine qui puisse la délivrer. Je veillerai, les chevaux enchantés seront prêts, et je vous enlèverai. C’est tout ce que je puis…
Allons ! partons !
Qui se remue là autour du lieu du supplice ?
Je ne sais ni ce qu’ils cuisent ni ce qu’ils font.
Ils s’agitent çà et là, se lèvent et se baissent.
C’est une communauté de sorciers.
Ils sèment et consacrent.
Passons ! passons !
Je sens un frisson inaccoutumé s’emparer lentement de moi. Toute la misère de l’humanité s’appesantit sur ma tête. Ici ! ces murailles humides… voilà le lieu qu’elle habite, et son crime fut une douce erreur ! Faust, tu trembles de t’approcher ! tu crains de la revoir ! Entre donc ! ta timidité hâte l’instant de son supplice.
Il tourne la clef. On chante au dedans.
C’est mon coquin de père
Qui m’égorgea ;
C’est ma catin de mère
Qui me mangea :
Et ma petite sœur la folle
Jeta mes os dans un endroit
Humide et froid,
Et je devins un bel oiseau qui vole,
Vole, vole, vole !
Elle ne se doute pas que son bien-aimé l’écoute, qu’il entend le cliquetis de ses chaînes et le froissement de sa paille.
Il entre.
Hélas ! hélas ! les voilà qui viennent. Que la mort est amère !
Paix ! paix ! je viens te délivrer.
Es-tu un homme ? tu compatiras à ma misère !
Tes cris vont éveiller les gardes !
Il saisit les chaînes pour les détacher.
Bourreau ! qui t’a donné ce pouvoir sur moi ? Tu viens me chercher déjà, à minuit ! Aie compassion, et laisse-moi vivre. Demain, de grand matin, n’est-ce pas assez tôt ! (Elle se lève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune, et je dois déjà mourir ! Je fus belle aussi, c’est ce qui causa ma perte. Le bien-aimé était à mes côtés, maintenant il est bien loin ; ma couronne est arrachée, les fleurs en sont dispersées… Ne me saisis pas si brusquement ! épargne-moi ! que t’ai-je fait ? Ne sois pas insensible à mes larmes : de ma vie je ne t’ai vu.
Puis-je résister à ce spectacle de douleur ?
Je suis entièrement en ta puissance ; mais laisse-moi encore allaiter mon enfant. Toute la nuit, je l’ai pressé contre mon cœur ; ils viennent de me le prendre pour m’affliger, et disent maintenant que c’est moi qui l’ai tué. Jamais ma gaieté ne me sera rendue. Ils chantent des chansons sur moi ! c’est mal de leur part ! Il y a un vieux conte qui finit comme cela. À quoi veulent-ils faire allusion ?
Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes chaînes douloureuses.
Oh ! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, au seuil de cette porte… c’est là que bouillonne l’enfer ! et l’esprit du mal, avec ses grincements effroyables… Quel bruit il fait !
Marguerite ! Marguerite !
C’était la voix de mon ami ! (Elle s’élance, les chaînes tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans ses bras, reposer sur son sein ! Il a appelé Marguerite ; il était là, sur le seuil. Au milieu des hurlements et du tumulte de l’enfer, à travers les grincements, les rires des démons, j’ai reconnu sa voix si douce, si chérie !
C’est moi-même !
C’est toi ! oh ! redis-le encore ! (Le pressant contre elle.) C’est lui ! lui ! Où sont mes douleurs ? où sont les angoisses de la prison ? où sont les chaînes ?… C’est bien toi ! tu viens me sauver… Me voilà sauvée ! — La voici, la rue où je te vis pour la première fois ! voilà le jardin où, Marthe et moi, nous t’attendîmes.
Viens, Viens avec moi !
Oh ! reste ! reste encore… J’aime tant à être où tu es !
Elle l’embrasse.
Hâte-toi ! nous payerons cher un moment de retard.
Quoi ! tu ne peux plus m’embrasser ? Mon ami, depuis si peu de temps que tu m’as quittée, déjà tu as désappris à m’embrasser ? Pourquoi dans tes bras suis-je si inquiète ?… quand naguère une de tes paroles, un de tes regards, m’ouvraient tout le ciel et que tu m’embrassais à m’étouffer ! Embrasse-moi donc, ou je t’embrasse moi-même ! (Elle l’embrasse.) Ô Dieu ! tes lèvres sont froides, muettes. Ton amour, où l’as-tu laissé ? qui me l’a ravi ?
Elle se détourne de lui.
Viens ! suis-moi ! ma bien-aimée, du courage ! Je brûle pour toi de mille feux ; mais suis-moi, c’est ma seule prière !
Est-ce bien toi ? es-tu bien sûr d’être toi ?
C’est moi ! viens donc !
Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre ton sein… comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi avec horreur ? Et sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?
Viens ! viens ! la nuit profonde commence à s’éclaircir.
J’ai tué ma mère ! Mon enfant, je l’ai noyé ! il te fut donné comme à moi ! oui, à toi aussi. — C’est donc toi !… Je le crois à peine. Donne-moi ta main. — Non, ce n’est point un rêve. Ta main chérie !… Ah ! mais elle est humide ! essuie-la donc ! il me semble qu’il y a du sang. Oh Dieu ! qu’as-tu fait ? Cache cette épée, je t’en conjure !
Laisse là le passé, qui est passé ! Tu me fais mourir.
Non, tu dois me suivre ! Je vais te décrire les tombeaux que tu auras soin d’élever dès demain ; il faudra donner la meilleure place à ma mère ; que mon frère soit tout près d’elle ; moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et le petit contre mon sein droit. Nul autre ne sera donc auprès de moi ! — Reposer à tes côtés, c’eût été un bonheur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m’appartenir désormais. Dès que je veux m’approcher de toi, il me semble toujours que tu me repousses ! Et c’est bien toi pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse !
Puisque tu sens que je suis là, viens donc !
Dehors ?
À la liberté.
Dehors, c’est le tombeau ! c’est la mort qui me guette ! Viens !… d’ici dans la couche de l’éternel repos, et pas un pas plus loin. — Tu t’éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te suivre !
Tu le peux ! veuille-le seulement, la porte est ouverte.
Je n’ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et, pour moi, de quelle utilité serait la fuite ! Ils épient mon passage ! Puis, se voir réduite à mendier, c’est si misérable, et avec une mauvaise conscience encore ! C’est si misérable d’errer dans l’exil ! Et, d’ailleurs ils sauraient bien me reprendre.
Je reste donc avec toi !
Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à gauche, où est l’écluse, dans l’étang. Saisis-le vite, il s’élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !
Reprends donc tes esprits ; un pas encore, et tu es libre !
Si nous avions seulement dépassé la montagne ! Ma mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit à la nuque ! Ma mère est là, assise sur la pierre, et elle secoue la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l’œil ; sa tête est si lourde ! elle a dormi si longtemps !… Elle ne veille plus ! elle dormait pendant nos plaisirs. C’étaient là d’heureux temps !
Puisque ni larmes ni paroles ne font rien sur toi, j’oserai t’entraîner loin d’ici.
Laisse-moi ! non, je ne supporterai aucune violence ! Ne me saisis pas si violemment ! je n’ai que trop fait ce qui pouvait te plaire.
Le jour se montre !… Mon amie ! ma bien-aimée !
Le jour ? Oui, c’est le jour ! c’est le dernier des miens ; il devait être celui de mes noces ! Ne va dire à personne que Marguerite t’avait reçu si matin. Ah ! ma couronne !… elle est bien aventurée !… Nous nous reverrons, mais ce ne sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de l’entendre ; la place, les rues pourront-elles lui suffire ? La cloche m’appelle, la baguette de justice est brisée. Comme ils m’enchaînent ! Comme il me saisissent ! Je suis déjà enlevée sur l’échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet comme le tombeau !
Oh ! que ne suis-je jamais né !
Sortez, ou vous êtes perdus ! Que de paroles inutiles ! que de retards et d’incertitudes ! Mes chevaux s’agitent, et le jour commence à poindre.
Qui s’élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que vient-il faire dans le saint lieu ?… C’est moi qu’il veut.
Il faut que tu vives !
Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !
Viens ! viens ! ou je t’abandonne avec elle sous le couteau !
Je t’appartiens, Père ! sauve-moi ! Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées !… Henri, tu me fais horreur !
Elle est jugée !
Elle est sauvée !
Ici, à moi !
Il disparaît avec Faust.
Henri ! Henri !
SECOND FAUST
AVERTISSEMENT
SUR LE SECOND FAUST ET SUR LA LÉGENDE
PROLOGUE
FAUST, étendu sur un gazon fleuri, fatigué et inquiet, cherche à s’endormir, et des esprits appelés Elfes, figures légères et charmantes, voltigent en cercle autour de lui.
Si la pluie des fleurs du printemps
Tombe en flottant sur toutes choses,
Si la bénédiction des vertes prairies
Sourit à tous les fils de la terre,
Le grand esprit des petits elfes
Porte son aide partout où il peut ;
Et que ce soit un saint ou un méchant.
L’homme de malheur excite toujours sa pitié.
Vous qui flottez autour de cette tête en cercle aérien,
Montrez ici la noble nature des elfes ;
Adoucissez la douleur aiguë du cœur,
Arrachez les flèches amères du remords cuisant,
Et purifiez son âme des malheurs passés.
Il y a quatre périodes du repos de la nuit ;
Remplissez-les avec bienveillance et activité.
D’abord vous penchez sa tête sur de frais coussins de verdure,
Puis vous le baignez dans la rosée du fleuve Léthé ;
Bientôt les membres roidis s’assouplissent,
Et, se fortifiant, il repose en attendant le matin.
Vous remplirez alors le plus beau devoir des elfes
En le rendant à la sainte lumière du jour.
Les airs tièdes s’emplissent
Autour du gazon vert ;
Doux zéphyrs, nuages zébrés
Apportez le crépuscule.
Chuchotez de douces paroles de paix.
Bercez le cœur dans un repos d’enfant ;
Et sur les yeux de cet homme fatigué
Fermez les portes du jour.
La nuit déjà est tombée.
L’étoile s’allie à l’étoile ;
De grandes lumières, de petites étincelles
Scintillent ici comme au loin.
Se mirent là-bas dans le lac transparent,
Et éclairent la nuit là-haut ;
La pompe sereine de la lune
Scelle le bonheur du repos.
Déjà les heures sont passées,
Joie et douleur ont disparu.
Pressens-le, tu pourras guérir ;
Confie-toi au nouveau regard du jour.
Les vallées verdissent, les collines grandissent,
Et s’accouplent pour faire de l’ombre en repos ;
Partout en folâtres flots d’argent
La semence vogue vers la récolte.
Aie le désir d’avoir des désirs,
Aspire à ces splendeurs du ciel ;
La prison qui t’entoure est fragile ;
Le sommeil est l’écorce ; rejette-la.
Ne tarde pas à te lancer dans l’action.
Si la foule traîne en hésitant,
Le noble esprit peut tout accomplir
Quand il comprend et saisit tout.
Un bruit immense annonce l’approche du soleil.
Écoutez, écoutez ! La tempête des Heures
Résonne déjà pour les oreilles des esprits ;
Déjà le nouveau jour est né.
Les portes du rocher grincent en ronflant ;
Les roues de Phébus craquent en roulant.
Quel bruissement la lumière apporte !
C’est le bruit du tambour, le son de la trompette ;
L’œil sourcille et l’oreille s’étonne ;
On ne peut ouïr l’inouï.
Cachez-vous dans les couronnes de fleurs.
Plus avant, plus avant ; restez tranquilles
Dans les rochers, sous les feuillages ;
Si ce bruit vous frappait, vous en resteriez sourds.
Les pulsations de la vie battent avec une nouvelle ardeur, pour faire un riant accueil au crépuscule éthéré. Et toi, terre, tu dormais aussi cette nuit, et tu respires à mes pieds, nouvellement rafraîchie. Tu commences déjà à m’environner de délices, tu animes et encourages ma forte résolution d’aspirer désormais à l’Être suprême. Déjà le monde s’ouvre à demi dans les lueurs du crépuscule, la forêt retentit d’une existence à mille voix. Dans toutes les vallées, les nuages se fondent ; les clartés du ciel s’affaissent dans les profondeurs, et branchages et feuillages jaillissent de l’abîme parfumé, où ils dormaient jusqu’à présent. Les couleurs aussi se détachent du fond de verdure, où la fleur et la feuille égouttent la rosée tremblante. Un paradis se dévoile autour de moi.
Regardez ! Les cimes des montagnes lointaines jouissent d’avance de cette heure de fête ! Elles sont baignées déjà de l’éternelle lumière, qui, plus tard, viendra jusqu’à nous. Déjà la clarté naissante glisse au-devant de nous par les pentes verdies des hauteurs. Le soleil s’avance en vainqueur. Hélas ! voici déjà mes yeux blessés de ses flèches ardentes !
Il en est donc ainsi, lorsqu’un espoir longtemps cherché touche enfin aux portes ouvertes de l’accomplissement et du salut ! À voir les flammes s’élancer des profondeurs qui gisent au delà, l’homme s’épouvante et s’arrête. Nous ne voulions qu’allumer le flambeau de la vie, et c’est une mer de flammes qui se répand autour nous ! Et quelles flammes ! Est-ce amour ? est-ce haine ? Enveloppés de ces replis brûlants, épouvantés d’une terrible alternative de douleurs et de joie, nous nous retournons bientôt vers la terre pour nous réfugier de nouveau sous l’humble voile de noire existence ignorante !
Que le soleil luise donc derrière moi ! La cascade bruit sur les récifs. C’est elle que je contemple avec un transport qui s’accroît sans cesse. De chute en chute, elle roule, s’élançant en mille et mille flots et jetant aux airs l’écume, sur l’écume bruissante. Mais que l’arc bigarré de cette tempête éternelle se courbe avec majesté ! tantôt en lignes pures, tantôt se fondant en air lumineux, et répandant autour de la cascade un doux frisson d’air agité. C’est là l’image de l’activité humaine ; saisis-en bien l’aspect et le sens, et tu comprendras que notre vie n’est de même qu’un reflet aux mille couleurs.
EXAMEN ANALYTIQUE
Après ce prologue où l’auteur vient de retremper son héros dans l’atmosphère romanesque et féerique du
Un second page annonce aussitôt qu’un autre fou vient de se présenter à sa place, qu’il est fort bien vêtu, mais que les hallebardiers ne veulent pas le laisser entrer. L’empereur donne un ordre, et Méphistophélès vient s’agenouiller devant le trône. Son compliment est gracieusement accueilli, et il prend la place de son prédécesseur à droite du prince.
Le conseil se met à discuter les affaires de l’État. Le chancelier parle longtemps contre la corruption du siècle, et, passant en revue toutes les classes de la société, y signale partout un esprit d’immoralité et de révolte auquel il faut chercher remède. Les juges eux-mêmes et les possesseurs de charges publiques ne sont pas exceptés de sa censure.
Le général se plaint des troupes et des officiers qui réclament un arriéré de solde, et menacent la tranquillité du pays. Le trésorier lui répond que les caisses sont vides, que tout le monde vit pour soi, et que la richesse de l’empire a été tarie par les guerres et les divisions des partis politiques.
Le maréchal énumère les provisions de bouche que la cour dévore chaque jour, et se plaint de la cherté des subsistances, qu’on gaspille à l’envi. Tous ces conseillers inquiets et maussades semblent être les mêmes dont nous avons entendu déjà les lamentations dans la
L’empereur, étourdi de toutes ces plaintes, se tourne vers son nouveau fou, et lui demande s’il n’a pas, à son tour, une plainte à faire. Méphistophélès s’étonne, au contraire, des jérémiades qu’il vient d’entendre. Il commence par flatter l’empereur, qui peut tout, et qui n’a qu’à souffler pour abattre ses ennemis. Avec un peu de courage et de bonne volonté, tous ces embarras disparaîtront, et l’astre de l’empire recouvrera tout son éclat.
Les courtisans murmurent à ces paroles :
— Cela est aisé à dire ! Mais que faut-il faire ? Les gens à projets trouvent tout facile…
— Qu’est-ce qui vous manque ? dit Méphistophélès. De l’argent ? Voyez la grande difficulté ! Le sol même de l’empire en est rempli. C’est de l’or brut dans les veines des monts ; c’est de l’or monnayé dans les trous des murailles, où l’ont caché les citoyens, effrayés depuis longues années des guerres et des révolutions. Il ne s’agit que de faire paraître ces richesses à la face du soleil, au moyen des forces données à l’homme par la nature et par l’esprit.
— La nature et l’esprit ! s’écrie le chancelier ; ce ne sont pas des mots à dire à des chrétiens ! C’est pour de telles paroles qu’on brûle les athées. La nature est le péché ; l’esprit est le diable en personne, et le doute est le produit de leur accouplement monstrueux !…
— Je reconnais bien là, dit Méphistophélès, votre savante circonspection. Ce que vous ne touchez pas, vous le croyez à mille lieues ! Ce que vous ne chiffrez pas vous semble faux ! Ce que vous ne sauriez peser n’a pour vous aucun poids ! Ce que vous ne pouvez monnayer vous paraît sans valeur.
— Mais, dit l’empereur, à quoi bon tant de paroles ? Nous manquons d’argent, trouvez-en.
Méphistophélès promet encore une fois tous les trésors enfouis sous la terre, et est soutenu dans ses assertions par l’astrologue de la cour, qui offre l’aide de la divination et des charmes pour trouver les mines inconnues et les trésors enfouis.
Ces deux personnages s’accordent à faire un si brillant tableau de ces finances impériales à
— À partir du mercredi des Cendres, dit l’empereur, nous commencerons donc nos nouveaux travaux. Jusque-là, vivons en gaieté.
Les fanfares résonnent, le conseil se sépare, et Méphistophélès rit à part soi de la façon dont il vient de jouer son rôle de fou.
Ici commence un intermède bouffon et satirique dont il est difficile de fixer les vagues allusions. Il ressemble en cela à celui de la première partie, intitulé :
La scène représente une vaste salle entourée de galeries et parée pour le carnaval. Là se presse une foule de personnages de tout temps, dont on ne peut trop dire si ce sont des masques ou des fantômes. Un héraut est chargé du
Bientôt Plutus arrive, entouré d’un brillant cortège, et la foule émerveillée fait cercle autour de lui. Le jeune homme qui conduit le char de ce dieu sème sur son passage des bijoux, des perles et des pierreries qui, recueillis par les assistants, se transforment en insectes, en papillons, en feux follets. On sent déjà que Méphistophélès n’est pas étranger à ces prodiges, et joue encore, dans un monde plus relevé, son rôle de physicien de la taverne d’Auerbach. Plutus, à son tour, descend du char, et ouvre un coffre-fort où brille l’or fondu, mesuré dans des vases d’airain. La foule se presse avidement vers ces sources nouvelles de prospérité. Mais Plutus, plongeant son sceptre dans le métal bouillonnant, en asperge l’assemblée, qui pousse des cris de douleur et de colère.
Une entrée de faunes, de satyres et de nymphes amène, en chantant un chœur, le dieu Pan, qu’une députation de gnomes vient complimenter, et auquel ils promettent les trésors renfermés dans la terre. On commence à voir ici que le dieu Pan n’est que l’empereur lui-même, déguisé. Les gnomes le conduisent vers le merveilleux trésor de Plutus ; mais, au moment où il se penche pour regarder dans le coffre, sa barbe et son costume prennent feu, et les courtisans, qui se précipitent pour éteindre les flammes, sont incendiés à leur tour. Le héraut, qui raconte toute cette scène au moment où elle se passe, appelle au secours de l’empereur, et maudit la mascarade imprudente. Méphistophélès, ou peut-être Faust, car l’auteur ne le nomme pas, caché sous les habits de Plutus, apaise les flammes, raille l’assemblée de sa frayeur et déclare que tout cela n’était qu’un tour de magie blanche.
Après cet intermède, l’action précédente recommence, et la cour, réunie dans des jardins, s’entretient des événements merveilleux de la fête qui vient de se passer. Ici, pour la première fois, nous voyons reparaître Faust, qui demande à l’empereur s’il est content de la mascarade. Ce dernier est enthousiasmé de ses nouveaux hôtes, et approuve fort l’idée du divertissement, qui l’avait un peu effrayé d’abord, mais qui s’est dénoué si heureusement.
— J’avais l’air de Pluton dans toutes ces flammes ! dit-il avec orgueil, et, au milieu de la foule embrasée, il me semblait régner sur le peuple des salamandres.
Méphistophélès le flatte en lui jurant qu’il s’en faut de bien peu qu’il ne règne en effet sur tous les éléments.
Soudain, le maréchal entre tout en joie, annonçant que tout va le mieux du monde ; le général vient dire aussi que les troupes ont été payées ; le trésorier s’écrie que ses coffres regorgent de richesses. Tout l’or qui roulait et ruisselait dans l’intermède semble être allé se condenser et se refroidir dans les caisses publiques.
— C’est donc un prodige ? dit l’empereur.
— Nullement, dit le trésorier. Pendant que, cette nuit, vous présidiez à la fête sous le costume du grand Pan, votre chancelier nous a dit : « Je gage que, pour faire le bonheur général, il me suffirait de quelques traits de plume. » Alors, pendant le reste de la nuit, mille artistes ont rapidement reproduit quelques mots écrits de sa main, indiquant seulement : ce papier vaut
— Quoi ! dit l’empereur, mes sujets prennent cela pour argent comptant ? L’armée et la cour se contentent d’être payées ainsi ? C’est un miracle que je ne puis trop admirer.
Ici, Méphistophélès, qui vient de jouer ce rôle de Law dans une cour du moyen âge, en inspirant ces idées au chancelier, développe la théorie des
— Mais, dit le fou, me le changera-t-on bien contre de l’or ?
— Sans doute, tout de suite, dit Méphistophélès.
— Je vais le changer, dit le fou. Mais, avec de l’or puis-je acquérir comme autrefois une terre, une maison, un bois autour de la maison ?
— Sans nul doute.
— Je vais vite changer le papier contre l’or, et l’or contre la maison et la terre. Dès ce soir, je vivrai tranquillement dans ma propriété !
— Pas si fou ! dit Méphistophélès seul, en quittant la scène ; pas si fou !
Dans toutes ces scènes épisodiques, Faust a été presque oublié. Il reparaît dans la suivante avec ses désirs, son activité et ses poétiques aspirations de la première partie ; c’est pourquoi nous donnerons cette scène dans son entier.
Pourquoi m’amènes-tu dans ce passage écarté ? Il n’y a ici nul plaisir ; il nous faut retourner dans cette foule bigarrée de la cour, où notre magie a tant de succès.
Ne me parle pas ainsi ; tu as dans tes vieux jours usé tout cela à tes semelles ; cependant, ta manière d’agir à présent ne tend qu’à me manquer de parole. Moi, au contraire, je suis tourmenté ; le maréchal et le chambellan me poussent, l’empereur veut que cela se fasse sur-le-champ… Il veut voir Hélène et Pâris, le modèle des hommes et celui des femmes ; il veut les voir en figures humaines. Vite donc à l’œuvre, je ne saurais manquer à ma parole.
Ta légèreté à promettre était imprudence.
Tu n’as pas, compagnon, réfléchi non plus jusqu’où ces artifices nous conduiront. Nous avons commencé par le rendre riche ; maintenant, il veut que nous l’amusions.
Tu crois que tout se fait si vite !… Nous touchons ici à des obstacles plus rudes : tu vas mettre la main sur un domaine étranger, et te faire inconsidérément de nouvelles obligations. Tu comptes évoquer aisément Hélène, comme le fantôme du papier-monnaie, avec des sorcelleries empruntées, avec des fantasmagories postiches… J’appelle aisément à mon service les sorcières, les nains et les monstres ; mais de telles héroïnes ne servent point aux amourettes du diable.
Voilà toujours ta vieille chanson. On est, avec toi, dans une incertitude continuelle ; tu es le père des obstacles, et, pour chaque remède, tu demandes un salaire à part. Cependant, cela finit par se faire, avec un peu de murmure, je le sais, et à peine on a pensé à la chose, que tu l’apportes déjà.
Le peuple des ombres païennes est en dehors de ma sphère d’activité ; il habite un enfer à lui. Pourtant il existe un moyen.
Parle, et sans retard.
Je te découvre à regret un des plus grands mystères. Il est des déesses puissantes, qui trônent dans la solitude. Autour d’elles n’existent ni le lieu, ni moins encore le temps. L’on se seul ému rien que de parler d’elles. Ce sont les Mères.
Les Mères !
Ce mot t’épouvante ?
Les Mères ! les Mères ! cela résonne d’une façon si étrange !
Cela l’est aussi. Des déesses inconnues à vous mortels, et dont le nom nous est pénible à prononcer, à nous-mêmes. Il faut chercher leur demeure dans les profondeurs du vide. C’est par ta faute que nous avons besoin d’elles.
Où est le chemin ?
Il n’y en a pas. À travers des sentiers non foulés encore et qu’on ne peut fouler,… un chemin vers l’inaccessible, vers l’impénétrable… Es-tu prêt ? — Il n’y a ni serrures ni verrous à forcer ; tu seras poussé parmi les solitudes. — As-tu une idée du vide et de la solitude ?
De tels discours sont inutiles ; cela rappelle la caverne de la sorcière, cela reporte ma pensée vers un temps qui n’est plus ! N’ai-je pas dû me frotter au monde, apprendre la définition du vide et la donner ? — Si je parlais raisonnablement, selon ma pensée, la contradiction redoublait de violence. N’ai-je pas dû, contre ces absurdes résistances, chercher la solitude et le désert, et, pour pouvoir à mon gré vivre seul, sans être entièrement oublié, m’abandonner enfin à la compagnie du diable ?
Si tu traversais l’Océan, perdu dans son horizon sans rivages, tu verrais du moins la vague venir sur la vague, et même, quand tu serais saisi par l’épouvante de l’abîme, tu apercevrais encore quelque chose. Tu verrais les dauphins qui fendent les flots verts et silencieux, tu verrais les nuages qui filent, et le soleil, la lune et les étoiles qui tournent lentement. Mais, dans le vide éternel de ces profondeurs, tu ne verras plus rien, tu n’entendras point le mouvement de tes pieds, et tu ne trouveras rien de solide où te reposer par instants.
Tu parles comme le premier de tous les mystagogues qui ait jamais trompé de fervents néophytes. Mais c’est au rebours. Tu m’envoies dans le vide, afin que j’y accroisse mon art, ainsi que mes forces ; tu me traites comme ce chat auquel on faisait retirer du feu les châtaignes. N’importe ! je veux approfondir tout cela, et, dans ton néant, j’espère, moi, trouver le grand tout.
Je te rends justice avant que tu t’éloignes de moi, et je vois bien que tu connais le diable. Prends cette clef.
Ce petit objet !
Touche-la, et tu apprécieras ce qu’elle vaut.
Elle croît dans ma main ! elle s’enflamme ! elle éclaire !
T’aperçois-tu de ce qu’on possède en elle ? Cette clef sentira pour toi la place que tu cherches. Laisse-toi guider par elle, et tu parviendras près des Mères.
Des Mères ! cela me frappe toujours comme une commotion électrique. Quel est donc ce mot que je ne puis entendre ?
Ton esprit est-il si borné qu’un mot nouveau te trouble ? Veux-tu n’entendre rien toujours que ce que tu as entendu ? Tu es maintenant assez accoutumé aux prodiges pour ne point t’étonner de ce que je puis dire
Je ne cherche point à m’aider de l’indifférence ; la meilleure partie de l’homme est ce qui tressaille et vibre en lui. Si cher que le monde lui vende le droit de sentir, il a besoin de s’émouvoir et de sentir profondément l’immensité.
Descends donc ! je pourrais dire aussi bien : monte ; c’est la même chose. Échappe à ce qui est, en te lançant dans les vagues régions des images. Réjouis-toi au spectacle du monde qui depuis longtemps n’est plus. Le mouvement de la terre entraîne les nuages ; agite la clef et tiens-la loin de ton corps.
Dieu ! je trouve en la serrant de nouvelles forces, et pour cette grande entreprise déjà ma poitrine s’élargit.
Un trépied ardent te fera reconnaître que tu es arrivé à la plus profonde des profondeurs. Aux lueurs qu’il projette, tu verras les Mères, les unes assises, les autres allant et venant, comme cela est. Forme, transformation, éternel entretien de l’esprit éternel, entouré des images de toutes choses créées. Elle ne te verront pas, car elles ne voient que les êtres qui ne sont pas nés. Là, point de faiblesse ; car le danger sera grand. Va droit où tu verras le trépied et touche-le avec la clef. (Faust élève la clef avec l’attitude de la résolution.) C’est bien. Alors, le trépied s’y attache et te suit en esclave. Tu remontes tranquillement ; le bonheur t’élève, et, avant qu’elles t’aient vu, te voilà de retour avec lui ; et, dès que tu l’auras posé sur le sol, tu pourras évoquer de la nuit éternelle héros et héroïnes, toi, le premier qui ait osé cette action. Elle sera accomplie, et par toi seul, et tu verras durant l’opération magique se transformer en dieu les vapeurs de l’encens.
Et que faut-il faire maintenant ?
Maintenant, que tout ton être tende en bas ; trépigne pour descendre ; tu trépigneras pour remonter.
Faust trépigne sur le sol et disparaît.
Puisse sa clef le mener à bonne fin ! Je suis curieux de savoir s’il reviendra.
Faust a disparu dans l’abîme du vide. Méphistophélès, qui vient de lui donner les moyens d’accomplir courageusement son épreuve, retourne près de l’empereur, qui, dans une salle richement éclairée, attend le résultat de cette fantasmagorie. Le chambellan exprime à Méphistophélès l’impatience du souverain. Réduit à un rôle secondaire, le diable semble ici chargé d’amuser le tapis en attendant le retour de l’illustre magicien. On l’accable de questions, de prières ; on lui demande des secrets de physique, de médecine, et même de toilette. Une jeune blonde se plaint des rougeurs qui tachent sa blanche peau dans la saison d’été. Méphistophélès lui donne la formule d’un onguent de frai de grenouilles et de langues de crapauds. Une brune expose piteusement son pied frappé d’un rhumatisme, qui ne peut ni danser ni courir. Le diable applique seulement son pied fourchu sur le pied de cette belle, qui s’enfuit en criant, mais guérie. Bientôt, ne sachant plus auquel entendre, le diable se dérobe à cette cohue.
Dans la salle des chevaliers, l’empereur, assis, continue d’attendre ; le héraut exprime les vœux de l’assemblée, préparée aux plus étranges apparitions. L’astrologue, qui, jusque-là, a toujours sondé l’espace, de son œil et de sa pensée, annonce enfin ce qu’aperçoit sa clairvoyance surnaturelle.
J’invoque votre nom, ô Mères qui régnez dans l’espace sans bornes, éternellement solitaires, sociables pourtant, la tête environnée des images de la vie active, mais sans vie ! Ce qui a une fois été se meut là-bas dans son apparence et dans son éclat, car toute chose créée se dérobe tant qu’elle peut au néant ; et vous, forces toutes-puissantes, vous savez répartir toutes choses pour la tente des jours ou la voûte des nuits. Les unes sont emportées dans le cours heureux de la vie ; l’enchanteur hardi s’empare des autres, et, se confiant dans son art, il prodigue noblement les miracles à la foule émerveillée.
La clef ardente touche à peine le vase du trépied, qu’une vapeur épaisse s’en exhale et remplit l’espace. Elle roule, partage, dissipe et ramasse tour à tour les flocons nébuleux. Et maintenant, écoutez le sublime chœur des esprits ; leur marche répand l’harmonie autour d’eux, et quelque chose d’inexprimable s’exhale de ces sons aériens. Les sons qui s’éloignent se déroulent en mélodies ; la colonnade et le triglyphe résonnent, et il semble que le temple chante tout entier. La vapeur s’affaisse ; du sein de ses plus légers nuages, s’avance un beau jeune homme dont les mouvements sont réglés par l’harmonie. Ici s’arrête ma tâche, et je n’ai nul besoin de le nommer. Qui ne reconnaîtrait le gracieux Pâris ?
Oh ! quel éclat de forte et brillante jeunesse !
Frais et plein de sève comme une pêche nouvelle.
J’admire le doux contour de ses lèvres finement coupées.
C’est une coupe où tu t’abreuverais volontiers.
Il est charmant ; mais il a peu d’élégance.
Ses membres n’ont pas toute la souplesse qu’il faut.
C’est le pâtre qui se trahit dans toute sa personne. Rien de la dignité du prince ni des manières de la cour.
Eh ! c’est un beau jeune homme dans sa demi-nudité ; mais je voudrais bien voir la figure qu’il ferait sous le harnais.
Il s’assied à terre mollement, gracieusement.
Sur son sein… vous vous trouveriez bien, n’est-ce pas ?
Il courbe son bras si gracieusement sur sa tête !
Un homme sans usage. J’en suis révolté…
Vous autres seigneurs, vous trouvez à redire à tout.
En présence de l’empereur, s’étendre ainsi !
C’est une pose qu’il prend ; il se croit seul.
L’acteur même doit ici suivre l’étiquette.
L’aimable jeune homme est plongé dans un doux sommeil.
Le voilà qui ronfle à présent ; c’est naturel ! c’est parfait !
Quel est ce parfum mêlé d’encens et de rose… qui, en le rafraîchissant descend jusqu’au fond du cœur ?
Il est vrai, un souffle divin répand dans l’air une odeur douce et pénétrante. C’est son haleine !
C’est le sang frais de la croissance… qui circule comme ambroisie partout le corps de ce jeune homme et s’exhale dans l’atmosphère autour de lui !
C’est donc elle enfin !… Eh bien, je ne sens pas mon repos compromis. Elle est parfaite ; mais sa beauté ne me dit rien !
Pour moi, je n’ai, cette fois, rien à faire davantage. Je l’avoue en honneur et le reconnais. La beauté vient là en personne ; et, quand j’aurais une langue de flamme… On a beaucoup chanté de tout temps la beauté. Celui à qui elle apparaît se sent saisi, hors de lui-même. Celui à qui elle appartient possède le suprême bien !
Ai-je encore mes yeux ? Il semble qu’à travers mon âme s’échappe à flots la source de la beauté pure ! Ma course de terreur aura-t-elle cette heureuse récompense ? Combien le monde m’était nul et fermé ! Qu’il me semble changé depuis mon sacerdoce ? Le voilà désirable enfin ! solide, durable !… Meure le souffle de mon être si je vais jamais habiter loin de toi ! L’image adorée qui me charma jadis dans le miroir magique n’était que le reflet vague d’une telle beauté ! Tu deviens désormais le mobile de toute ma force, l’aliment de ma passion ! À toi désir, amour, adoration, délire !…
Contenez-vous ! Ne sortez pas de votre rôle.
Grande, bien taillée ; seulement, la tête trop petite !
Regardez donc le pied… Comment ferait-il pour être plus lourd ?
J’ai vu des princesses de cette beauté. Des pieds à la tête, elle me paraît accomplie !
Elle s’approche doucement du jeune homme endormi.
Qu’elle est laide encore près de cette pure image de la jeunesse !
Il est éclairé de sa beauté.
Endymion et la Lune. C’est un vrai tableau !
C’est juste. La déesse semble descendre et se pencher sur lui pour boire son haleine. Ô sort digne d’envie !… Un baiser ! La mesure est pleine.
Quoi ! devant tout le monde ? C’est trop d’extravagance.
Redoutable faveur pour le jeune homme !
Silence ! Laisse l’image accomplir sa volonté.
Elle s’éloigne en glissant légèrement. Il s’éveille.
Elle regarde tout à l’entour. Je l’avais bien pensé.
Et s’étonne ! C’est un prodige que ce qui lui arrive.
Mais, pour elle, il n’y a là nul prodige, croyez-moi.
Elle revient vers lui avec une attitude pleine de pudeur.
Je remarque qu’elle semble lui apprendre quelque chose. En pareil cas, les hommes sont bien sots. Il croit vraiment qu’il est le premier
Laissez-moi l’admirer… Délicate avec majesté !
L’impudique ! Cela est de la dernière inconvenance.
Je voudrais bien me trouver à sa place.
Qui ne se prendrait en une telle nasse !
C’est un bijou qui a passé par toutes les mains ! Aussi la dorure eu est bien usée.
Depuis sa dixième année, elle n’a plus rien valu.
Chacun choisit ce qui lui plaît le mieux. Je me contenterais bien de ce beau reste.
Je la vois clairement ici ; cependant, j’avoue que je doute si c’est bien là véritablement Hélène ; la réalité mène à l’absurde… Je me tiens avant tout à la lettre des textes. Je lis donc qu’elle a, en effet, séduit par sa beauté toutes les barbes grises de Troie. Et, comme il me semble, le fait s’accomplit même ici. Je ne suis pas jeune, et cependant elle me plaît.
Ce n’est plus un jeune homme, c’est maintenant un hardi héros, qui la saisit sans lui laisser la force de se défendre ; il la soulève de son bras puissant. Serait-ce qu’il veut l’enlever ?
Fou ! téméraire ! que fais-tu ? Tu ne m’entends pas ! Arrête ! c’est trop !
Cette fantasmagorie est cependant ton ouvrage.
Un mot seulement. D’après tout ce que j’ai vu, j’appellerais cette scène : l’Enlèvement d’Hélène.
Quel enlèvement ? Suis-je pour rien à cette place ? N’ai-je point dans la main cette clef ? Elle m’a guidé à travers l’épouvante, et le flot et la vague des espaces solitaires, et m’a ramené sur ce terrain solide. Ici, je prends pied ! ici est le domaine du réel, et, d’ici, l’Esprit peut lutter avec les Esprits, et se promettre l’empire du double univers !… Elle était si loin ; comment la vois-je maintenant si près ? Je la sauve, et elle est doublement à moi. Courage ! ô Mères ! Mères, exaucez-moi ! Celui qui l’a connue ne peut plus se détacher d’elle !
Que fais-tu ? Faust ! Faust ! — De force il la saisit ; déjà l’image s’est troublée. Il attaque le jeune homme avec la clef ; il le touche. Malheur à nous ! malheur !… Hélas ! hélas !
Voilà ce que c’est ; se charger d’un tel fou, c’est de quoi arriver à mal, fût-on le diable lui-même !
Ténèbres, tumulte.
Méphistophélès a reporté le docteur Faut dans son ancienne demeure, il l’a couché sur le lit de ses pères ; et, pendant que son corps endormi repose, le diable retrouve tout en place, tel qu’ils l’ont laissé, jusqu’à la plume même qui a servi au pacte, et où brille encore le reste de la goutte de sang tirée aux veines du docteur.
— C’est une pièce rare, et qui se vendra cher aux antiquaires, dit Méphistophélès.
Un chœur d’insectes salue le maître, et court, bourdonne et danse autour de lui ; la vieille fourrure de la robe doctorale bruit de ces chants légers. Méphistophélès revêt encore une fois ce costume, et voit la cloche pour appeler les gens de la maison. Un serviteur arrive, et s’effraye de voir cet hôte inattendu. — Méphistophélès le reconnaît.
— Vous vous appelez Nicomède ? lui dit-il.
— Vous me connaissez ?
— Je vous reconnais ; vous avez vieilli beaucoup, et vous êtes étudiant encore, respectable sire !…
Le vieil étudiant a passé au service du docteur Vagner, qui se livre à de graves expériences de chimie transcendante. Un bachelier entre à son tour la tête haute et fier de son nouveau grade. Il parle et raisonne sur tout, et prétend argumenter contre le diable lui-même, qu’il trouve arriéré, suranné et sentant la vieille école. On reconnaît dans ce fier personnage l’humble étudiant de la première partie.
La scène se passe ensuite au laboratoire de Vagner, qui, las de la chimie et de la physique expérimentale, a imaginé de dérober le secret de la Création. À force de combiner les gaz, les fluides et les plus purs éléments de la matière, il est parvenu à concentrer dans une fiole le mélange précis où doit éclore le genre humain. De ce moment, la femme devient inutile ; la science est maîtresse du monde… Mais, au moment où déjà la flamme reluit au fond de la fiole, Méphistophélès entre brusquement.
— Silence ! arrêtez-vous, dit Vagner.
— Qu’y a-t-il ?
— Un homme va se faire.
— Un homme ? Vous avez donc enfermé des amants quelque part ?
— Bon ! dit Vagner : une femme et un homme, n’est-ce pas ? C’était là l’ancienne méthode ; mais nous avons trouvé mieux. Le point délicat d’où jaillissait la vie, la douce puissance qui s’élançait de l’intérieur des êtres confondus, qui prenait et donnait, destinée à se former d’elle-même, s’alimentant des substances voisines d’abord, et ensuite des substances étrangères, tout ce système est vaincu, dépassé ; et, si la brute s’y plonge encore avec délices, l’homme doué de plus nobles facultés doit rêver une plus noble et plus pure origine…
En effet, cela monte et bouillonne ; la lueur devient plus vive, la fiole tinte et vibre, un petit être se dessine et se forme dans la liqueur épaisse et blanchâtre ; ce qui tintait prend une voix. Homonculus, dans sa fiole, salue son père scientifique. Il se réjouit de vivre, et craint seulement que le père, en l’embrassant, ne brise trop tôt son enveloppe de cristal : c’est là la loi des choses. Ce qui est naturel s’étend dans toute la nature ; mais le produit de l’art n’occupe qu’un espace borné.
Homonculus salue aussi le diable, qu’il appelle son cousin, et lui demande sa protection pour vivre dans le monde. Le diable lui conseille de donner tout de suite une preuve de sa vitalité. Homonculus s’échappe des mains de Vagner, et s’en va voltiger sur le front de Faust, endormi. Là, il semble prendre part au rêve que fait le docteur dans ses aspirations vers la beauté antique ; il assiste avec lui à l’image de la naissance d’Hélène. Léda se baigne sous de frais ombrages, dans les eaux pures de l’Eurotas. Un bruit se fait entendre dans la feuillée ; des femmes s’échappent à demi nues, et la reine, restée seule, reçoit dans ses bras le cygne divin.
Ce rêve donne à Faust l’idée d’où sortiront les scènes étranges qui se préparent. L’apparition fantastique qui a eu lieu dans le palais lui a laissé, comme on l’a vu, une impression extraordinaire. S’il a saisi la clef magique dans la scène que nous avons rapportée, c’était pour attaquer le spectre de Pâris, qu’il n’a pu voir sans jalousie tenter d’enlever Hélène. Mêlant tout à coup les idées du monde réel et celles du monde fantastique, il s’est épris profondément de la beauté d’Hélène, qu’on ne pouvait voir sans l’aimer. Où est-elle ? elle existe quelque part dans le monde, puisque l’art magique a pu la faire apparaître. Fantôme pour tout autre, elle représente un objet réel pour cette vaste intelligence qui conçoit à la fois le connu et l’inconnu.
C’est par ce dénoûment que la scène se lie à l’intermède qui va suivre. Il semble que, dans cette partie, l’auteur ait voulu donner un pendant à la
Pendant ce temps, Faust se transporte aux rives du Pénéios et se plonge dans ses flots en interrogeant les nymphes qui l’habitent. Il rencontre Chiron, qui l’invite à sauter sur son dos et lui fait traverser le fleuve ; ce centaure l’emporte aux champs de Cynocéphale, où Rome vainquit la Grèce.
Chiron parle à Faust avec enthousiasme des héros de son temps, de Jason, d’Orphée et d’Achille, son élève. Mais Faust ne veut entendre parler que d’Hélène, la belle des belles, le type le plus pur de l’antique beauté.
Mais la beauté n’est rien selon Chiron, la grâce seule est irrésistible. Telle était Hélène quand elle s’assit sur son dos de coursier.
— Tu l’as portée ?
— Elle ? dit Chiron ? Oui, sur ce dos même où tu es assis. Elle se tenait comme toi à ma chevelure, où elle plongeait ses blanches mains, rayonnante de charmes, jeune, délices du vieillard.
— Elle avait à peine sept ans alors, n’est-ce pas ? dit Faust.
— Prends garde, observe Chiron, les philologues se trompent souvent et trompent les autres. C’est un être à part que la femme mythologique ; le poëte la crée selon sa fantaisie. Elle ne sera jamais majeure, jamais vieille ; elle a toujours l’aspect séduisant qui éveille les désirs. On l’enleva jeune, et, vieille, on la désire encore. En un mot, pour le poëte, le temps n’existe pas.
— Ainsi, dit Faust, le temps n’eut sur elle aucun empire ! Achille la rencontra bien à Phéra, en dehors de tout espace de temps. Quel étrange bonheur ! cet amour fut conquis sur le destin. Et ne puis-je, moi, par la seule force du désir, rappeler à la vie les formes abstraites et uniques, la créature éternelle et divine, aussi grande que tendre, aussi sublime qu’aimable ? Tu la vis jadis, et, moi, aujourd’hui, je l’ai vue, aussi belle que charmante, aussi belle que désirée ; maintenant, tout mon esprit, tout mon être en sont possédés. Je ne vis point si je ne puis l’atteindre.
Ici, Chiron juge que Faust a perdu la raison, il le renvoie à Manto, la fille d’Esculape, qui, moins sévère que Chiron, admire ce noble esprit humain possédé de la soif de l’impossible. Elle promet à Faust son aide puissante, et le guide vers l’antre obscur de Perséphone, creusé dans le pied du mont Olympe.
Méphistophélès parcourt d’un autre côté les vagues régions du monde des ombres ; de l’entretien des sages, il passe à celui des lamies, qui tentent de le séduire on lui offrant des charmes analogues à sa nature diabolique. Il en veut saisir une petite qui lui glisse dans les mains comme une couleuvre ; et une grasse plus appétissante, qui, au toucher, tombe en morceaux comme un champignon.
Le chœur des ombres antiques finit par reconnaître Méphistophélès pour un fils de sorcière, fille elle-même de sibylle, et Méphistophélès, humilié, se met à railler l’antiquité comme le temps présent. Il quitte enfin le séjour des ombres et retourne prendre pied sur la matière, formulée par un roc nommé Oréas, qui se prévaut de sa qualité pour mépriser les rêves des poëtes et les fantômes des âges évanouis.
HÉLÈNE
Beaucoup admirée et beaucoup blâmée, je suis Hélène ; j’arrive du bord où nous venons de débarquer, encore ivre du balancement animé des vagues, qui, venant des plaines phrygiennes, nous a portés sur leur dos
Ne dédaigne pas, ô femme illustre !
L’honorable possession du plus grand des biens ;
Car le plus grand bonheur, tu le possèdes seule :
La gloire de la beauté, qui s’élève au-dessus de tout.
Le héros est précédé par son nom :
Alors, il marche fièrement :
Mais le plus opiniâtre des hommes
Se soumet à la beauté toujours triomphante.
Ainsi, je viens ici portée par les vagues avec mon époux, et c’est lui qui m’envoie devant lui à sa ville ; mais je ne sais quelle est sa pensée, si je viens comme épouse, si je viens comme reine, si je viens comme sacrifice des poignantes douleurs du prince et pour les malheurs prolongés des Grecs. Je suis conquise, mais je ne sais si je suis prisonnière ! Les immortels m’ont singulièrement départi la renommée et la destinée, ces compagnes scabreuses de la beauté, qui sont même à ce seuil, près de moi, avec une présence sombre et menaçante. Car déjà, dans le navire profond, l’époux ne me regarda que rarement ; il ne prononça aucune parole indulgente. Il était là en face de moi, comme s’il rêvait malheur. Mais, lorsque, naviguant vers le profond rivage de la baie, les proues des navires avaient à peine salué la terre, il dit, comme inspiré par un dieu : « Ici, mes guerriers débarquent suivant l’ordre ; je les passerai en revue le long du rivage. Mais, toi, continue ton voyage le long de la rive féconde de l’Eurotas, marche en dirigeant les coursiers sur l’ornement de l’humide prairie, jusqu’à ce que tu sois arrivée à la belle plaine où se trouve Lacédémone, autrefois vaste champ voisin de hautes montagnes ; entre dans la maison du prince, qui s’élève jusqu’aux nuages, et passe en revue les servantes qui y sont restées, à la tête desquelles est la vieille et prudente intendante. Celle-ci te montrera la riche collection des trésors, tels que ton père les a laissés, et que j’ai accumulés moi-même en les augmentant dans la paix et dans la guerre. Tu trouveras tout dans le meilleur ordre ; car c’est là le privilège du prince, qu’il retrouve, en revenant, tout fidèlement à sa place tel qu’il l’y avait laissé. Car le serviteur n’a pas le droit de rien changer par sa volonté. »
Réjouis-toi maintenant en contemplant le trésor magnifique
Qui s’est toujours augmenté par le prix et par la masse ;
Car l’éclat de la chaîne, la splendeur de la couronne,
Montrent leur fierté d’être ici, et semblent sentir ce qu’ils sont ;
Mais entre seulement, et les anime de ta présence ;
Ils seront bientôt rendus à l’existence et au mouvement.
Je me réjouis de voir la beauté qui lutte d’empire
Avec l’or, et les perles, et les diamants.
Le maître continua à parler en maître : « Lorsque tu auras tout vu l’un après l’autre, alors prends des trépieds qui te sont nécessaires et d’autres vases dont le sacrificateur a besoin pour le saint usage des fêtes, les bassins, les coupes et le plateau. Que l’eau la plus pure soit dans les cruches élancées ; de plus, que le bois sec, prêt à jeter des flammes, soit Là ; enfin que le couteau bien affilé ne manque pas. Et, pour tout le reste, je l’abandonne à tes soins. » Ainsi il dit, me pressant de partir ; mais l’ordonnateur ne m’indique rien qui respire et qu’il veuille sacrifier pour honorer les Olympiens. Cela est grave ; pourtant je ne crains rien, et j’abandonne tout aux dieux, qui achèvent ce qui semble être conçu dans leur sein. Qu’il soit bien ou mal apprécié par les hommes, nous devons supporter le destin, nous qui sommes mortels. Mainte fois le sacrificateur a levé la hache pesante vers la nuque de l’animal couché sur la terre, et n’a pu l’achever, en étant empêché, ou par un ennemi voisin, ou par l’intervention d’un dieu.
Tu ne saurais deviner ce qui arrivera.
Reine, marche en avant.
Forte dans ton courage !
Le bien et le mal arrivent
À l’homme sans être prévus.
Nous ne le croirions pas si d’avance on ne nous l’annonçait.
Troie n’a-t-elle pas brûlé ? Nous avons cependant vu
La mort devant nos yeux, la mort ignominieuse ;
Et ne sommes-nous pas ici
Attachées à toi, te servant pleines de joie ?
Nous voyons le soleil éblouissant du ciel
Et ce qu’il y a de plus beau sur la terre.
Et toi, si charmante ; heureuses que nous sommes !
Soit ! quoi qu’il arrive, il me convient de monter sans retard dans la maison du roi, laquelle, longtemps désirée, et beaucoup regrettée, et presque perdue pour toujours se trouve de nouveau devant mes yeux, je ne sais comment. Les pieds ne me portent pas si légèrement sur les marches élevées, que je franchissais jadis comme un enfant.
Jetez, ô mes sœurs !
Ô tristes prisonnières.
Jetez au loin toutes vos douleurs ;
Partagez le bonheur de notre maîtresse,
Partagez le bonheur d’Hélène,
Qui vers le foyer de son père,
D’un pied lent et tardif
Mais d’autant plus ferme,
S’approche toute en joie.
Chantez et louez les dieux saints,
Qui rétablissent le bonheur.
Et ramènent l’homme à ses foyers.
Celui qui est libre plane,
Comme sur des ailes,
Sur les choses les plus dures ; tandis qu’en vain
Le prisonnier, plein de désir et de regret,
Au delà du créneau de son cachot
Étend le bras en se désolant.
Mais elle, un dieu la saisit,
Elle, la fugitive,
Et des ruines d’Ilion,
Il la reporta dans ces lieux ;
Dans la vieille maison de son père,
Parée de nouveau pour elle.
Après les innombrables
Délices et tourments
De sa première jeunesse,
Dont elle doit garder la mémoire.
Abandonnez maintenant le sentier parsemé de joie et de chants, et tourniez vos regards vers les battants de la porte. Que vois-je, mes sœurs ? la reine ne retourne-t-elle pas vers nous à pas redoublés et pleine d’émotion ? Qu’est-ce, grande reine ? Qu’as-tu pu rencontrer d’effrayant dans le portique de la maison, au lieu du salut des tiens ? Tu ne le caches pas, car j’aperçois de l’aversion sur ton front ; une noble colère en lutte avec la surprise.
La crainte vulgaire ne convient pas à la fille de Jupiter, et la main légère et fugitive de la frayeur ne la touche pas ; mais l’épouvante qui, s’élevant de l’
Ainsi, aujourd’hui, pleins d’horreur, les dieux du Styx m’ont masqué l’entrée de la maison, que volontiers, comme l’hôte renvoyé, je voudrais franchir en m’éloignant. Mais non ! j’ai reculé jusqu’au grand jour, et vous ne me pousserez pas plus loin, puissances, qui que vous soyez. Je songerai à me consacrer ; alors, l’épouse purifiée pourra, comme son époux, saluer le feu du foyer.
Découvre à tes servantes, femme illustre,
À celles qui t’assistent, ce qui est arrivé.
Ce que j’ai vu, vous le verrez de vos yeux, si la vieille nuit n’a pas englouti ces images dans la profondeur de son sein fécond en merveilles. Mais, pour que vous le sachiez, je vous le dis en ces termes. Lorsque j’entrai dans le premier espace intérieur de la maison du roi, marchant avec solennité, et me rappelant les premiers devoirs, je m’étonnai du silence des galeries désertes. Mon oreille ne fut point frappée du bruit de ceux qui marchent en travaillant ; mon regard cherchait en vain ces êtres empressés et remuants poussés par les occupations, et aucune servante n’apparut, aucune intendante, de celles qui viennent toujours pour saluer l’étranger ; mais, lorsque je m’approchai vers le siège du foyer, là, je vis, près des débris des cendres éteintes, assise à terre, oh ! quelle grande femme
Je me détourne d’elle avec colère, et je précipite mes pas vers les degrés où s’élève le
Phébus, l’ami de la beauté, repousse ces créations de la nuit, et les refoule dans les cavernes, ou bien il en triomphe.
J’ai beaucoup éprouvé, quoique la chevelure
Flotte, jeune encore, autour de mes tempes,
J’ai vu bien des spectacles d’horreur ;
Les malheurs de la guerre, la nuit d’Ilion,
Lorsqu’elle succomba ;
À travers les bruits pleins de nuages et de poussière
Des guerriers qui s’entre-choquaient, j’entendis les dieux
Crier avec fracas, j’entendis la Discorde
D’une voix d’airain retentir à travers champs
À l’entour des murailles.
Hélas ! ils étaient encore debout,
Les murs de Troie ; mais l’incendie.
Gagnant déjà de proche en proche,
Va se répandant çà et là,
Avec le souffle de la tempête.
Au-dessus de la ville endormie.
En fuyant, je vis, à travers la fumée, et la braise,
Et la flamme qui s’étendait comme une langue,
L’arrivée des dieux dans une effrayante colère.
Je vis s’avancer des figures merveilleuses
Aux formes gigantesques,
À travers la vapeur éclairée par le feu.
Si je le vis, ou si l’esprit, maîtrisé par l’angoisse,
M’a formé ces illusions,
Jamais je ne pourrais l’affirmer ;
Mais ce que je vois ici d’horrible,
Cela, je le sais sans en douter :
De la main je le toucherais,
Si je n’étais retenue parla crainte.
Laquelle des filles de Phorkyas peux-tu donc être ?
Car je te compare à cette race.
Es-tu une de celles qui n’ont qu’un œil et une dent
Qu’elles se repassent alternativement ?
Oses-tu bien, monstre,
À côté de la beauté,
Te montrer devant le regard connaisseur
De Phébus, le dieu du beau !
Mais avance toujours, avance !
Il ne contemple pas ce qui est laid ;
De même que jamais son œil sacré
N’a regardé l’ombre qui le suit.
Nous, mortels, hélas ! nous sommes condamnés
Malheureusement par la triste destinée
À avoir cette indicible douleur de la vue
Que fait naître ce qui est abominable, éternellement maudit
Dans ceux qui aiment ce qui est beau.
Eh bien, écoute donc : si insolemment
Tu nous braves, écoute les malédictions,
Écoute les menaces, les invectives qui sortent
De la bouche maudissante des bienheureux
Que les dieux ont formés !
La parole est vieille, mais le sens est toujours vrai et sublime. Que jamais la pudeur et la beauté ne s’accordent à traverser, en se donnant la main, le vert sentier de la terre.
Profondément enracinée, réside dans toutes les deux une si ancienne haine, que, n’importe où elles se trouvent en chemin, chacune tourne le dos à son ennemie ; chacune se presse de marcher en avant de plus belle ; la pudeur affligée, mais la beauté toujours hautaine et insolente, jusqu’à ce qu’enfin la nuit creuse de l’Orcus les entoure, à moins que l’âge ne les ait domptées avant cette époque. Je vous trouve maintenant, audacieuses qui venez de l’étranger, remplies d’arrogance, pareilles à l’essaim à la fois bruyant et rauque qui, par-dessus notre tête, en nuage prolongé, envoie d’en haut ces sons qui engagent le voyageur silencieux à jeter ses regards en haut ; mais ils passent leur chemin, et lui va le sien ; il en sera ainsi de nous. Qui êtes-vous donc, vous qui, sauvages comme des Ménades, semblables aux femmes ivres, osez faire ce vacarme autour du palais sublime du roi ? Qui donc êtes-vous, qui aboyez en voyant l’intendante, comme la meute des chiens en apercevant la lune ? Croyez-vous que la race dont vous sortez m’est cachée ? Toi, jeune engeance ! enfantée dans la guerre, élevée dans les batailles, toi, dévorée par la luxure, à la fois séduite et séductrice, énervant et la force du guerrier, et la force du citoyen ! Ainsi groupées, vous ressemblez à des sauterelles qui se précipitent d’en haut pour couvrir les moissons verdoyantes des champs. Vous, dissipatrices de l’application étrangère ! vous dont la gourmandise détruit la prospérité naissante ! loi, marchandise conquise, vendue au marché, troquée !
Celle qui, en présence de la maîtresse, gronde les servantes usurpe ses droits comme patronne de la maison ; car à elle seule il convient de vanter ce qui est louable, ou même de réprimander tout ce qui mérite blâme.
Aussi suis-je satisfaite des services qu’elles m’ont rendus lorsque la force d’Ilion fut assiégée et succomba, et fut anéantie, non moins que lorsque nous supportâmes les peines communes de la vie errante, où chacun d’ordinaire ne pense qu’à soi. J’attends encore ici pareille chose de ce joyeux, troupeau. Le maître ne demande pas ce qu’est l’esclave, seulement comment il sert. Tais-toi donc, et ne détourne d’elles ni tes regards ni ta figure hideuse. As-tu bien gardé jusqu’ici la maison du roi à la place de la maîtresse de la maison ?
Cela sera ta gloire ; mais, à présent, elle revient elle-même. Retire-toi maintenant, afin de ne pas être punie au lieu d’être louée.
Menacer les habitantes de la maison demeure un droit immense, que l’illustre épouse du souverain comblé des faveurs de Dieu a bien mérité par une sage direction en de longues années. À présent que tu es reconnue et que tu entres de nouveau dans ton ancien rang de reine et de maîtresse de la maison, saisis les rênes relâchées depuis longtemps ; règne et gouverne maintenant ; prends possession du trésor et de nous telles que nous sommes. Mais, avant tout, protége-moi, moi, la plus vieille, contre ce troupeau de filles, qui, près du cygne de ta beauté, semble une bande d’oies criardes mal emplumées.
Que la laideur se montre laide auprès de la beauté !
Que la sottise paraît sotte auprès de la prudence !
Raconte-nous de l’Érèbe, ton père ; raconte-nous de la Nuit, ta mère.
Parle donc de Scylla, ton cousin germain.
Maint et maint monstre s’élève dans ton arbre généalogique !
À l’Orcus va chercher ta consanguinité !
Ceux qui y habitent sont trop jeunes pour toi.
Va attirer dans tes filets amoureux le vieux Tirésias.
La nourrice d’Orion est son arrière-petite-fille.
Les Harpies, je suppose, l’ont nourrie de leurs
Avec quoi nourris-tu cette maigreur si bien soignée ?
Ce n’est pas avec du sang, dont tu es si avide.
Tu n’aimes que des cadavres, hideux cadavre toi-même
Des dents de vampire brillent dans ta bouche insolente.
Je fermerai la tienne si je dis qui tu es.
Commence par te nommer, et l’énigme est devinée.
Sans colère, mais en m’affligeant, je me place entre vous, vous interdisant la fureur d’une pareille lutte de paroles ; car rien n’est si nuisible au service des maîtres que la désunion des fidèles serviteurs. L’écho de ses ordres accomplis rapidement ne lui revient plus alors avec harmonie ; au contraire, autour de lui naît un bruit, un tumulte ; plus d’unité ; il s’y perd, c’est en vain qu’il gronde. Ce n’est pas tout : vous avez, dans votre colère sans frein, évoqué des images et des figures si fatales et si pleines d’horreur que je me sens poussée vers l’Orcus, en dépit des champs fleuris de ma patrie qui m’entourent. Est-ce bien le souvenir ? était-ce une illusion qui m’a saisie ? Étais-je tout cela ? le suis-je ? le serai-je à l’avenir, le rêve et le fantôme de ceux qui détruisent les villes ? Les jeunes filles frémissent ; mais, toi, la plus vieille, tu n’es pas émue. Parle donc, mais parle clairement.
Celui qui se souvient du bonheur varié des longues années, celui-là croit que la plus grande faveur des dieux n’est qu’un rêve. Mais, toi, jouissant de si grandes faveurs, sans mesure et sans fin, tu n’as vu, ta vie durant, que des amoureux enflammés soudainement aux coups les plus audacieux. Déjà Thésée te saisit, de bonne heure excité par sa flamme ardente, fort comme Hercule, jeune homme aux formes belles et magnifiques.
Il me ravit ! moi, biche svelte de dix ans ! et le château d’Aphidné, dans l’Attique, me cacha.
Alors, délivrée bientôt par Castor et par Pollux, tu fus entourée par l’élite des héros.
Cependant, je favorisai secrètement, comme je l’avoue volontiers, Patrocle, lui, l’image de Pelée !
Mais la volonté de ton père te destina à Ménélas, qui sut traverser les mers et sut aussi garder sa maison.
Il lui donna à la fois sa fille et le soin de son empire ; Hermione fut le fruit de cette union.
Mais, tandis que Ménélas conquérait au loin avec valeur l’héritage de Crète, à toi, épouse solitaire, il apparut un hôte d’une beauté fatale.
Pourquoi me ressouvenir de ce demi-veuvage, et des suites affreuses qui en sont résultées pour moi ?
Cette entreprise me valut, à moi, née libre à Crète, la captivité et un long esclavage.
Il t’a nommée immédiatement intendante, te confiant beaucoup : et le château et le trésor conquis par sa valeur.
Que tu as abandonnés, songeant à Ilion, la ville aux fortes murailles et aux joies inépuisées de l’amour.
Ne me rappelle pas les joies ! ma poitrine et ma tête furent inondées par des souffrances inexprimables.
Cependant, on dit que tu apparus sous deux faces, comme double fantôme, à la fois dans Ilion et en Égypte.
Ne rends pas plus confus encore mes sens égarés ; même maintenant, je ne sais, je suis…
Ils ajoutaient, ensuite, que, montant du creux empire des ombres, Achille se joignit ardemment à toi ! t’aimant
Mais, comme idole, je m’unis à lui, idole lui-même. C’était un songe ; ces paroles le disent assez… Je perds connaissance… et deviens une idole encore une fois, je le sens !
Elle tombe dans les bras du chœur.
Tais-toi, tais-toi !
Toi, au regard oblique, à la bouche méchante :
Des lèvres si hideuses, ne montrant qu’une dent !…
Que peut-il sortir de cet effroyable gouffre entr’ouvert ?
Car le méchant qui parait bienfaisant,
La colère du loup sous la toison de la brebis
M’inspirent plus de frayeur
Que la gueule du chien à trois têtes.
Nous sommes là écoutant avec anxiété :
Quand, comment peut-il sortir, ce monstre sans égal,
Placé là dans toute son horreur ?
Car, maintenant, au lieu de nous verser
La douce parole consolatrice, puisée dans le Léthé,
Tu remues, des temps passés, plus de mal que de bien,
Et tu rembrunis, en même temps,
Et l’éclat du présent et la lumière de l’espérance
Qui doucement commençaient à poindre.
Tais-toi, tais-toi !
Que l’âme de la reine,
Déjà près de s’enfuir,
Se maintienne encore et conserve palpable
La plus pure de toutes les formes
Que le soleil ait jamais éclairées.
Sors des nuages légers, magnifique soleil de ce jour, qui, voilé, nous ravissais encore et qui règnes maintenant en éblouissant par ton éclat. Tu vois dans ton regard charmant comme le monde se déroule devant tes yeux pleins de douceur. Qu’elles m’appellent laide tant qu’elles veulent, je sais aussi ce qui est beau.
Si je sors en chancelant du vide qui m’entourait dans le vertige, je voudrais cependant encore jouir du repos, car mes membres sont si las ; mais il convient aux reines, il convient à tous les hommes de se posséder et de prendre courage, quelque menaçantes que soient les circonstances.
Es-tu enfin là dans ta grandeur, dans ta beauté ? Ton regard signifie-t-il un ordre ? Quel est-il ? Prononce-le !
Tenez-vous prête à réparer ce que l’insigne négligence de votre querelle a fait perdre : ayez hâte d’accomplir un sacrifice tel que le roi me l’a commandé.
Tout est prêt dans la maison, la coupe, le trépied, la hache aiguë, tout ce qui est nécessaire pour arroser et pour encenser ; désigne la victime !
Le roi ne l’a pas indiquée.
Il ne l’a pas prononcé ? mot fatal !
Quelle douleur s’empare de toi ?
Reine, c’est toi qui es la victime !
Moi ?
Et celles-ci.
Malheur et désespoir !
Ta tomberas par la hache !
Horrible ! mais je l’ai pressenti. Malheureuse que je suis !
Cela me semble inévitable.
Hélas ! et nous, quel sera notre sort ?
Elle meurt d’une noble mort ; mais vous, au balcon élevé de la maison qui supporte le faîte du toit, comme les grives quand on les prend, vous trembloterez à la file. (Hélène et le chœur sont étonnés et effrayés, formant un groupe significatif symétriquement disposé.) Spectres ! vous voilà immobiles comme des figures effrayées de quitter le jour qui ne vous appartient pas. Les hommes, ces spectres qui tous vous ressemblent, ne renoncent pas volontiers à la lumière brillante et sublime du soleil ; mais personne ne prie pour eux et personne ne les sauve de cette foi ; tous ils le savent, mais peu s’y plaisent… Il est certain, vous êtes perdues ! Courage donc, à l’œuvre ! (Frappant dans ses mains ; on voit à la porte apparaître des nains déguisés, qui exécutent avec promptitude les ordres qu’elle a prononcés.) Approche-toi, monstre sombre, rond comme une boule… Roule vers ici, il y a du mal à faire à pleines mains. Faites place à l’autel aux cornes d’or ; déposez la hache éblouissante au-dessus du bord d’argent ; emplissez d’eau les vases, car il y aura à laver la souillure affreuse du sang noir ; étendez ici précieusement le tapis sur la poussière, afin que la victime s’agenouille royalement, et soit enveloppée, à la vérité la tête séparée, mais ensevelie avec décence et dignité.
La reine demeure abandonnée à ses pensées ; les jeunes filles se fanent comme le gazon moissonné. Mais, à moi, leur doyenne, il semble qu’un devoir sacré m’impose d’échanger la parole avec toi, la plus âgée des âgées. Tu es expérimentée, sage ; tu sembles être bienveillante pour nous, quoique cette jeune troupe écervelée t’ait méconnue ; c’est pourquoi, dis ce que tu crois possible pour nous sauver.
Rien de si facile : seulement, de la reine il dépend de se conserver, et vous autres aussi qui lui appartenez. Il faut de la résolution et de la promptitude.
Ô la plus révérée des parques ! la plus sage des sibylles, tiens fermés les ciseaux d’or ; alors, annonce-nous le jour et le salut, car nous sentons déjà douloureusement nos jeunes membres se remuer, tressaillir, se détacher, qui préféraient d’abord se réjouir dans la danse et se reposer ensuite sur le sein du bien-aimé.
Laisse-les se lamenter ! Je ressens de l’affliction, mais nulle crainte ; cependant, si tu peux nous sauver, j’y consens avec reconnaissance ; pour l’esprit sage, pénétrant, au regard lointain, souvent l’impossible se montre encore possible ; parie et dis ton moyen de salut !
Parle ! parle ! hâte-toi de dire comment nous échapperons à ces affreux lacets qui saisissent déjà, menaçants, notre col, comme de hideux ornements. Nous le pressentons déjà, malheureuses ! c’est pour nous suffoquer, pour nous étouffer, si toi, ô Rhéa ! la mère auguste de tous les dieux, tu n’as pas pitié de nous.
Avez-vous assez de patience pour écouter silencieusement le fil prolongé du discours ? Ce sont de nombreuses histoires.
Nous te suivrons avec patience ! car, en t’écoutant, nous prolongeons notre vie.
Celui qui, restant dans sa maison, garde un noble trésor et sait cimenter les murailles élevées de sa demeure, de même qu’assurer le toit contre la pluie battante, celui-là passera bien les longs jours de sa vie ; mais celui qui franchit criminellement, avec des pas fugitifs, le chemin sacré du seuil de sa porte, celui-là trouve, en retournant, l’ancienne place, mais tout transformé, sinon détruit.
À quoi bon ici ces sentences banales ? Tu peux raconter ; ne rappelle pas des choses fâcheuses.
Cela est historique et n’est aucunement un reproche. De golfe en golfe, Ménélas a ramé ; Ménélas combattait en pirate, et les rivages et les îles furent traités en ennemis. Revenant couvert de butin, il entassa ces richesses dans son palais. Pendant dix longues années, il resta devant Ilion ; je ne sais combien de temps il lui fallut pour revenir. Mais que se passa-t-il ici sur la place du palais sublime de Tyndare ? Qu’est devenu l’empire tout à l’entour ?
Gronder est donc ta seconde nature, pour que tu ne saches point remuer les lèvres sans prononcer un blâme ?
Tant d’années demeura abandonné le vallon montueux qui s’étend au nord de Sparte ! Le Taygète est par derrière, où, comme un joyeux ruisseau, l’Eurotas roule, et traverse ensuite largement notre vallée, le long des roseaux, où il nourrit vos cygnes. Là-bas, derrière le vallon montagneux, une race audacieuse s’est établie, sortie de la nuit cimmérienne ; elle a construit une tour inaccessible, d’où elle maltraite, selon ses désirs, et le sol et ceux qui l’habitent.
Quoi ! ils ont pu accomplir chose pareille ? Cela semble impossible.
Ils avaient assez de temps ; il y a une vingtaine d’années que cela s’est passé.
Y a-t-il un seul maître ? Sont-ce des brigands ? sont-ils nombreux et alliés ?
Ce ne sont point des brigands ; mais l’un d’eux est le maître de tous. Je ne l’attaque pas par des paroles, bien qu’il m’ait déjà visitée ; il ne dépendait que de lui de tout prendre ; mais il se contenta de quelques dons libres : c’est ainsi qu’il les nomma, mais non comme tribut.
Quel air a-t-il ?
.
Il n’est point mal ! Il me plaît, à moi ; c’est un homme alerte, hardi, bien fait, comme il s’en trouve peu parmi les Grecs ; c’est un homme intelligent. On attaque ces gens comme des barbares ; mais je ne pense pas qu’on en trouve parmi eux un seul aussi cruel que maint héros qui, devant Ilion, s’est montré semblable aux anthropophages. Je fais cas de sa générosité ; je me suis confiée à lui… Et son château, ah ! si vos yeux le voyaient ! c’est bien autre chose que ces vieux remparts que vos pères ont élevés sans plan et sans pensée, commodes Cyclopes qui construisent à la manière
Qu’appelle-t-on des blasons ?
Ajax n’avait-il pas des serpents enlacés sur son bouclier, comme vous l’avez vu vous-mêmes ? Les Sept, là-bas devant Thèbes, portaient chacun sur son bouclier de riches images significatives. Là, on voyait la lune et les étoiles sur le firmament nocturne, et aussi la déesse, le héros et les échelles, les glaives et les flambeaux, et tous les fléaux qui menacent fatalement les bonnes villes. Notre troupe de héros possède des figures de ce genre qu’elle a conservées par héritage de ses premiers aïeux, dans le premier éclat des couleurs. Vous voyez des lions, des aigles, et aussi des serres et des becs, puis des cornes de
Dis, y a-t-il là aussi des danseurs ?
Les meilleurs, une jeune troupe, fraîche, aux boucles d’or. Quel parfum de jeunesse elle répand ! Pâris seul exhalait cette douce odeur lorsqu’il vint trop près de la reine.
Tu sors tout à fait de ton rôle ; dis-moi le dernier mot.
Tu dois le lire ; c’est à toi à prononcer ce
Oh ! dis-la, cette vaillante parole ! sauve-toi, et nous en même temps.
Comment dois-je craindre que le roi Ménélas ne soit assez cruel envers moi pour vouloir ma perte ?
As-tu donc oublié comment il mutila ton Déiphobus, ce frère de Pâris tué dans le combat, sans l’avoir écouté, qui, avec opiniâtreté, te conquit, toi veuve, et te prit heureusement pour concubine ; il lui coupa le nez et les oreilles et le mutila plus encore. C’était une horreur à le voir.
C’est ainsi qu’il le traita, et c’est à cause de moi qu’il agit ainsi.
Pour lui-même, il te fera pareille chose. La beauté est indivisible ; celui qui l’a possédée tout entière préfère l’anéantir, maudissant tout partage de possession. (Trompettes dans le lointain ; le chœur frémit.) Avec quelle force le son jeté de la trompette saisit et déchire l’oreille et les entrailles ; ainsi la jalousie se cramponne et s’introduit dans la poitrine de l’homme, qui n’oublie jamais ce qu’il a possédé jadis, et ce qu’il a perdu maintenant, et qu’il ne possède plus.
N’entends-tu pas retentir les cors ? ne vois-tu pas les éclairs des armes ?
Sois le bienvenu, seigneur et roi ; je te rendrai volontiers compte, à toi.
Mais nous ?
Vous le savez clairement ; vous voyez sa mort devant vos yeux ; la vôtre aussi y est comprise : non, vous ne sauriez être sauvées.
J’ai médité sur ce qu’il y a de plus pressé, sur ce que je dois tenter. Tu es un mauvais génie, je le sens bien, et je le crains. Tu tournes le bien en mal. Mais, avant tout, je veux te suivre au castel ; le reste, je le sais ; ce que la reine peut cacher mystérieusement et profondément en son sein est impénétrable à chacun. Vieille, marche en avant !
Oh ! que volontiers nous allons,
D’un pied fugitif !
Derrière nous la mort ;
Devant nous du château
Les murs inaccessibles.
Qu’il nous protège aussi bien
Que le château d’Ilion,
Qui pourtant a succombé
Sous une ruse infâme.
Comment ? mais comment,
Sœurs, regardez à l’entour !
Le jour n’était-il pas serein ?
Des files de nuages s’étendent,
Sortis des flots sacrés d’Eurotas.
Déjà le regard perd le doux rivage
Couronné partout de roseaux ;
Et aussi les cygnes, libres, gracieux, fiers,
Qui se glissent mollement sur l’eau,
Nageant ensemble avec délices.
Hélas ! je ne les vois plus ;
Mais cependant, cependant.
J’entends encore leurs chants ;
J’entends encore dans le lointain de terribles sons.
Ces sons signifient la mort ;
Hélas ! pourvu qu’ils ne nous annoncent pas aussi,
Au lieu du salut, et des secours promis,
Notre heure et notre fin dernière,
À nous qui ressemblons aux cygnes.
Avec leurs beaux cols blancs, hélas !
Et à celle qui est née des cygnes.
Malheur à nous, malheur à nous !
Tout autour de nous déjà
Est voilé de nuages ;
Nous ne pouvons nous voir l’une l’autre !
Qu’arrive-t-il donc ? Marchons-nous ?
Ou planons-nous seulement,
En frôlant le sol de nos pas ?
Ne vois-tu rien ? N’est-ce pas peut-être
Hermès qui plane devant nous ?
Son sceptre d’or ne luit-il pas,
Nous guidant, nous précipitant,
Vers le mélancolique séjour de l’Hadès,
Plein de formes insaisissables,
Et toujours vide, si fort qu’on le remplisse ?
Oui, tout d’un coup, le nuage s’assombrit, il perd son éclat grisâtre, et devient brun comme les murs. Des murailles s’opposent en effet au regard, et arrêtent sa liberté. Est-ce une cour ? est-ce une profonde fosse, affreuse dans tous les cas ? Hélas ! sœurs, nous sommes prises, prises comme jamais nous ne l’avons été.
Précipitée et frivole, véritable image de femme, qui dépend de chaque moment, jouet et caprice du temps, du bonheur et du malheur, ni l’une ni l’autre ne savez rien supporter avec calme ; toujours l’une contredit l’autre avec violence, et les autres se disputent à travers leurs paroles. Dans la joie comme dans la douleur, vous pleurez et vous riez du même ton. Maintenant taisez-vous ! et attendez en écoutant ce que la reine résoudra dans sa sublime sagesse, pour elle et pour nous.
Où es-(u, pythonisse ? N’importe ton nom, sors de ces nuages, de ce sombre castel ! Et tu allais peut-être pour m’annoncer à ce magnifique seigneur et héros, pour me préparer un bon accueil. Je t’en remercie ; mais conduis-moi promptement vers lui ; je ne désire que la fin de ce labyrinthe ; je ne désire que le repos.
C’est en vain, ô reine ! que tu jettes tes regards à l’entour ; le simple fantôme a disparu ; il est resté peut-être là-bas dans le nuage, au sein duquel nous sommes venues ici, je ne sais comment, promptement et sans faire un pas. Peut-être erre-t-il dans le labyrinthe de ce castel qui s’est formé d’éléments si divers, interrogeant peut-être le seigneur, touchant la salutation auguste que l’on doit au prince. Mais vois donc déjà là-haut se remuer en foule dans les galeries, sur les croisées et sous les portails, en s’entre-choquant, beaucoup de serviteurs ; cela nous annonce un accueil à la fois distingué et favorable.
Mon cœur s’épanouit ! Oh ! voyez seulement là
Avec quelle retenue et quel pas mesuré
La jeune troupe gracieuse fait mouvoir avec harmonie
Son cortège réglé ; comment, et d’après quel ordre
Semble rangé et formé de si bonne heure
Ce magnifique peuple d’adolescents !
Que dois-je admirer le plus ?
Est-ce la démarche élégante ?
Est-ce la chevelure bouclée autour du front éclatant,
Et les joues rouges comme des pêches,
Couvertes encore d’un velouté si doux ?
Volontiers j’y mordrais ; mais je frissonne en y pensant ;
Car dans une tentation pareille,
La bouche, hélas ! peut se remplir de cendres !
Mais les plus beaux s’approchent de nous.
Que peuvent-ils porter là ?
Des degrés pour le trône,
Un tapis et un siège.
Une draperie à l’entour,
Qui semble une tente.
La voilà qui flotte,
En des guirlandes de nuages
Au-dessus de la tête
De notre reine ;
Car déjà elle est montée
Sur le magnifique siège.
Approchez, degré par degré,
Formez-vous en cercle majestueux.
Dignement, trois fois dignement !
Soit bénie une réception si belle !
Tout ce que le chœur vient de prononcer s’exécute peu à peu. Faust, après que des jeunes enfants et des varlets ont défilé on long cortège, paraît en haut de l’escalier dans un costume de cour, en chevalier du moyen âge, et descend avec lenteur et dignité.
Si à celui-ci les dieux, comme ils le font souvent, n’ont pas prêté pour peu d’instants une figure merveilleuse, un port sublime, une présence aimable et charmante ; s’il doit garder ces avantages ; alors, on peut dire qu’il réussira dans tout ce qu’il doit entreprendre, soit dans les combats avec les hommes, soit dans ceux que les femmes soutiennent. En vérité, il est préférable à beaucoup d’autres que mes yeux ont cependant hautement estimés. Je vois le prince, avec sa démarche lente et grave, sa retenue pleine de respect… Hélas ! sauve-toi, ô reine !
Au lieu d’un salut solennel, comme il convenait, au lieu d’un accueil respectueux, voici que je t’amène, rudement chargé de fers, le serviteur que voilà, lequel, oubliant son devoir, m’a détourné du mien. — Ici, agenouille-toi pour faire l’aveu de ta faute à cette femme sublime. — Voilà, auguste souveraine, l’homme chargé de veiller du haut de la tour, avec son œil perçant, de regarder tout à l’entour pour épier rigoureusement, dans l’espace des cieux et sur l’étendue de la terre, tout ce qui peut s’annoncer çà et là ; et tout ce qui peut se mouvoir, depuis le cercle des collines dans la vallée, jusque dans le castel élevé ; soit les flots d’un troupeau, soit les flots d’une armée. Nous nous partageons ceux-là, et nous attaquons l’autre. Aujourd’hui, ô quel oubli ! Tu approches, il ne t’annonce point. La réception pleine d’honneur, due à une si noble étrangère, se trouve manquée. Il a, par ce forfait, mérité la mort ; déjà son sang aurait coulé ; mais toi seule as le droit de punir, ou de faire grâce à ton gré.
Celte haute autorité, telle que sur eux tu me l’accordes, comme arbitre, comme souveraine (et sans doute c’est une épreuve), je l’exerce maintenant ; le premier devoir d’un juge est d’entendre les accusés. — Parle donc !
Laissez-moi m’agenouiller, laissez-moi voir,
Laissez-moi mourir, laissez-moi vivre !
Car je suis dévoué tout entier
À cette femme envoyée des dieux.
J’attendais les délices du matin,
J’épiais à l’est l’arrivée du jour.
Tout d’un coup le soleil, devant moi,
Se leva par miracle au sud.
Mon regard tourné vers ce côté,
Au lieu des gorges, au lieu des hauteurs,
Au lieu de l’espace de la terre et des cieux,
Ne voyait plus que celle qui est sans égale.
Je suis doué d’un regard perçant,
Comme le lynx placé au haut des arbres ;
Mais, maintenant, il fallait que je fisse effort,
Comme au sortir d’un profond rêve ;
Je ne savais plus comment m’orienter ;
Le créneau, la tour, la porte fermée…
Les nuages planent et s’entr’ouvrent,
Et voici, la déesse en sort.
Les yeux et le sein tournés vers elle,
Je m’enivrais de ce doux éclat.
Celle beauté, combien elle éblouit !
Elle m’aveuglait tout à fait, malheureux !
J’ai oublié les devoirs du garde,
J’ai oublié le cor enchanté ;
Menace toujours de m’anéantir !
La beauté dompte toute colère.
Je ne puis pas punir le mal que j’ai causé. Malheur à moi ! Cruelle, cruelle destinée qui me poursuit, de séduire partout le cœur des hommes à ce point, qu’ils ne respectent ni eux-mêmes, ni toute autre chose honorable. Pillant, séduisant, combattant, enlevant des demi-dieux, des héros, des dieux, même des démons, je fus conduite par eux çà et là. Je mis en désordre le monde maintes fois, et, à présent, je cause l’embarras partout. Éloigne ce brave, donne-lui la liberté ; qu’aucune honte n’atteigne celui qui est ébloui par les dieux.
C’est avec étonnement, ma reine, que je vois celle qui touche le but si juste, et en même temps je me sens atteint. Je vois l’arc qui a lancé la flèche et qui m’a blessé. Des flèches suivent les flèches et m’atteignent. Partout je les pressens emplumées, perçant à travers l’air et les murailles. Que suis-je maintenant ? Tout à coup vous tournerez contre moi ceux qui m’étaient toujours fidèles, et je crains déjà que mon armée n’obéisse à la femme triomphante qui n’a jamais été vaincue. Que puis-je faire, que de me remettre à votre disposition moi-même, et tout ce qui m’appartient ? Permettez que je me jette à genoux en vous reconnaissant, libre et fidèle, comme ma souveraine, vous qui, en paraissant, acquîtes la possession et le trône.
Vous me voyez de retour, ma reine. Le riche mendie un regard ; il le voit et se sent à la fois misérable comme un pauvre, et riche comme un prince. Qu’est-ce que j’étais et qu’est-ce que je suis maintenant ? Que faut-il vouloir ? que faire ? À quoi bon l’étincelle des plus beaux yeux ? Elle rejaillit devant vous. — Nous arrivâmes du côté du Levant ; c’en était fait de l’Occident : le premier ne savait rien du dernier, le premier tomba, le second resta debout, la lance du troisième n’était pas loin ; chacun était fortifié au centuple ; des milliers furent tués inaperçus. Nous poussâmes plus loin, nous entraînâmes tout avec violence ; partout nous fûmes les maîtres ; et là où je commandais aujourd’hui en maître, un autre vola et pilla demain. Celui-ci s’empara de la plus belle femme, celui-là du plus beau taureau ; tous les chevaux furent enlevés. Mais, moi, j’aimais à épier ce qu’il y a de plus beau, de plus rare qu’on ait jamais vu, et tout ce qu’un autre possédait n’était pour moi que de l’herbe séchée.
J’étais à la trace des trésors.
Je suivais seulement ma vue perçante ;
Je regardais dans toutes les poches ;
Tout intérieur était transparent pour moi.
Et des monceaux d’or m’appartenaient ;
Mais avant tout est la plus noble pierre,
L’émeraude mérite de verdoyer sur ton cœur.
Maintenant, balance entre l’oreille et la bouche
La gouttelette sortie des gouffres de la mer ;
Les rubis sont tout à fait éclipsés.
Le rouge de tes joues les rend pâles.
Et c’est ainsi que le plus grand des trésors,
Je le transporte ici à ta place ;
Devant tes pieds je dépose
La récolte de plus d’une bataille sanglante.
Je traîne ici bien des caisses,
J’ai encore plus de ces coffres de fer ;
Permets que je suive ta trace.
Et je remplirai ton trésor jusqu’aux voûtes.
Car à peine as-tu monté au trône.
Que déjà se courbent, déjà s’inclinent
L’esprit, et la richesse et le pouvoir,
Devant ton unique image.
Tout cela je le tenais ferme à moi ;
Mais, maintenant, malicieuse, il est ton bien ;
Je l’ai cru digne, sublime et
Maintenant, je vois que ce n’était rien.
Disparu est tout ce que j’ai possédé ;
C’est une herbe moissonnée, fanée.
Oh ! rends-lui par un regard indulgent
Toute sa valeur qu’il a perdue !
Éloigne promptement ce fardeau acquis avec audace, sans être blâmé, à la vérité, mais sans récompense. Déjà tout ce que le castel recèle dans son sein est à elle. Il est donc inutile de lui offrir un trésor spécial. Pars, et amoncelle trésor sur trésor avec ordre. Montre l’image sublime du luxe qu’aucun regard n’a encore vu ! Que les voûtes brillent comme les cieux purs. Prépare des paradis de la vie surnaturelle, fais devant ses pas rouler des tapis sur des tapis ; que son pied foule un parterre velouté, et que son regard, que les dieux n’éblouissent pas, ne rencontre partout que l’éclat le plus sublime.
Ce que le seigneur ordonne est facile ; pour le serviteur, c’est un jeu ; la fierté de cette beauté ne règne-t-elle pas sur le bien et sur la vie ? Déjà toute l’armée est adoucie, tous les glaives sont paralysés et émoussés devant cette magnifique image ; le soleil même est froid devant la splendeur de sa figure. Tout est vide, tout est nul.
Je désire te parler ; mais monte, viens à mes côtés ! La place vide appelle le seigneur et assure la mienne.
Permets d’abord qu’à genoux je te rende ce loyal hommage, femme sublime ; la main qui m’élève à tes côtés, permets que je la baise. Reçois-moi, comme co-régent de ton empire sans bornes ; tu auras en moi et adorateur et serviteur et gardien, tout dans l’un.
Je vois et j’entends des merveilles sans nombre ; je suis ravie d’étonnement. Je voudrais m’informer de beaucoup de choses. Mais je désire savoir pourquoi le ton du discours de cet homme m’a semblé si singulier et si affable. Un son semble harmonieusement succéder à un autre son, et, lorsqu’une parole a frappé l’oreille, arrive une autre parole pour caresser la première.
Si déjà le langage de nos peuplades te séduit, alors certainement leur chant te transportera ; car il satisfait et l’oreille et le sens dans toute sa profondeur. Mais ce qu’il y a de plus sûr, essayons-le immédiatement ; il appellera, il attirera de doux discours.
Ainsi, dis-moi comment faire pour dire de si belles paroles ?
Rien de si facile ; il faut que cela parte du cœur, et, lorsque la poitrine est brisée d’espoir et de regret, on regarde à l’entour, et on demande —
— qui est heureux avec soi ?
L’esprit ne contemple ni le futur, ni le passé. Le présent seul —
— est notre bonheur.
C’est un trésor, un gain sublime, possession et gage ; qui le confirme ?
— Ma main.
Qui ose blâmer notre reine,
Si elle accorde au seigneur de ce château
Un accueil amical ?
Car, avouez-le, toutes nous sommes prisonnières
Comme cela nous est arrivé souvent,
Depuis l’ignominieuse chute d’Ilion,
Et depuis que nous errons dans un labyrinthe d’existences
Pleines d’angoisse et de chagrin.
Des femmes exposées à l’amour des hommes
Ne font pas elles-mêmes de choix.
Mais elles les subissent ;
Et à des bergers aux cheveux d’or,
Peut-être comme à des
Selon que l’occasion se présente,
Elles accordent un pareil droit
Sur leurs membres délicats et faibles. —
Plus près et plus près encore ils sont assis.
Appuyés déjà l’un contre l’autre,
L’épaule à l’épaule, le genou contre le genou,
Les mains dans les mains ; ils se bercent
Sur l’élévation sublime
Du trône aux splendides coussins.
La majesté ne se prive pas
De la secrète joie
De se manifester hautement
Devant les regards du peuple.
Je me sens si loin, et cependant si près. Et j’aime à me dire : « Me voilà, là. »
À peine je respire ; la parole me manque, ma bouche tremble ; c’est un rêve ; le jour et le lieu sont disparus.
Il me semble que j’ai trop vécu, et, cependant, je me sens si nouvelle ! identifiée avec toi ; si fidèle à toi, inconnu.
N’analyse pas la destinée la plus unique ; l’existence est un devoir, ne fût-ce que pour un instant.
Épelez encore l’alphabet de l’amour,
Jouez-vous en creusant les choses amoureuses,
Continuez à aimer et à subtiliser par oisiveté ;
Mais le temps n’est pas favorable.
Ne sentez-vous pas un sourd tremblement ?
Prêtez l’oreille seulement
Au son aigu de la trompette.
Le malheur n’est pas loin ;
Ménélas, avec des flots de peuple,
Est en marche vers vous !
Préparez-vous à la lutte terrible !…
Entouré de la foule des vainqueurs,
Mutilé comme Déiphobus,
Tu expieras la protection donnée à ces femmes.
Suspendue à un fil léger,
Celle-ci trouvera près de l’autel
La hache fraîchement aiguisée.
Audacieuse interruption ! elle s’annonce à contretemps. Même dans les dangers, je n’aime pas l’impétuosité irréfléchie. Le plus beau des messagers, un message de malheur le rend laid ; et toi, la plus laide des laides, tu aimes à apporter le message le plus affreux. Mais, cette fois-ci, tu ne réussiras pas ; remplis les airs de ton haleine vide. Ici, il n’y a pas de danger, et même le danger ne serait qu’une vaine menace.
Bientôt tu verras de nouveau assemblé le cercle inséparable des héros. Celui-là seul est digne de la faveur des femmes, qui sait les protéger par la force. (Aux chefs, qui se séparent des colonnes et qui s’approchent.) Avec cette colère calme et retenue, qui vous assure la victoire, allez, jeunesse au sang pur du Nord, et vous, forces de l’Orient dans sa fleur ! Couvertes d’acier, éblouissantes de rayons, ces armées qui brisèrent empire sur empire, elles avancent, la terre tremble ; elles marchent et le tonnerre suit.
C’est près de Pylos que nous mîmes pied à terre. Le vieux Nestor n’est plus ! et tous les petits liens de royauté, notre troupe sauvage les brise. Sans retard repoussez maintenant de ces murs Ménélas jusqu’à la mer ! Qu’il y rôde, pillant et guettant sa proie, c’était là son penchant et sa destinée.
La reine de Sparte m’ordonne de vous saluer comme ducs. Mettons maintenant à ses pieds et la montagne et la vallée, et la conquête de l’empire sera à vous. Toi, Germain, défends les baies de Corinthe avec des boulevards et des digues. Et toi, Goth, je recommande à ta résistance l’Achaïe avec ses cent gorges. Que les armées des Francs marchent vers Élis, que les Saxons aient Messine en partage, que le Normand balaye les mers, et qu’il grandisse l’Argolide.
Alors, chacun demeurera chez soi et dirigera la force et l’éclair vers l’extérieur ; mais Sparte trônera sur vous, siège de la reine pour de longues années. Elle vous voit jouir à la fois, vous, tous et chacun, de pays où rien ne manque. Vous chercherez avec confiance, à ses pieds, sanction, droit et lumière.
Celui qui demande la plus belle pour soi,
Bravement avant toute chose
Doit avec sagesse regarder ses armes :
En flattant, il a bien su gagner
Ce qu’il y a de plus désirable sur terre ;
Mais il ne le possédera pas tranquillement :
De rusés séducteurs la surprennent,
Des brigands audacieux la lui arrachent,
Qu’il y pense et y prenne garde.
Je loue notre souverain pour cela ;
Je l’estime plus haut que tous les autres,
D’avoir réussi, par sa prudence et par sa valeur,
À faire que les forts soient là, obéissants,
Debout, à attendre son signal.
Ils exécutent loyalement son ordre ;
Chacun en tirant profit pour soi,
Comme pour appeler le remerciement du prince,
Et tous deux pour le profit de la gloire, son égale.
Car qui l’arrachera désormais
Au puissant qui la possède ?
Elle lui appartient. Oh ! qu’il la garde !
Doublement nous le souhaitons !
Il l’a entourée au dedans des sûres murailles ;
Au dehors, de la plus vaillante armée.
Les dons accordés à ceux-ci, à chacun un riche territoire, ces dons sont grands et magnifiques ; qu’ils partent, nous gardons l’empire du centre. Et ils te protégeront avec ardeur, tour à tour, toi, terre qui n’es pas une île, mais que les vagues ont rattachée par une légère chaîne de collines aux derniers hôtes des montagnes de l’Europe. Que ce pays, acquis maintenant à ma reine, fasse plus que tout autre le bonheur de tous ; lorsqu’au doux gazouillement des hautes eaux d’Eurotas elle sortit de la coquille, son auguste mère et sa sœur furent éblouies de son éclat. Ce pays, ta patrie, te montrant, tourné vers toi, sa plus grande beauté, oh ! préfère-le à celui qui t’appartient. Et même, quand sur ses plus hautes montagnes le dard du soleil est vainqueur, le rocher verdoie encore, et la chèvre y prend sa frugale pitance. La source ruisselle, les ruisseaux se précipitent, et déjà commencent à verdir les ravins, les pentes et les prés ; l’on voit passer sur cent collines des troupeaux de brebis. Les bêtes à cornes marchent d’un pas mesuré vers le bord escarpé, l’abri est préparé pour elles, le roc se voûte en cent cavernes. Pan les protège ; des nymphes séjournent dans les grottes humides et rafraîchies, et, désireux des régions plus élevées, l’arbre s’élève de branche en branche. Ce sont déjà de vieilles forêts : le chêne est grand, fort et dur ; l’érable, plein d’un doux suc, s’élève dans toute sa grâce et se joue de son fardeau. Et, maternellement, dans l’ombre tranquille jaillit le lait pur pour l’enfant et l’agneau ; les fruits pendent partout, et le miel dégoutte de la tige creusée. Là, le bien-être est héréditaire ; la joue devient sereine comme la bouche, chacun est immortel à sa place, ils sont saints et contents, et ainsi se développe le gracieux enfant pour devenir un jour père heureux. Nous sommes surpris, et nous nous demandons : « Sont-ce des hommes ou des dieux ? » C’est ainsi qu’Apollon s’était associé aux pasteurs ; car, là où la nature règne dans sa pureté, tous les mondes s’embrassent et se confondent. (Assis à côté d’elle.) Ainsi pour toi comme pour moi, tout a réussi ; oublions le passé ; oh ! sois fière de ton origine divine, tu appartiens entièrement au premier monde. Un château ne doit pas t’enfermer. Conservant son éternelle jeunesse, pour nous, pour nos délices, l’Italie est voisine encore de Sparte. Appelée à jouir du bonheur le plus sublime, tu touches au point suprême de ton sort : les trônes se changent en verdure, notre bonheur est libre au sein de la nature.
La scène change. Des kiosques fermés s’adossent à un rang de casernes entourées de treillages ombragés. Faust et Hélène ne sont pas vus. Le chœur, dormant, est dispersé çà et là.
Je ne sais pas depuis quand les filles dorment ; si elles ont rêvé ce que j’ai vu clairement, je l’ignore. Éveillons-les. Les jeunes gens s’étonneront, et vous, adultes, qui, assis là-bas, attendez pour voir enfin la solution de ces miracles dignes de foi. Debout ! debout ! secouez vos cheveux, ne clignotez plus, et écoutez-moi.
Parle toujours et raconte ce qui s’est passé de merveilleux ; nous désirons entendre ce que nous ne pouvons pas croire, car nous nous ennuyons à regarder ces rochers.
À peine vous êtes-vous frotté les yeux, mes enfants, et déjà vous vous ennuyez. Apprenez donc ce qui suit : dans ces cavernes, dans ces grottes et kiosques, notre seigneur et son épouse trouvaient protection et sûreté, comme un couple amoureux épris des charmes de la nature.
Comment, là-dedans ?
Séparés du monde, ils n’appelaient que moi seule pour les servir. J’étais auprès d’eux honorée de leur confiance ; mais, comme cela convient aux confidentes, je regardais autour de moi, je m’adressais partout, cherchant des racines, des mousses et des écorces dont je connaissais l’efficacité, et ils restaient seuls.
Tu parles comme si un monde entier était là dedans : des forêts et des prairies, des ruisseaux et des lacs ; quels contes nous récites-tu donc ?
Sans doute, inexpérimentées que vous êtes, ce sont des profondeurs que vous n’avez point sondées ; des salles et des cours partout, que je découvrais à force de chercher. Tout à coup j’entends des éclats de rire résonnant dans la caverne ; j’y porte mes regards, et je vois un jeune garçon sautant du sein de la mère vers le père, du père vers la mère ; les badinages, les cajoleries, les agaceries du fol amour m’étourdirent. Nu, un génie sans ailes, un faune sans animalité, il bondit sur la terre ferme ; mais le sol, par la réaction, le fait sauter au milieu des airs, et, au second, au troisième saut, il touche à la voûte. La mère, pleine d’angoisses, s’écrie : « Bondis toujours ainsi et selon ton loisir ; mais garde-toi de voler, car le vol ne t’est pas permis. » Et le père lui donne des exhortations : « L’élasticité qui te pousse en haut est dans la terre ; touche le sol seulement du doigt du pied, et tu seras bientôt fort comme le fils de la terre, Antée. » Conformément à ces paroles, il sautille sur la masse du rocher d’une pente à l’autre, comme saute une balle au jeu de paume ; mais tout à coup il disparaît dans la fente du gouffre, et il nous semble perdu. La mère se lamente, le père la console, et, moi, haussant les épaules, je me tiens debout. Et de nouveau quelle apparition ? Est-ce qu’il y a là des trésors cachés ? Il s’est richement vêtu d’habits rayés de fleurs ; des houppes tombent le long des bras, des écharpes flottent autour du sein ; portant dans sa main la lyre d’or, comme un petit Phébus, il avance, plein de courage, jusqu’au bord, jusqu’à la saillie. Nous fûmes frappés d’étonnement. Les parents, ravis d’admiration, se jetèrent l’un dans les bras de l’autre ; car quelle splendeur environne sa tête ? Cela est difficile à dire, si c’est l’éclat de l’or ou la flamme du génie qui brille. Et c’est ainsi qu’il s’annonce par ses actions et ses mouvements comme maître futur de tout ce qui est beau, et sentant dans ses veines les mélodies éternelles ; tel vous l’entendrez et vous le verrez.
Tu appelles cela un miracle, toi, née en Crète ! Tu n’as donc jamais écouté la parole du poëte, qui enseigne à tous ? N’as-tu jamais appris la richesse divine, héroïque, des traditions de l’Ionie, des souvenirs de la Grèce ? Tout ce qui se fait aujourd’hui n’est qu’une faible image des délicieux jours de nos aïeux. Ton récit n’égale pas celui qu’un agréable mensonge, plus digne de foi que la vérité, raconta du fils de Maïa. Les suivantes prodiguaient leurs soins à ce nourrisson, à peine né, gentil et vigoureux ; mais le petit espiègle retire bientôt ses membres souples et précieusement emmaillotés, semblable au papillon qui, déployant ses ailes, s’échappe promptement et voltige hardiment dans l’éther rayonnant. Ainsi, lui, plus agile encore, prouva bientôt par son adresse qu’il favoriserait les fripons et les voleurs. Il vola au dominateur des mers le trident, à Phébus l’arc et la flèche, à Héphestion la tenaille ; il eût pris même l’éclair de son père Jupiter, s’il n’eût pas eu peur du feu. Il remporta la victoire au carrousel sur Éros, et enleva la ceinture à Cypris, malgré ses caresses.
Écoutez ces sons charmants, délivrez-vous vite des fables, abandonnez la foule de vos dieux ; c’est passé. Personne ne veut plus vous comprendre : nous demandons davantage, car ce qui doit toucher le cœur doit venir du cœur.
Elle se retire vers le rocher.
Si tu aimes, être terrible, ces douces images, nous voilà touchées jusqu’aux larmes. Que l’éclat du soleil disparaisse des cieux, s’il peut se faire jour dans l’âme, nous trouverons alors dans notre cœur ce que le monde entier nous refuse.
Si VOUS entendez le chant d’un enfant, votre joie ressemble à la sienne ; si vous me voyez sauter selon leur cadence, le cœur vous bondit de plaisir.
L’amour, pour rendre heureux les hommes, unit deux personnes ; pour combler leur bonheur, il en faut trois.
Tout est alors trouvé : je suis à toi et tu es à moi, nous sommes unis pour toujours ; que jamais cela ne change !
L’aspect de l’enfant réunit le plaisir de beaucoup d’années dans ce couple. Que cet aspect est doux à nos cœurs !
Laissez-moi danser ! laissez-moi sauter, au sein des airs ! Tout pénétrer et tout saisir, voilà ma joie.
Sois modéré, sois prudent ! Calme cette audace ! Ne te prépare point la chute et le malheur. Ta perte serait la nôtre, ô mon cher fils !
Je ne veux pas plus longtemps rester attaché à la terre ! laissez mes mains, laissez mes cheveux, laissez mes vêtements, ils sont à moi.
Oh ! pense ! oh ! pense à qui tu appartiens : hélas ! quel malheur, si tu troublais ce noble assemblage : — moi, toi et lui !
Bientôt, je le crois, le nœud sera brisé.
Arrête, arrête, pour l’amour de tes parents, tes désirs sans bornes ! Sois tranquille, suis l’usage de tous !
Seulement pour vous plaire, je m’arrêterai. (Entraînant le chœur à la danse.) Doucement je me mêlerai à ces chœurs joyeux. Est-ce bien là la mélodie ? est-ce bien le mouvement ?
Oui, cela est bien fait. Guide le cercle harmonieux de ces belles danseuses.
Oh ! si cela était passé ! La bouffonnerie me réjouit peu.
Si tu remues tes bras charmants, si tu secoues dans les airs ta chevelure lumineuse, si ton pied et tes pas si doux frôlent la terre, si tes membres ont des mouvements gracieux, alors tu as atteint ton but, bel enfant ! tous nos cœurs sont pour toi ; tout te sourit.
Vous êtes tous des chevreuils fugitifs ! C’est un jeu nouveau où il faut courir ! Je suis le chasseur, vous êtes le gibier.
Si tu veux que nous te suivions, sois moins agile ; car nous n’avons qu’un but, qu’un seul désir de récompense, c’est de t’embrasser, ô belle image !
Ah ! par les forêts, par les ronces et les rochers !… Ce qui est facilement atteint me répugne ; seulement, ce qu’il faut forcer me séduit.
Quelle espièglerie ! quel tapage ! Aucune modération n’est à espérer. Il s’élance, et ses cris résonnent comme le cor à travers monts et vallées. Quel désordre ! quels cris !
Il a passé devant nous, se riant de nous avec dédain ; de toute la foule, il amène la plus bruyante.
Si je traîne ici la fière jeune fille, si je la serre contre mon sein avec délices, si je baise sa bouche, malgré sa résistance, je le fais pour montrer ma force et ma volonté.
Laisse-moi ! Moi aussi, j’ai de la force et du courage. Ma volonté, comme la tienne, ne se laisse pas facilement forcer. Tu te fies à ton bras ? Tiens ferme, insensé que tu es, et je te brûle pour m’amuser. (Elle jette des flammes et flamboie en s’élevant.) Suis-moi dans les airs, suis-moi dans le tombeau ; cherche à attraper le but que tu as manqué.
Que dois-je faire ici, entre le rocher et la montagne touffue ? Ne suis-je pas jeune et frais ? Les vents sifflent, les flots mugissent dans le lointain, je les entends ; je veux m’en approcher.
Il monte plus haut sur le rocher.
Veux-tu ressembler aux chamois ? Nous tremblons de te voir tomber.
Il faut que je monte toujours plus haut, que mes regards se portent toujours plus loin. Maintenant, je sais où je suis : au milieu de l’île, au milieu du pays de Pélops ; moitié sur la terre, moitié dans la mer.
Si tu ne veux pas rester paisiblement à la montagne et dans la forêt, cherchons alors les vignes rangées au penchant des collines, allons cueillir des figues et des pommes. Reste, oh ! reste dans ce beau pays.
Rêvez-vous la paix ? Que chacun rêve ce qui lui est doux. La guerre est le mot de ralliement. La victoire ! voilà un mot qui sonne bien !
Celui qui en temps de paix désire le retour de la guerre se sépare de l’espérance et du bonheur…
Pas de vagues, pas de murs ; le cœur de l’homme, ferme comme l’airain, est le rempart le plus certain. Voulez-vous rester sans conquêtes ? Allons, armés légèrement, faire la guerre ; les femmes deviennent des amazones, et chaque enfant devient un héros.
Divine poésie ! qu’elle monte vers le ciel ! qu’elle brille, cette belle étoile, loin et toujours plus loin ! elle nous suit, et c’est avec plaisir qu’on entend sa marche harmonieuse.
Non, je n’ai pas paru comme un enfant ; l’adolescent arrive armé, associé avec ceux qui sont forts, libres et hardis. Partons ! ce n’est que là où s’ouvre le chemin de la gloire.
À peine entré dans la vie, tu désires déjà en sortir ? Est-ce que nous ne sommes rien pour toi ? Notre belle réunion est donc un rêve ?
Entendez-vous le tonnerre sur la mer ? l’entendez-vous dans la vallée, dans la poussière et dans les vagues, dans la foule et dans le tumulte, vers la douleur et le tourment ? La mort est une loi ; cela se comprend assez.
Quelle horreur ! quel délire ! la mort est pour toi une loi !
Dois-je tendre ailleurs ? Non ; je veux ma part de misère et de malheur !
Orgueil et danger ! destin mortel !
Je sens des ailes qui se déplient… Là-bas, là-bas, il faut aller ! admirez mon vol !
Icare ! assez de douleurs !
Un beau jeune homme tombe aux pieds des parents ; l’on croit reconnaître dans ce cadavre une figure connue ; mais l’enveloppe matérielle disparaît aussitôt, l’auréole monte comme une comète vers le ciel, les vêtements et le manteau restent sur la terre.
De dures souffrances viennent tout de suite après la joie.
Ne me laissez pas seul, ma mère, dans ce sombre séjour.
Pause.
Pas seul ! — Qu’importe où tu séjourneras !
Nous croyons assez te connaître.
Hélas ! si tu quittes le jour,
Nul cœur ne se séparera de toi.
À peine nous osons te plaindre ;
Avec envie nous célébrons ton sort :
Dans le jour ou dans les ténèbres,
L’amour et le courage furent grands en toi !
Hélas ! né pour le bonheur de la terre,
Issu d’aïeux sublimes, doué de tant de force,
Hélas ! trop tôt perdu pour toi-même,
Enlevé dans la fleur de ta jeunesse !…
Un œil d’aigle pour contempler le monde ;
Une âme sympathique à tous les mouvements du cœur,
Ardemment aimé de la meilleure des femmes.
Poëte aux chants incomparables !…
Rien n’a pu l’arrêter, et toi-même.
Tu t’es pris au réseau fatal !
Ainsi, tu t’es brouillé sans crainte
Avec les mœurs et avec la loi.
Pourtant, tu as, par tes rêves sublimes,
Montré ce que valait ton audace si noble ;
Tu voulais remporter le plus beau des triomphes ;
Mais c’est là que tu t’es perdu !
Qui réussira mieux ? Sombre question,
Que le destin tient voilée encore,
Lorsqu’à la plus fatale des journées
Tous les peuples se taisent en perdant leur sang !
Mais de nouveaux chants retentissent,
Ne restez pas plus longtemps affligés,
Car le sol les reproduit encore
Comme il les a produits toujours !
Pause complète. La musique cesse.
Une ancienne parole s’éprouve aussi tristement en moi, c’est que la beauté et le bonheur ne se réunissent pas pour longtemps. Le lien de la vie et de l’amour est déchiré ; en le déplorant, je te dis adieu, pénétrée de douleur. Encore une fois, je me jette dans tes bras. Perséphone, reçois-moi ! reçois mon fils !
Tiens bien ce qui te reste de tout ce que tu possédais. Elle se détache du vêtement. Déjà les démons en tirent les pointes, et voudraient l’entraîner dans leur séjour. Tiens ferme ! La déesse n’est plus. Tu l’as perdue ; mais son vêtement est divin. Use de ce présent inestimable, et lève-toi. Il te transportera dans les airs aussi longtemps que tu pourras t’y maintenir. Nous nous reverrons, mais loin, très-loin d’ici.
C’est par bonheur que je les trouve. Il est vrai que la flamme a disparu ; mais le monde n’est pas à plaindre : en voilà assez pour consacrer les poëtes futurs, pour combattre l’envie et l’esprit de métier stérile. Et, si je ne puis conférer le génie, je puis du moins prêter l’habit.
Maintenant, hâtez-vous, jeunes filles ! Enfin, nous sommes débarrassées du charme que nous imposait cette vieille sibylle de Thessalie. Ainsi nos oreilles n’entendent plus ce tintamarre de sons confus qui distrait l’ouïe, et plus encore le sens intérieur. Descendons dans le Hadès ! La reine n’y est-elle point allée à pas mesurés et graves ? Que les pas des fidèles servantes suivent immédiatement les siens ; nous la trouverons près du trône de ceux que nul n’approfondit.
Les reines sont reines partout ;
Même dans le Hadès, elles ont les premières places ;
Se rangeant fièrement près de leurs égales.
Mais nous, nous sommes reléguées au fond
Sous les profondes prairies d’Asphodèle,
Parmi les peupliers longuement élancés,
Au sein des pâturages stériles.
Quel passe-temps nous reste-t-il ?
Plaintives comme les chauves-souris,
Bruissantes sans joie comme des spectres.
Celui qui ne s’est acquis aucun nom,
Qui n’aspire vers rien de noble,
Appartient aux éléments ; aussi passez, passez !
Je désire ardemment être seule avec ma reine ;
Non-seulement le mérite, mais la fidélité
Nous conserve notre existence.
Elle part.
Nous sommes rendues à la lumière du jour ;
À la vérité, nous ne sommes plus des personnes,
Nous le sentons, nous le savons ;
Mais nous n’irons jamais vers le Hadès ;
La nature, éternellement vivante,
A des droits sur nous comme esprits,
Et nous sur elle comme nature.
Et nous, dans les sifflements et les chuchotements, dans les doux souffles des zéphyrs, nous attirons en folâtrant, nous appelons doucement les racines des sources vitales vers les branches, tantôt par des feuilles, tantôt par des fleurs. Nous ornons avec transport les cheveux qui flottent librement dans les airs. Lorsque le fruit tombe, aussitôt le peuple pleure de joie et de vie, et les troupeaux se rassemblent en hâte pour saisir, pour goûter, se reposant laborieusement, et, comme devant les premiers dieux, on se prosterne devant nous tout à l’entour.
Nous, à ce miroir poli qui s’étend au flanc de ces parois de rochers, nous nous plions en caressant, nous nous mouvons en douces vagues, nous écoutons et prêtons l’oreille à chaque son, le chant des oiseaux, les bruits des roseaux ; que cela soit la voix formidable de Pan, notre réponse est toute prête. Si le vent souffle, nous soufflons aussi en réponse ; s’il tonne, nos tonnerres roulent et redoublent effroyablement ; trois fois, dix fois, nous y répondons.
Sœurs ! les sens émus, nous avançons avec les ruisseaux ; car cette suite de collines richement ornées dans le lointain, là-bas, nous attire. Toujours en descendant, toujours plus profondément, nous versons l’eau, serpentant comme des méandres, tantôt vers la prairie, tantôt vers les pelouses, comme le jardin qui entoure la maison. Là, les sommets élancés des cyprès l’indiquent, par delà le paysage, le long des rives et au miroir des vagues aspirant à l’Éther.
Errez, vous autres, où il vous plaira ; nous nous entrelaçons, nous bruissons autour de la colline plantée partout, où sur le cep la vigne verdit. Là, tous les jours, à chaque heure, la passion du vigneron nous fait voir le résultat heureux de son labeur plein d’amour ; tantôt avec la hache, tantôt avec la bêche, tantôt en amoncelant, en coupant, en rattachant ; il prie tous les dieux, mais avant tous le dieu du soleil. Bacchus le doucereux se soucie peu du fidèle serviteur ; il repose dans les feuillages ; il s’appuie dans les cavernes, folâtrant avec le plus jeune des faunes. Tout ce dont il a besoin pour la douce ivresse reste toujours préparé pour lui dans les antres, remplissant les cruches et les vases conservés à droite et à gauche, au fond de ces caves éternelles. Mais, lorsque tous les dieux, lorsque Hélios, avant tout, en formant de l’air, en créant des vapeurs, en chauffant, en brûlant, ont amoncelé la corne d’abondance des grains, où travaillait le silencieux vendangeur, aussitôt tout s’anime encore, et chaque feuillage remue ; un bruit sourd se fait entendre de cep à cep. Des corbeilles craquent, des seaux clapotent, des hottes gémissent de toutes parts vers la grande cuve, pour la danse vigoureuse des vignerons. Et c’est ainsi qu’on foule furieusement aux pieds la sainte abondance des grains pleins de sève. Écumant et vomissant, tout s’entremêle, hideusement broyé. Et maintenant retentissent dans l’oreille les sons d’airain des cymbales et des bassins. Car Dionysos a dépouillé le voile de ses mystères. Il se montre avec ses satyres et leurs femelles chancelantes, et l’animal aux longues oreilles de Silénus vient à travers, avec son ton rauque et criard. Rien n’est ménagé ; des animaux à pied fourchu foulent aux pieds toute pudeur : tous les sens tournent comme dans un tourbillon ; l’oreille est horriblement étourdie. Les hommes ivres tâtonnent après les coupes, les têtes, les ventres sont pleins. L’un ou l’autre résiste encore ; mais il ne fait qu’augmenter le tumulte ; car, pour faire place au vin nouveau, on vide rapidement les outres des vieilles vendanges.
Le rideau tombe, Phorkyas se lève comme un géant à l’avant-scène, descend du cothurne, ôte son masque et son voile, et se montre comme Méphistophélès, pour commenter, si c’était nécessaire, la pièce dans l’épilogue.
Après la mort, ou plutôt l’anéantissement du fantôme adoré d’Hélène, Faust se retrouve sur le sommet d’une montagne, encore ébloui des visions perdues, qui pour lui ont été réelles, et ont occupé quelque temps l’activité de son âme. Méphistophélès vient lui demander s’il n’est pas las encore de la vie, et s’il n’a pas tout épuisé, la science, la gloire, l’amour de cœur, l’amour d’intelligence, et n’est pas content encore d’avoir pu sonder vivant deux infinis : le temps et l’espace. Que peut-il vouloir encore ? La richesse, le pouvoir, le plaisir des sens ? Mais ce sont là des phases de l’existence, que Faust a traversées sans s’y arrêter.
— Je vois, dit Méphistophélès, qu’il nous faut passer à à une autre sphère ; celle-ci est épuisée, tordue comme une orange vide. C’est vers la lune que ton esprit aspire maintenant, je le vois bien.
— Tu te trompes, dit Faust, la terre est encore un théâtre assez vaste pour l’activité qui me reste. Je veux frapper d’admiration les races humaines. Je veux laisser des monuments de mon passage et pétrir enfin la nature au moule idéal de ma pensée. Assez de rêves : la gloire n’est rien, l’action est tout.
— Qu’il soit donc fait à ton gré ! dit le diable, qui commence à désespérer de fatiguer une intelligence si robuste.
Et ils abaissent de nouveau leur vol sur le monde matériel. La vie humaine recommence à bruire autour d’eux.
Combien de temps s’est-il passé depuis qu’ils ont quitté la cour de l’empereur ? Des années, des instants, peut-être. Mais l’empereur est encore vivant. La prospérité financière improvisée par Méphistophélès n’a pas été de longue durée. Le papier-monnaie est redevenu papier ; les folles dissipations de la cour ont mis le comble à la misère publique. Une grande partie de l’empire s’est soulevée, et le souverain légitime joue sa couronne dans une dernière bataille. Faust ordonne à Méphistophélès de le secourir, et se dispose lui-même à prendre part au combat, revêtu d’une armure brillante. Trois personnages magiques deviennent les aides de camp du nouveau général, et Méphistophélès évoque de terre les fantômes innombrables des âmes disparues. L’empereur, placé entre ses deux amis, les questionne en tremblant sur ces effrayantes levées qui se déroulent en légions bizarres, tantôt représentant des forces à vaincre le monde, et tantôt d’innocents brouillards embrasés des feux du couchant. L’aide de ces fantômes n’empêche pas les véritables troupes de l’empereur d’être taillées en pièces, si bien qu’il ne restera plus un bras de chair et de sang pour protéger le sein de l’empereur contre les hardis révoltés. En effet, ceux-là n’ont pas tardé à s’apercevoir que les lances qui les menaçaient ne faisaient aucune blessure, et déjà les voilà qui gravissent les hauteurs. Ici, Méphistophélès fait appel aux esprits des sources souterraines qui envoient à la surface de la terre une apparence d’inondation. Les troupes ennemies se croient au moment d’être noyées, ainsi que l’armée du pharaon, et se dispersent comme des troupeaux au milieu des brouillards qui égarent leurs yeux et leurs pensées. L’empereur, maître du champ de bataille, est bientôt rejoint par les siens. Il ne songe plus qu’à récompenser ceux qui lui sont restés fidèles. À ce moment, tout le monde l’a été, et chacun apporte ses preuves. L’archevêque seul vient faire entendre des paroles sévères et reprocher à l’empereur de n’avoir triomphé qu’à l’aide des puissances infernales. On l’apaise en lui promettant de bâtir une magnifique église sur le lieu même de la bataille, et en faisant au clergé de l’empire de riches dotations.
Quant à Faust, il demande la concession d’un vaste royaume où il puisse réaliser ses plans et ses découvertes : pour n’avoir pas à s’embarrasser dans les mille réseaux du droit, des souvenirs et de la propriété, il choisit un terrain vierge encore, qu’il se charge lui-même de gagner sur la mer. Maintenant, soit qu’en effet la mer recule et se continue derrière des digues immenses, soit qu’un nouveau prestige crée un pays d’illusions sur les dunes arides de l’Océan, Faust se trouve le souverain d’une riche contrée habitée par un peuple paisible. Un voyageur qui jadis a fait naufrage sur ces lieux mêmes, reconnaît en passant les écueils qui brisèrent son navire, devenus aujourd’hui des rochers pittoresques ; la ligne bleue de la mer s’est reportée bien loin de là, à l’horizon. Il reconnaît néanmoins sur la hauteur qui jadis était le rivage, deux vieillards vénérables, personnages typiques formulés par les noms de Philémon et Baucis. Le vieux couple qui l’a sauvé jadis des flots lui apprend toutes les merveilles qui se sont passées depuis sa venue, et hoche la tête en parlant du nouveau maître du pays et de la prospérité chanceuse qu’il a répandue dans les environs. En effet, un palais éblouissant s’est élevé dans une nuit, de vastes forêts sont sorties de terre comme l’herbe, des maisons flottent au soleil, des canaux répandent la fécondité, et, dans tout ce pays si riche et si vaste, il n’est pas une image de Dieu, pas une cloche, pas une église ; le nom du ciel y meurt sur les lèvres. Ce n’est que sur l’ancienne terre ferme qu’une antique chapelle est restée debout encore avec sa cloche qui tinte le jour, et sa lampe qui luit dans les ténèbres.
Le soleil tombe, les derniers vaisseaux entrent joyeusement dans le port. Une grande nacelle est sur le point d’arriver au canal. Les pavillons bigarrés flottent gaiement dans l’air, les mâts se dressent avec souplesse. C’est par toi que le nautonier se dit heureux ; le bonheur le salue à bon droit.
La clochette sonne sur les dunes.
Maudites cloches ! La blessure qu’elles me causent brûle comme un coup meurtrier. Devant moi, mon empire s’étend à l’infini ; derrière moi, le chagrin me harcèle et me rappelle par ces sons envieux que la source de mes richesses n’est pas pure ! La pelouse sous les tilleuls, la vieille maison, la petite église caduque, ne m’appartiennent pas… et, si je voulais aller respirer là-bas, ces ombrages étrangers me feraient frissonner ; ils sont une épine pour les yeux, une épine pour les pieds. Oh ! que ne suis-je loin d’ici !
Comme la nacelle cingle joyeusement, poussée par un frais zéphyr ! Sa course rapide nous apporte des coffres, des caisses et des sacs pleins de richesses !
Né pour voir,
Payé pour apercevoir,
Attaché à la tour.
Le monde me charme.
Je vois au loin.
Je vois près de moi
La lune et les étoiles,
La forêt et le chevreuil.
Je vois en toutes choses
L’éternelle beauté,
Et, comme cela me plaît,
Je me plais à moi-même !
Se lever sur ce monde sombre !
Je vois des feux étincelants
À travers la double nuit des tilleuls…
Hélas ! la cabane intérieure est en flamme.
Elle qui était garnie de mousse et située en lieu humide !
De cet enfer brûlant,
Des éclairs montent en langues de feu
À travers les feuilles, à travers les branches
Ô mes yeux ! faut-il que vous voyiez cela !
Faut-il que mon regard porte si loin !
Voici la petite chapelle qui croule
Écrasée du fardeau des branches.
Les flammes embrasent déjà le faîte,
Et jusqu’à la racine brûlent
Les troncs creux, rouges comme pourpre !…
Quel chant plaintif entends-je là-haut ? D’abord des paroles, puis des sons ! Mon veilleur se lamente, et l’action qui vient de s’accomplir me chagrine intérieurement. Mais, pour quelques tilleuls ruinés et réduits en troncs de charbon, qu’importe ! Un vaste espace sera bientôt déblayé, et ma vue s’étendra à l’infini. Je verrai aussi la nouvelle demeure bâtie pour ce vieux couple, qui, dans le sentiment de sa vertu, achève paisiblement ses jours.
Nous voilà arrivés de toutes les forces des chevaux. Pardonnez si tout n’a pas été très-bien. Nous frappâmes d’abord à coups redoublés, et personne n’ouvrit la porte ; nous secouâmes et frappâmes toujours, et voilà la porte vermoulue enfoncée. Nous nous mîmes à appeler à grands cris et avec menaces ; mais les vieillards paraissaient tout étourdis, et, comme il arrive en pareille occurrence, nous ne pouvions leur faire entendre raison ; sur quoi, nous n’hésitâmes pas à les tirer dehors avec force. Le couple s’est beaucoup débattu, et ils ont fini par tomber expirants à terre. Un étranger, qui était caché dans la maison et qui fit mine de se défendre, fut étendu mort près d’eux. En peu de temps, la paille s’enflamma aux charbons brûlants répandus autour de la cabane. La voilà maintenant qui pétille dans le feu et sert de bûcher aux trois corps.
Étiez-vous sourds à mes paroles ? Je voulais l’échange et non le vol. J’abhorre cette action imprudente et tyrannique. Partagez entre vous ma malédiction.
La vieille parole retentit : obéis à la force !
Et, si tu es courageux, si tu tiens ferme,
Tu risqueras et la maison et la cour, et toi-même.
Ils sortent.
Les étoiles ont perdu leurs regards et leur clarté ; la flamme tombe et s’amoindrit ; un frisson d’air l’éventé encore et porte jusqu’ici la vapeur et la fumée. Ordre vite donné et trop vite accompli ! Qui flotte là dans l’ombre ?
Je m’appelle la Famine.
Je m’appelle la Dette.
Je m’appelle le Souci.
Je m’appelle la Détresse.
La porte est close, nous ne pouvons entrer. C’est la maison d’un riche, nous n’y avons point affaire.
Là, je deviens ombre.
Là, je deviens à rien.
Là, se détourne le visage déshabitué de moi.
Vous, mes sœurs, vous ne pouvez et n’osez rien ici. Le souci peut se glisser seul par le trou de la serrure.
Le Souci disparaît.
Vous, mes compagnes sombres, éloignez-vous.
Je m’attache à toi seule et marche à ton côté.
Et la Détresse marche sur vos talons.
Les nuages filent, les étoiles sont voilées. Là, derrière, derrière, de loin, de loin, le voilà qui vient, notre père le Trépas.
Quatre j’en vis venir, et trois seulement s’en vont. Je ne puis saisir le sens de leurs paroles. Cela résonnait comme
Je l’étais jadis, avant que je cherchasse à pénétrer tes voiles, avant que j’eusse maudit avec des paroles criminelles le monde et moi-même. Maintenant, l’air est plein de tels fantômes, qu’on ne saurait comment leur échapper. Si le jour pur et clair vient sourire un seul instant, la nuit nous replonge aussitôt dans les voiles épais du rêve. Nous revenons gaiement des campagnes reverdies, tout à coup un oiseau crie ; que crie-t-il ?
La réponse est dans la demande.
Et qui es-tu donc ?
Je suis là, voilà tout.
Éloigne-toi.
Je suis où je dois être.
Alors, ne prononce aucune parole magique… Prends garde à toi !
L’oreille ne m’entendant pas,
Je murmurerai dans le cœur ;
Sous diverses métamorphoses
J’exerce mon pouvoir effrayant ;
Sur le sentier ou sur la vague,
Éternel compagnon d’angoisse.
Toujours trouvé, jamais cherché,
Tantôt flatté, tantôt maudit !
N’as-tu jamais connu le Souci ?
Je n’ai fait que courir par le monde, saisissant aux cheveux tout plaisir, négligeant ce qui ne pouvait me suffire, et laissant aller ce qui m’échappait. Je n’ai fait qu’accomplir et désirer encore, et j’ai ainsi précipité ma vie dans une éternelle action. D’abord grand et puissant, à présent, je marche avec sagesse et circonspection. Le cercle de la terre m’est suffisamment connu. La vue sur l’autre monde nous est fermée. Qu’il est insensé, celui qui dirige ses regards soucieux de ce côté, et qui s’imagine être au-dessus des nuages, au-dessus de ses semblables ! Qu’il se tienne ferme à cette terre ; le monde n’est pas muet pour l’homme qui vaut quelque chose. À quoi bon flotter dans l’éternité ? Tout ce que l’homme connaît, il peut le saisir. Qu’il poursuive donc son chemin, sans s’épouvanter des fantômes ; qu’il marche, il trouvera du malheur et du bonheur ; lui qui est toujours mécontent de tout, du mal comme du bien.
Lorsqu’une fois je possède quelqu’un,
Le monde entier ne lui vaut rien ;
D’éternelles ténèbres le couvrent,
Le soleil ne se lève ni ne se couche pour lui ;
Ses sens, si parfaits qu’ils soient,
Sont couverts de voiles et de ténèbres.
De tous les trésors, il ne sait rien posséder ;
Bonheur, malheur deviennent des caprices.
Il meurt de faim au sein de l’abondance.
Que ce soient délices ou tourments,
Il remet au lendemain,
N’attend rien de l’avenir
Et n’a plus jamais de présent.
Tais-toi ! je ne veux pas entendre un non-sens. Va-t’en ! cette mauvaise litanie rendrait fou l’homme le plus sage.
S’il doit aller, s’il doit venir,
La résolution lui manque.
Sur le milieu d’un chemin frayé,
Il chancelle et marche à demi-pas.
Il se perd de plus en plus,
Regarde à travers toute chose,
À charge à lui-même et à autrui ;
Respirant et étouffant tour à tour,
Ni bien vivant, ni bien mort,
Sans désespoir, sans résignation,
Dans un roulement continuel,
Regrettant ce qu’il fait, haïssant ce qu’il doit faire,
Tantôt libre, tantôt prisonnier,
Sans sommeil ni consolation,
Il reste fixé à sa place
Et tout préparé pour l’enfer.
Misérables fantômes ! c’est ainsi que vous en agissez mille et mille fois avec la race humaine ; vous changez des jours indifférents en affreuses tortures. Je le sais, on se défait difficilement des esprits de ténèbres ; mais ta puissance, ô Souci ! rampant ou puissant, je ne la reconnaîtrai pas.
Vois donc avec quelle rapidité
Je pars en te jetant des imprécations !
Les hommes sont aveugles toute leur vie ;
Eh bien, Faust, deviens-le à la fin de tes jours !
Il lui souffle au visage.
La nuit paraît être devenue plus profonde ; mais à l’intérieur brille une lumière éclatante. Ce que j’ai résolu, je veux m’empresser de l’accomplir. La parole du Seigneur a seule de la puissance. Ô vous, mes serviteurs, levez-vous de vos couches les uns après les autres, et faites voir ce que j’ai si audacieusement médité ; saisissez l’instrument, remuez la pelle et le pieu ; il faut que cette œuvre désignée s’accomplisse ; l’ordre exact, l’application rapide sont toujours couronnés par le plus beau succès ; qu’une œuvre des plus grandes s’achève, un seul esprit suffit pour mille mains !
Venez, venez ! entrez, entrez !
Lémures paresseuses,
Formées de fibres, de veines et d’os
Rajustés et ranimés à demi.
Nous voilà prêtes à l’instant ;
Car, d’après ce que nous avons appris,
Il s’agit d’une vaste contrée
Que nous devons occuper.
Les pieux pointus sont prêts,
Et la chaîne aussi, pour mesurer.
Quant à la cause de ton invocation,
C’est ce que nous avons oublié.
Il ne s’agit pas ici de travaux artificiels ; procédez d’après les règles ordinaires. Le plus grand s’y couchera de toute sa grandeur ; vous autres, vous creuserez le gazon autour de lui. Comme on l’a fait à nos pères, faites une excavation oblongue et carrée ; hors du palais, une maison étroite ; c’est là la fin imbécile de tout le monde.
Oh ! que j’étais jeune ! je vivais, j’aimais,
Et c’était si doux, ce me semble !
Partout où des sons joyeux frappaient mes oreilles,
Mes pieds se remuaient d’eux-mêmes.
Voilà que la vieillesse sournoise
M’a frappé de ses béquilles ;
J’ai bronché à travers la porte de la tombe.
Pourquoi aussi la porte était-elle justement ouverte ?
Comme le cliquetis des pelles me réjouit ; c’est la foule qui me flatte, qui réconcilie la terre avec elle-même, qui met des bornes aux vagues et qui entoure la mer d’une sorte de chaîne.
Tu ne travailles que pour nous avec tes digues et tes bords ; car tu apprêtes par là un grand repas au démon de la mer, à Neptune. Tu es perdu dans tous les cas. Les éléments ont pactisé avec nous, et le tout n’aboutit qu’à la destruction.
Gardien !
Me voici.
Travailleur, travaille de ton mieux. Encourage-les par la jouissance et la sévérité ; paye, leurre ; pousse-les. Je veux, chaque jour, avoir des nouvelles du fossé et des progrès qu’il fait par la longueur.
On parle, à ce que j’ai appris, non d’un fossé, mais d’une fosse.
Un marais se traîne le long des montagnes et infecte tout ce que nous avons acquis jusqu’à présent. Dessécher ce marais méphitique, ce serait le couronnement de nos travaux. J’offrirais de vastes plaines à des millions d’hommes pour qu’ils y vivent librement, sinon sûrement. Voici des champs verdoyants et fertiles ; hommes et troupeaux se reposent à leur aise sur la nouvelle terre, attachés par la ferme puissance des collines qu’ils élèvent par leurs travaux ardents. Un paradis sur terre ! Que dehors les flots bruissent jusqu’aux bords : à mesure qu’ils les lèchent pour faire une voie, nous nous empressons de remplir nous-mêmes la brèche.
Oui, je m’abandonne à la foi de cette parole, qui est la dernière fin de la sagesse. Celui-là seul est digne de la liberté comme de la vie, qui, tous les jours, se dévoue à les conquérir, et y emploie, sans se soucier du danger, d’abord son ardeur d’enfance, puis sa sagesse d’homme et de vieillard. Puissé-je jouir du spectacle d’une activité semblable et vivre avec un peuple libre sur une terre de liberté ! À un tel moment, je pourrais dire : « Reste encore ! tu es si beau ! » La trace de mes jours terrestres ne pourrait plus s’envoler dans le temps… Dans le pressentiment d’une telle félicité, je jouis maintenant du plus beau moment de ma vie.
Aucune joie ne le rassasie, aucun bonheur ne lui suffit. Il s’élance ainsi toujours après des images qui changent. Le dernier instant, si vide et si méprisable qu’il fût, le malheureux eût voulu le saisir et l’arrêter. Le temps est resté le maître. Le vieillard gît là sur le sable.
Elle s’arrête ; elle se tait comme minuit.
L’aiguille tombe.
Tout est passé !
Passé ! Un mot inepte. Pourquoi passé ? Ce qui est passé et le pur néant, n’est-ce pas la même chose ? Que nous veut donc cette éternelle création, si tout ce qui fut créé va s’engloutir dans le néant ! « C’est passé ! » Que faut-il lire à ce texte ? C’est comme si cela n’avait jamais été ! Et pourtant cela se meut encore dans une certaine région, comme si cela existait. Pourquoi ?… J’aimerais mieux simplement le vide éternel.
ÉPILOGUE
Faust est mort, le pacte est accompli, le pari semble gagné. Dans une sorte d’épilogue, Méphistophélès, resté près du cadavre, appelle à son aide les sombres légions. L’âme, encore attachée au corps, va tomber comme un fruit mûr. Mais cette âme puissante a résisté jusqu’au dernier moment. Le son de la cloche mystique était arrivé jusqu’à son oreille. Une pensée divine l’avait remplie et enivrée à l’instant suprême. Aussi les anges arrivent près du corps en même temps que les démons. Les sombres cohortes lâchent pied sans résistance. L’Hosanna seul les met en déroute. Méphistophélès, sombre et railleur toujours, se dresse fièrement au milieu des armées célestes. Il fait valoir ses droits, il discute, il ergote comme un docteur sur la lettre du traité. Les anges lui répondent par des cantiques et développent devant lui toute la splendeur de leurs phalanges. Une pluie de roses tombe sur le sol. L’éther vibre de mélodies. Le diable lui-même se sent séduit par ce spectacle. Le doute de sa propre négation le saisit ; entraîné depuis si longtemps par l’âme sublime de Faust à travers les sphères infinies, parmi toutes les beautés de la création, dans le dédale du monde antique qu’il ignorait, et dont les fantômes de sages et de dieux se sont entretenus avec lui, le diable, fils des temps nouveaux, a perdu beaucoup de son orgueil et de sa haine ; toujours il proteste, comme on vient de voir plus haut ; mais la vérité se glisse malgré lui dans son esprit rebelle. Les chants célestes lui sont doux à entendre, le parfum des roses divines flatte son odorat. L’admirable beauté des anges le séduit même, et lui inspire des paroles de désir et d’amour. Au milieu de ces anges lutins, de ces fleurs, de ces rondes d’esprits folâtres, le vieux diable ressemble au satyre antique enlacé par des enfants. Cette double image participe de l’alliance du monde ancien et du monde nouveau tentée par le poëte. On prévoit que le diable, un jour, sera pardonné selon le vœu de sainte Thérèse. L’ange déchu se laisse enlever l’âme de Faust pendant ce rêve du paradis.
Réveillé par les chants de triomphe des anges qui remontent au ciel avec leur proie, Méphistophélès exhale ses plaintes comme l’avare qui a perdu son trésor :
— Qu’y a-t-il ? Que sont-ils devenus ? Je me suis donc laissé duper par cette engeance qui m’enlève le fruit de ma peine ! C’était pour cela qu’ils rôdaient autour de la tombe. Un grand, un unique trésor m’est ravi. Cette grande âme, qui s’était donnée à moi, ils me l’ont dérobée par la ruse. À qui me plaindre, maintenant ? Qui jugera mon droit acquis ? — Te voilà donc trompé dans tes vieux jours, et tu l’as mérité ; tu as à plaisir gâté tes affaires ! Un désir insensé, une fantaisie vulgaire, une absurde pensée d’amour t’a égaré, toi le démon !… Et, quand tout ton esprit et toute ton expérience avaient su mener à bien cette sotte entreprise, voici que, pour un moment d’insigne folie, le déuoûment tourne contre toi !
Emportée loin de la terre par les esprits du ciel, l’âme de Faust traverse d’abord une région intermédiaire où prient de saints anachorètes, auxquels l’auteur donne les noms mystiques de
Les trois grandes pénitentes, Madeleine, la Samaritaine et Marie l’Égyptienne, chantent un hymne à la sainte Vierge, en l’implorant. Margueinte, après elles, intercède pour l’âme de Faust, en répétant quelques paroles de la prière même qu’elle adressait, dans la première partie, à l’image de
Le ciel pardonne : l’âme de Faust, régénérée, est accueillie par les esprits bienheureux ; et l’auteur semble donner pour conclusion que le génie véritable, même séparé longtemps de la pensée du ciel, y revient toujours, comme au but inévitable de toute science et de toute activité.
Toi qui à de grandes pécheresses
N’as jamais refusé de s’approcher de toi ;
Toi qui as fait monter dans l’éternité
La pénitence ressentie au fond du cœur.
Daigne accueillir cette bonne âme
Qui ne s’est qu’une fois oubliée
Et qui n’avait jamais pressenti sa faute ;
Daigne lui accorder son pardon.
Abaisse, abaisse,
Toi sans pareille.
Toi, radieuse,
Ton regard de grâce vers mon bonheur !
L’amant de ma jeunesse
Échappé aux troubles de la vie,
Il revient auprès de moi !
Il nous surpasse déjà en grandeur
Par la force de sa stature ;
Il récompensera pleinement
Nos soins, notre fidélité et notre sollicitude ;
Nous fûmes de bonne heure éloignés
Des chœurs joyeux des hommes ;
Mais celui-ci a appris beaucoup,
Et il nous apprendra à son tour.
Entouré du noble chœur des esprits,
Le nouveau venu se reconnaît à peine ;
À peine il pressentit cette vie renouvelée,
Et déjà il ressemble à la sainte cohorte.
Vois comme il se délivre de tout lien terrestre !
Comme il jette à bas ses vieilles dépouilles !
Et comme de la robe éthérée
Jaillit la première force de la jeunesse.
Permettez-moi de le guider et de l’instruire ;
Car le nouveau jour l’éblouit encore.
Viens, élève-toi jusqu’aux sphères supérieures !
Dès qu’il pressentira ta présence, il te suivra !
LÉGENDE DE FAUSTE
Le docteur Fauste fut fils d’un paysan natif de Veinmart sur le Rhod, qui a eu une grande parenté à Wittenberg, comme il y a eu de ses ancêtres gens de bien et bons chrétiens ; même son oncle qui demeura à Wittenberg et en fut bourgeois fort puissant en biens, qui éleva le docteur Fauste, et le tint comme son fils ; car, parce qu’il était sans héritiers, il prit ce Fauste pour son fils et héritier, et le fit aller à l’école pour étudier en la théologie. Mais il fut débauché d’avec les gens de bien, et abusa de la parole de Dieu. Pourtant, nous avons vu telle parenté et alliance de fort gens de bien et opulents comme tels avoir été du tout estimés et qualifiés prud’hommes, s’être laissés sans mémoire et ne s’être fait mêler parmi les histoires, comme n’ayant vu ni vécu en leurs races de tels, enfants impies d’abomination. Toutefois, il est certain que les parents du docteur Fauste (comme il a été su d’un chacun à Wittenberg) se réjouirent de tout leur cœur de ce que leur oncle l’avait pris comme son fils, et, comme de là en avant ils ressentirent en lui son esprit excellent et sa mémoire, il s’ensuivit sans doute que ses parents eurent un grand soin de lui, comme Job, au chapitre I, avait soin de ses enfants, à ce qu’ils ne fissent point d’offense contre Dieu. Il advient aussi souvent que les parents qui sont impies ont des enfants perdus et mal conseillés, comme il s’est vu de Cam, Gen. 4 ; de Ruben, Gen. 49 ; d’Absalon, 2 Reg. 15, 18. Ce que je récite ici, d’autant que cela est notoire quand les parents abandonnent leur devoir et sollicitude, par le moyen de quoi ils seraient excusables. Tels ne sont que des masques, tout ainsi que des flétrissures à leurs enfants ; singulièrement comme il est advenu au docteur Fauste d’avoir été mené par ses parents. Pour mettre ici chaque article, il est à savoir qu’ils l’ont laissé faire en sa jeunesse à sa fantaisie, et ne l’ont point tenu assidu à étudier, qui a été envers lui par sesdits parents encore plus petitement. Item, quand ses parents, vu sa maligne tête et inclination, et qu’il ne prenait pas plaisir à la théologie, et que de là il fut encore approuvé manifestement, même il y eut clameur et propos commum, qu’il allait après les enchantements, ils le devaient admonester à temps, et le tirer de là, comme ce n’était que songes et folies, et ne devaient pas amoindrir ces fautes-là, afin qu’il n’en demeurât coupable.
Mais venons au propos. Comme donc le docteur Fauste eut parachevé tout le cours de ses études, en tous les chefs plus subtils de sciences, pour être qualifié et approuvé, il passa outre de là en avant, pour être examiné par les recteurs, afin qu’il fût examiné pour être maître, et autour de lui y eut seize maîtres, par qui il fut ouï et enquis, et, avec dextérité, il emporta le prix de la dispute.
Et ainsi, pour ce qu’il fut trouvé avoir suffisamment étudié sa partie, il fut fait docteur en théologie. Puis, après, il eut encore à lui en tête folle et orgueilleuse, comme on appelle des curieux spéculateurs, et s’abandonna aux mauvaises compagnies, et, mettant la sainte Écriture sous le banc, et mena une vie d’homme débauché et impie, comme cette histoire donne suffisamment à entendre ci-après.
Or, c’est au dire commun et très-véritable, qui est au plaisir du diable, il ne le laisse reposer ni se défendre. Il entendit que, dans Cracovie, au royaume de Pologne, il y avait eu ci-devant une grande école de magie, fort renommée, où se trouvaient telles gens qui s’amusaient aux paroles chaldéennes, persanes, arabiques et grecques, aux figures, caractères, conjurations et enchantements, et semblables termes, que l’on peut nommer d’exorcismes et sorcelleries, et les autres pièces ainsi dénommées par exprès les arts dardaniens, les nigromances, les charmes, les sorcelleries, la divination, l’incantation, et tels livres, paroles et termes que l’on pourrait dire. Cela fut très-agréable à Fauste, et y spécula et étudia jour et nuit ; en sorte qu’il ne voulut plus être appelé théologien. Ainsi fut homme mondain, et s’appela docteur de médecine, fut astrologue et mathématicien. Et en un instant il devint droguiste ; il guérit premièrement plusieurs peuples avec des drogues, avec des herbes, des racines, des eaux, des potions, des receptes et des clystères. Et puis après, sans raison, il se mit à être beau diseur, comme étant bien versé dans l’Écriture divine. Mais, comme dit bien la règle de Notre-Seigneur, Jésus-Christ : « Celui qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, celui-là sera battu au double. »
Item : « Nul ne peut servir deux maîtres. »
Item : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »
Fauste s’attira tous ces châtiments sur soi, et mit son âme à son plaisir par-dessus la barrière ; tellement, qu’il se persuada n’être point coupable.
Le docteur Fauste avait un jeune serviteur qu’il avait élevé quand il étudiait à Wittenberg, qui vit toutes les illusions de son maître Fauste, toutes ses magies et son art diabolique. Il était un mauvais garçon, coureur et débauché, du commencement qu’il vint demeurer à Wittenberg : il mendiait, et personne ne voulait le prendre à cause de sa mauvaise nature. Ce garçon se nommait Christofle Wagner, et fut dès lors serviteur du docteur Fauste : il se tint très-bien avec lui, en sorte que le docteur Fauste l’appelait son fils. Il allait où il voulait, quoiqu’il allât boitant et de travers.
Fauste vint en une forêt épaisse et obscure, comme on se peut figurer, qui est située près de Wittenberg, et s’appelle la forêt de Mangealle, qui était autrefois très-bien connue de lui-même. En cette forêt, vers le soir, en une croisée de quatre chemins, il fit avec un bâton un cercle rond, et deux autres qui entraient dedans le grand cercle. Il conjura ainsi le diable en la nuit, entre neuf et dix heures ; et lors manifestement le diable se relâcha sur le point, et se fit voir au docteur Fauste en arrière, et lui proposa : « Or sus, je veux sonder ton cœur et ta pensée, que tu me l’exposes comme un singe attaché à son billot, et que non-seulement ton corps soit à moi, mais aussi ton âme ; et tu me seras obéissant, et je t’envoierai où je voudrai pour faire mon message. » Et ainsi le diable amiella étrangement Fauste, et l’attira à son abusion.
Lors le docteur Fauste conjura le diable, à quoi il s’efforça tellement, qu’il fit un tumulte qui était comme s’il eût voulu renverser tout de fond en comble ; car il faisait plier les arbres jusques en terre ; et puis le diable faisait comme si toute la forêt eût été remplie de diables, qui apparaissaient au milieu et autour du cercle à l’environ comme un grand charriage menant bruit, qui allaient et venaient çà et là, tout au travers par les quatre coins, redonnant dans le cercle comme des élans et foudres, comme des coups de gros canon, dont il semblait que l’enfer fût entrouvert ; et encore y avait-il toute sorte d’instruments de musique amiables, qui s’entendaient chanter fort doucement, et encore quelques danses ; et y parurent aussi des tournois avec lances et épées, tellement que le temps durait fort long à Fauste, et il pensa de s’enfuir hors du cercle. Il prit enfin une résolution unique et abandonnée, et y demeura, et se tint ferme à sa première condition (Dieu permettant ainsi, à ce qu’il pût poursuivre), et se mit comme auparavant à conjurer le diable de nouveau, afin qu’il se fît voir à lui devant ses yeux, de la façon qui s’ensuit. Il s’apparut à lui, à l’entour du cercle, un griffon, et puis un dragon puant le soufre et soufflant ; en sorte que, quand Fauste faisait les incantations, cette bête grinçait étrangement les dents, et tomba soudain de la longeur de trois ou quatre aunes, qui se mit comme un peloton de feu, tellement que le docteur Fauste eut une horrible frayeur. Nonobstant, il embrassa sa résolution, et pensa encore plus hautement de faire que le diable lui fût assujetti. Comme quand Fauste se vantait, en compagnie un jour, que la plus haute tête qui fût sur la terre lui serait assujettie et obéissante, et ses compagnons étudiants lui répondaient qu’ils ne savaient point de plus haute tête que le pape, ou l’empereur, ou le roi. Lors répondait Fauste : « La tête qui m’est assujettie est encore plus hante, comme elle est décrite en l’épitre de saint Paul aux Éphésiens : « C’est le prince de ce monde sur la terre et dessous le ciel. » Ainsi donc, il conjura cette étoile une fois, deux fois, trois fois, et lors devint une poutre de feu, un homme au-dessus qui se défit ; puis après, ce furent six globes de feu comme des lumignons, et s’en éleva un au-dessus, et puis un autre par-dessous, et ainsi conséquemment, tant qu’il se changea du tout, et qu’il s’en forma une figure d’un homme tout en feu, qui allait et venait tout autour du cercle, par l’espace d’un quart d’heure. Soudain ce diable et esprit se changea sur-le-champ en la forme d’un moine gris, vint avec Fauste en propos, et demanda ce qu’il voulait.
Le docteur Fauste demanda au diable comme il s’appelait, quel était son nom. Le diable lui répondit qu’il s’appelait Méphistophélès.
Au soir, environ vêpres, entre trois et quatre heures, le diable volatique se montra au docteur Fauste derechef, et le diable dit au docteur Fauste : « J’ai fait ton commandement, et tu me dois commander. Partant, je suis venu pour t’obéir, quel que soit ton désir, d’autant que tu m’as ainsi ordonné, que je me présentasse devant toi à cette heure ici. » Lors Fauste lui fit réponse, ayant encore son âme misérable, toute perplexe, d’autant qu’il n’y avait plus moyen de différer l’heure donnée. Car un homme en étant venu jusque-là ne peut plus être à soi ; mais il est, quant à son corps, en la puissance du diable, et de là en avant la personne est en sa puissance. Lors Fauste lui demanda les pactions qui s’ensuivent :
Premièrement, qu’il peut faire prendre une telle habitude, forme et représentation d’esprit, qu’en icelle il vînt et s’apparût à lui.
Pour le second, que l’esprit fît tout ce qu’il lui commanderait, et lui apportât tout ce qu’il voudrait avoir de lui.
Pour le troisième, qu’il lui fût diligent, sujet et obéissant, comme étant son valet.
Pour le quatrième, qu’à toute heure qu’il l’appellerait et le demanderait, il se trouvât au logis.
Pour le cinquième, qu’il se gouvernât tellement par la maison, qu’il ne fût vu ni reconnu de personne que de lui seul, à qui il se montrerait, comme serait son plaisir et son commandement.
Et, finalement, que toutes fois et quantes qu’il l’appellerait, il eût à se montrer en la même figure comme il lui ferait commandement.
Sur ces six points, le diable répondit à Fauste qu’en toutes ces choses, il lui voulait être volontaire et obéissant et qu’il voulût aussi proposer d’autres articles par ordre, et, lorsqu’il les accomplirait, qu’il n’aurait faute de rien.
Les articles que le diable lui proposa sont tels que ci-après :
Premièrement, que Fauste lui promît et jurât qu’il serait sien, c’est-à-dire en la possession et jouissance du diable.
Pour le second, qu’afin de plus grande confirmation, il lui ratifiât par son propre sang, et que de son sang il lui en écrivît un tel transport et donation de sa personne.
Pour le troisième, qu’il fût ennemi de tous les chrétiens.
Pour le quatrième qu’il ne se laissât attirer à ceux qui le voudraient convertir.
Conséquemment, le diable voulut donner à Fauste un certain nombre d’années qu’il aurait à vivre, dont il serait aussi tenu de lui, et qu’il lui tiendrait ces articles, et qu’il aurait de lui tout son plaisir et tout son désir. Et qu’il le pourrait en tout presser, que le diable eût à prendre une belle forme et telle qu’il lui plairait.
Ledit Fauste fut tellement transporté de la folie et superbité d’esprit, qu’ayant péché une fois, il n’eut plus de souci de la béatitude de son âme ; mais il s’abandonna au diable, et lui promit d’entretenir les articles susdits. Il pensait que le diable ne serait pas si mauvais, comme il le faisait paraître, ni que l’enfer fût si impétueux, comme on en parle.
Après tout cela, le docteur Fauste dressa par-dessus cette grande oubliance et outrecuidance, un instrument au diable et une reconnaissance, une briève soumission et confession, qui est acte horrible et abominable. Et cette obligation-là fut trouvée en sa maison, après son misérable départ de ce monde.
C’est ce que je prétends montrer évidemment, pour instruction et exemple à tous les bons chrétiens, afin qu’ils n’aient que faire avec le diable, et qu’ils puissent retirer d’entre ses pattes leurs corps et leurs âmes, comme Fauste s’est outrageusement abandonné à son misérable valet et obéissant, qui se disait être par le moyen de telles œuvres diaboliques, qui est tout ainsi que les Parthes faisaient, s’obligeant les uns aux autres ; il prit un couteau pointu, et se piqua une veine en la main gauche, et se dit un homme véritable. Il fut vu, en sa main ainsi piquée, un écrit comme d’un sang de mort, en ces mots latins :
Puis le docteur Fauste reçoit son sang sur une tuile et y met des charbons tout chauds, et écrit comme s’ensuit ci-après.
« Jean Fauste, docteur, reçois de ma propre main manifestement pour une chose ratifiée, et ce en vertu de cet écrit, qu’après que je me suis mis à spéculer les éléments, et après les dons qui m’ont été distribués et départis de là-haut : lesquels n’ont point trouvé d’habitude dans mon entendement. Et de ce que je n’ai peut-être enseigné autrement des hommes, lors je me suis présentement adonné à un esprit qui s’appelle Méphistophélès, qui est valet du prince infernal en Orient, par paction entre lui et moi, qu’il m’adresserait et m’apprendrait, comme il m’était prédestiné, qui aussi réciproquement m’a promis de m’être sujet en toutes choses. Partant et à l’opposite, je lui ai promis et lui certifie que d’ici à vingt-quatre ans, de la date de ces présentes, vivant jusque-là complètement, comme il m’enseignera en son art et science, et en ses inventions me maintiendra, gouvernera, conduira, et me fera tout bien, avec toutes les choses nécessaires à mon âme, à ma chair, à mon sang et à ma santé, que je suis et serai sien à jamais. Partant, je renonce à tout ce qui est pour la vie du maître céleste et de tous les hommes, et que je sois en tout sien. Pour plus grande certitude, et plus grande confirmation, j’ai écrit la présente promesse de ma propre main, et l’ai sous-écrite de mon propre sang, que je me suis tiré expressément pour ce faire, de mon sens et de mon jugement, de ma pensée et volonté, et l’ai arrêté, scellé et testifié, etc. »
Fauste tira cette obligation à son diable, et lui dit : « Toi, tiens le brevet. » Méphistophélès prit le brevet, et voulut encore de Fauste avoir cela, qu’il lui en fît une copie. Ce que le malheureux Fauste dépêcha.
Le docteur Fauste avait, en un certain lieu, invité des hommes principaux pour les traiter, sans qu’il eût apprêté aucune chose. Quand donc ils furent venus, ils virent bien la table couverte, mais la cuisine était encore froide. Il se faisait aussi des noces, le même soir, d’un riche et honnête bourgeois, et avaient été tous les domestiques de la maison empêchés pour bien et honorablement traiter les gens qui y avaient été invités ; ce que le docteur Fauste ayant appris, commanda à son esprit que, de ces noces, il lui apportât un service de vivres tout apprêtés, soit poissons ou autres, et qu’incontinent il les enlevât de là, pour traiter ses hôtes. Soudain, il y eut, en la maison où l’on faisait les noces, un grand vent par les cheminées, fenêtres et portes, qui éteignit toutes les chandelles ; après que le vent fut cessé et les chandelles derechef allumées et qu’ils eurent vu d’où le tumulte avait été, ils trouvèrent qu’il manquait à un mets une pièce de rôti, à un autre une poule, à un autre une oie, et que dans la chaudière il manquait aussi de grands poissons. Lors furent Fauste et ses invités pourvus de vivres ; mais le vin manquait, toutefois non pas longtemps, car Méphistophélès fut fort bien au voyage de Florence dans les caves de Fougres, dont il en emporta quantité. Mais, après qu’ils eurent mangé, ils désiraient (qui est ce pourquoi ils étaient principalement venus) qu’il leur fît pour plaisir quelques tours d’enchantement. Lors il leur fit venir sur la table une vigne avec ses grappes de raisin, dont un chacun en prit sa part. Il commanda puis après de prendre un couteau et le mettre à la racine comme s’ils eussent voulu couper ; néanmoins ils n’en purent pas venir à bout ; puis, après, il s’en alla hors des étuves et ne tarda guère sans revenir. Lors ils s’arrêtèrent tous et se tinrent l’un l’autre par le nez, et un couteau dessus. Quand donc puis après ils voulurent, ils purent couper les grappes. Cela leur fut ainsi mis aucunement ; mais ils eussent bien voulu qu’il les eût fait venir toutes mûres.
Au jour du dimanche, des étudiants vinrent, sans être invités, en la maison du docteur Fauste pour souper avec lui, et apportèrent avec eux des viandes et du vin, car c’étaient gens de dépense volontaire.
Comme donc le vin eut commencé à monter, il y eut propos à table de la beauté des femmes, et l’un commença de dire à l’autre, qu’il ne voulait point voir de belles femmes, sinon la belle Hélène de Grèce, parce que sa beauté avait été cause de la ruine totale de la ville de Troie, disant qu’elle devait être très-belle, de ce qu’elle avait été tant de fois dérobée, et que pour elle s’était faite une telle élévation.
Le docteur Fauste répondit : « Puisque vous avez tant de désir de voir la belle personne de la reine Hélène femme de Ménélaüs et fille de Tyndare et de Léda, sœur de Castor et de Pollux (qui a été la plus belle de toute la Grèce), je vous la veux faire venir elle-même ; que vous voyiez personnellement son esprit en sa forme et stature comme elle a été en vie. »
Sur cela, le docteur Fauste défendit à ses compagnons que personne ne dît mot, et qu’ils ne se levassent point de la table pour s’émouvoir à la caresser, et sortit hors du poêle.
Ainsi, comme il entrait dedans, la reine Hélène suivait après lui à pied, si admirablement belle, que les étudiants ne savaient pas s’ils étaient eux-mêmes ou non, tant ils étaient troublés et transportés en eux-mêmes.
Ladite Hélène apparut en une robe de pourpre noire précieuse ; ses cheveux lui traînaient jusques en bas si excellemment beaux, qu’ils semblaient être fin or, et si bas qu’ils venaient jusques au-dessous des jarrets, au gros de la jambe, avec de beaux yeux noirs, un regard amoureux, et une petite tête bien façonnée, ses lèvres rouges comme des cerises, avec une petite bouche, un beau long cou blanc comme un cygne, ses joues vermeilles comme une rose, un visage très-beau et lissé, et son corsage longuet, droit et proportionné. Enfin, il n’eût pas été possible de trouver en elle une seule imperfection.
Elle se fit ainsi voir par toute la salle du poêle, avec une façon toute mignarde et poupine, tellement que les étudiants furent enflammés en son amour, et ce n’est qu’ils savaient que ce fût un esprit, il leur fût facilement venu un tel embrasement pour la toucher. Ainsi Hélène s’en retourna avec le docteur Fauste hors de l’étuve.
Afin que l’esprit donnât du contentement au docteur Fauste avec sa misérable chair, il se présenta à lui environ la minuit, comme s’il s’était éveillé, la figure de la belle Hélène de Grèce, toute telle que ci-devant il l’avait représentée devant les étudiants, et se mit en son sein, étant une stature toute pareille d’alors, avec un visage amoureux et charmant. Comme le docteur Fauste vit cela, il se rendit son prisonnier de cœur, tellement qu’il eut amitié avec elle et la tint pour sa femme de joie, qui lui gagna tellement l’amour, qu’il n’eût pu avoir sa vue hors d’elle, et enfin elle devint grosse de lui, et enfanta un fils dont le docteur Fauste s’en réjouit fort, et l’appela Juste Fauste. Mais, comme il vint à la fin de sa vie, cet enfant s’engloutit, tout de même que la mère.
Au docteur Fauste coulaient les heures comme une horloge, toujours en crainte de casser ; car il était tout affligé, il gémissait, et pleurait, et rêvait en soi-même, battant des pieds et des mains comme un désespéré. Il était ennemi de soi-même et de tous les hommes, en sorte qu’il se fit celer, et ne voulut voir personne, non pas même son esprit, ni le souffrir auprès de lui. C’est pourquoi j’ai bien voulu insérer ici une de ses lamentations qui ont été mises par écrit.
« Ah ! Fauste ! tu es bien d’un cœur dévoyé et non naturel, qui, par ta compagnie, es damné au feu éternel, lorsque tu avais pu obtenir la béatitude, lors tu l’as instamment perdue. Ah ! libre volonté, est-ce que tu as réduit mes membres, que dorénavant ils ne peuvent plus voir que leur destruction ? Ah ! miséricorde et vengeance, en quoi j’ai eu occasion de m’engager pour gage et abandon ! Ô indignation et compassion ! pourquoi ai-je été fait homme ? Ô la peine qui m’est apprêtée pour endurée ! Ah ! ah ! malheureux que je suis ! ah ! ah ! que me sert de me lamenter ?
« Ah ! ah ! ah ! misérable homme que je suis ! malheureux et misérable Fauste, tu seras fort bien en la troupe des malheureux, que je suis, pour endurer les douleurs extrêmes de la mort, et même une mort plus pitoyable, que jamais créature malheureuse ait endurée. Ah ! ah ! mes sens dépravés, ma volonté corrompue, mon outrecuidance et libertinage ! Ô ma vie fragile et inconstante ! ô toi qui as fait mes membres et mon corps, et mon âme aussi aveugle comme tu es, ô volupté temporelle, en quelle peine et travail m’as-tu amené, que tu as ainsi aveuglé et obscurci mes yeux ! Ah ! ma triste pensée, et toi, mon âme troublée, où est ta connaissance ? Ô misérable travail ! ô douteuse espérance ! que jamais plus il ne soit mémoire de toi ! Ah ! tourment sur tourment, ennui sur ennui ! Hélas ! déploration !… Qui me délivrera ? où m’irai-je cacher ? où fuirai-je ?… Or, je suis où j’ai voulu être ; je suis pris ! »
Sur un tel regret ci-dessus récité, il apparut à Fauste son esprit Méphistophélès, qui vint à lui et l’attaqua par ses discours injurieux, de reproche et de moquerie.
Le docteur Fauste s’ennuyait si fort, qu’il songeait et rêvait toujours de l’enfer. Il demanda à son valet Méphistophélès qu’il fît en sorte qu’il pût enquérir son maître Lucifer et Bélial, et allèrent à eux ; mais ils lui envoyèrent un diable qui avait nom Belzebub, commandant sous le ciel, qui vint et demanda à Fauste ce qu’il désirait. Il répond que c’était s’il y aurait quelque esprit qui le pût mener en enfer et le ramener aussi, tellement qu’il pût voir la qualité de l’enfer, son fondement, sa propriété et substance, et s’en retirer ainsi. « Oui, dit Belzebub, je te mènerai environ la minuit, et t’y emporterai. » Comme donc ce fut à la minuit, et qu’il faisait obscur, Belzebub se montra à lui, et avait sur son dos une selle d’ossements, et tout autour elle était fermée, et y monta Fauste là-dessus, et ainsi s’en va de là. Maintenant, écoutez comment le diable l’aveugla et lui fit le tour du singe ; c’est qu’il ne pensait en rien autre chose, sinon qu’il était en enfer.
Il l’emporta en un air où le docteur Fauste s’endormit, tout ainsi que quand quelqu’un se met en l’eau chaude ou dedans un bain. Puis, après, il vint sur une haute montagne, au-dessus d’une grande île. De là, les foudres, les poix et les lances de feu éclataient avec un si grand bruit et tintamarre, que le docteur Fauste s’éveilla. Le serpent diabolique faisait de telles illusions, en cet abîme, au pauvre Fauste ; mais Fauste, comme il était tout entouré de feu, comme il lui semblait, c’est qu’il ne trouva pourtant pas aucune roussure ni brûlure ; mais il sentait un petit vent comme un rafraîchissement et une récréation ; il entendit aussi là-dessus certains instruments, dont toute l’harmonie était fort plaisante ; et toutefois il ne put voir aucun instrument, ni comment ils étaient faits, tant l’enfer était en feu, et n’osa pas demander de quelle forme ils étaient faits ; car il lui avait été défendu auparavant, qu’il ne pouvait absolument parler ni demander d’aucune chose, parce qu’il était ainsi englouti de son diabolique serpent, de Belzebub et de deux qu trois autres. Alors, le docteur Fauste entra encore plus avant dans l’abîme, et, les trois s’en étant allés avec le susdit Belzebub, il se rencontra au docteur Fauste sur cela un gros cerf-volant avec de grosses cornes et trompes, qui voulut fracasser ou enfondrer le docteur Fauste en l’abîme susdit, dont il eut grande frayeur ; mais les trois susdits serpents chassaient avec ledit cerf. Comme donc le docteur Fauste se vit entrer plus avant au fond de la caverne, il vit que tout à l’entour de lui il n’y avait rien que des verminiers et couleuvres puantes. Mais les couleuvres étaient fort grosses ; après lesquelles vinrent des ours volant comme au secours, qui combattirent et joutèrent contre les couleuvres, et les vainquirent tellement, qu’il lui fut sûr et libre de passer par là, et, comme il fut arrivé plus en avant en descendant, voici un gros taureau volant qui venait dessus une grande porte et tour, qui s’en courut ainsi furieux et bramant contre Fauste, et poussa si rudement contre son siège, que le siège et le serpent avec vint à donner dessus dessous avec ledit Fauste.
Le docteur Fauste tomba encore plus bas dans l’abîme avec de grandes blessures et avec un grand cri ; car il pensait déjà maintenant : « C’est fait de moi ! » même il ne pouvait plus avoir son esprit. Toutefois, il le vint encore attaquer, pour le faire tomber plus bas ; un vieux, tout hérissé magot, vint le tourmenter et irriter. En la suprémité de l’enfer, il y avait un brouillard si épais et ténébreux, qu’il ne voyait rien du tout, et au-dessus il se forma une grosse nuée sur quoi montaient deux gros dragons, et menaient un chariot avec eux, où le vieux magot mit le docteur Fauste ; après s’ensuivit, l’espace d’un gros quart d’heure, une grosse nuée ténébreuse, tellement que le docteur Fauste n’eût su voir ni les dragons ni le chariot, ni s’y prendre en tâtonnant ; et, en allant plus avant, il descendit encore plus profondément. Mais, aussitôt que cette grosse nuée ténébreuse et puante fut engloutie, il vit un cheval et un chariot suivant après. Et, après, fut le docteur Fauste remis à l’air, et, au même instant, il entendit plusieurs coups de foudre et éclairs, tellement que cela allait si menu, que le docteur Fauste se tint coi sans dire mot, ayant grande frayeur et tout tremblant. Sur cela, le docteur Fauste vint sur une eau grosse et tempétueuse, où les deux dragons le poussèrent dedans pour y être submergé ; mais il n’y trouvait point d’eau : ains il y trouva une grosse vapeur de chaline ardente, et les vapeurs et les ondes venaient à battre tellement le docteur Fauste, qu’il perdit le cheval et son chariot, et tomba encore de plus en plus au profond et en une impétuosité de haut en bas, tant que finalement il vint à tomber dans l’abîme, qui était fort creux et tout pointu par le dedans des rochers ; c’est pourquoi il se tint là comme s’il eût été mort ; il regardait de tous côtés, et ne vit personne, ni ne put rien entendre. Mais enfin il lui commença à naître une petite lumière ; comme il fut descendu encore plus bas, il vit de l’eau à l’entour de lui. Le docteur Fauste regarda alors ce qu’il devait faire, disant : « Puisque tu es abandonné des esprits infernaux, il faut que tu t’enfonces dans ce gouffre, ou dans cette eau, ou que tu te défasses comment que ce soit. » Alors, il se dépita en soi-même, et se vanta mettre en un courage désespéré, au travers un endroit qu’il vit tout en feu, en disant : « Maintenant, vous, esprits, recevez cette offrande dévouée à votre service, à quoi mon âme est condamnée. » Comme il se fut ainsi jeté à travers par précipitation, il entendit un bruit et tumulte fort effroyable qui faisait ébranler les montagnes et les rochers, et tant plus que lui pensait qu’il se passât, le bruit se faisait encore plus grand ; et, comme il fut venu jusqu’au fondement, il vit dans le feu plusieurs bourgeois, quelques empereurs, rois, princes, seigneurs et des gens d’armes tout enharnachés à milliers. Autour du feu, il y en avait une grande chaudière pleine d’eau, dont quelques-uns d’eux buvaient, les autres se rafraîchissaient et baignaient ; les autres, sortant de la chaudière, s’en couraient au feu pour s’échauffer.
Le docteur Fauste entra dans le feu, en voulut retirer une âme damnée, et, comme il pensait la tenir par la main, elle s’évanouit de lui tout à coup en arrière. Mais il ne pouvait alors demeurer là longtemps, à cause de la chaleur ; et comme il regardait çà et là, voici que vint le dragon ou bien Belzebub, avec sa selle dessus, et s’assit dessus et le passa ainsi en haut ; car Fauste ne pouvait là plus endurer, à cause des tonnerres, des tempêtes, des brouillards, du soufre, de la fumée, du feu, froidure et chaleur mêlés ensemble ; de plus, à cause qu’il était las d’endurer les effrois, les clameurs, les lamentations des malheureux, les hurlements des esprits, les travaux et les peines, et autres choses. Le docteur Fauste n’ayant eu, en tout ce temps-là, aucun bien au dedans de cet enfer, aussi son valet n’avait pensé autre chose d’en pouvoir rien emporter, puisqu’il avait désiré de voir l’enfer, il eût mieux aimé le voir une fois, et demeurer toujours dehors, puis après. En cette façon vint Fauste derechef en sa maison ; après qu’il se fut ainsi endormi sur sa selle, l’esprit le rejeta tout endormi sur son lit ; et, après que le jour fut venu, et que le docteur Fauste fut réveillé, il ne se trouva point autrement que s’il se fût trouvé aussi longtemps en une prison ténébreuse ; car il n’avait point vu autre chose, sinon comme des monceaux de feu, et ce que le feu avait baillé de soi. Le docteur Fauste, ainsi couché sur son lit, pensait après l’enfer. Une fois, il le prenait à bon escient qu’il eût été là dedans, et qu’il l’avait vu. Une autre fois, il doutait là-dessus, que le diable lui eût fait quelque illusion et trait d’enchanterie par les yeux, comme cela fut vrai ; car il n’avait garde de lui faire voir effectivement l’enfer, de crainte de lui causer trop d’appréhension. Cette histoire et cet acte, touchant ce qu’il avait vu, et comment il avait été transporté en l’enfer, et comment le diable l’avait aveuglé, le docteur Fauste lui-même l’a ainsi écrit, et a été ainsi trouvé après sa mort en une tablette de la propre écriture de sa main, et ainsi couché en un livre fermé qui fut trouvé après sa mort.
Le diable, qui s’appelle Bélial, dit au docteur Fauste : « Depuis le septentrion, j’ai vu ta pensée, et est telle, que volontiers tu pourrais voir quelques-uns des esprits infernaux qui sont princes ; pourtant j’ai voulu m’apparaître à toi avec mes principaux conseillers et serviteurs, à ce que tu aies ton désir accompli. » Le docteur Fauste répond : « Or sus, où sont-ils ? » Sur cela, Bélial dit. Or, Bélial était apparu au docteur Fauste en la forme d’un éléphant marqueté et ayant l’épine du dos noire ; seulement, ses oreilles lui pendaient en bas, et ses yeux tout remplis de feu, avec de grandes dents blanches comme neige, et une longue trompe, qui avait trois aunes de longueur démesurée, et avait au col trois serpents volants. Ainsi vinrent au docteur Fauste les esprits l’un après l’autre, dans son poêle ; car ils n’y eussent pu être tous à la fois. Or, Bélial les montra au docteur Fauste l’un après l’autre comme ils étaient et comment ils s’appelaient. Ils vinrent devant lui, les sept esprits principaux, à savoir le premier : Lucifer, le maître gouverneur, saluant le docteur Fauste, lequel le décrit ainsi : « C’était un grand homme, et était chevelu et picoté, de la couleur comme des glands de chêne rouges, qui avaient une grande queue après eux. » Après venait Belzebub, qui avait les cheveux peints de couleur, velu partout le corps ; il avait une tête de bœuf avec deux oreilles effroyables, aussi tout marqueté de hampes, et chevelu, avec deux gros floquets si rudes comme les charains du foulon qui sont dans les champs, demi vert et jaune, qui flottaient sur les floquets d’en bas, qui étaient comme d’un four tout de feu ; il avait une queue de dragon. Astaroth, celui-ci vint en la forme d’un serpent, et allait sur la queue tout droit ; il n’avait point de pieds ; sa queue avait des couleurs comme de briques changeantes, son ventre était fort gros, il avait deux petits pieds fort courts, tout jaunes, et le ventre un peu blanc et jaunâtre, le cou tout de châtain roux, et une pointe en façon de piques et traits, comme le hérisson, qui avançaient de la longueur des doigts. Après, vint Satan, tout blanc et gris, et marqueté ; il avait la tête d’un âne et avait la queue comme d’un chat, et les cornes des pieds longues d’une aune. Suivit aussi Annabry ; il avait la tête d’un chien noir et blanc, et des mouchetures blanches sur le noir, et, sur le blanc, des noires ; seulement, il avait les pieds et les oreilles pendantes comme un chien, qui étaient longues de quatre aunes.
Après tous ceux-ci, venait Dythican, qui était d’une aune de long ; mais il avait seulement le corps d’un oiseau, qui est la perdrix ; il avait seulement tout le cou vert et moucheté ou ombragé.
Le dernier fut Drac, avec quatre pieds fort courts, jaune et vert, le corps par-dessus flambant brun, comme du feu bleu, et sa queue rougeâtre. Ces sept, avec Bélial, qui sont ses conseillers d’entretien, étaient ainsi habillés des couleurs et façons qui ont été récitées.
D’autres aussi lui apparurent, avec semblables figures, comme des bêtes inconnues, comme des pourceaux, daims, cerfs, ours, loups, singes, lièvres, buffles, chevaux, boucs, verrats, ânes et autres semblables. En telles couleurs et formes, ils se présentèrent à lui selon que chacun sortait dudit poêle, l’un après l’autre. Le docteur Fauste s’étonna fort d’eux, et demanda aux sept qui s’étaient arrêtés, pourquoi ils n’étaient apparus en autres. Ils répondirent et dirent qu’autrement ils ne pourraient plus rentrer en enfer, et pourtant qu’ils étaient les bêtes et les serpents infernaux ; quoiqu’ils fussent fort effroyables et hideux, toutefois, ils pouvaient aussi prendre forme et barbe d’homme quand ils voulaient. Le docteur Fauste dit là-dessus : « C’est assez, puisque les sept sont ici ; » et pria les autres de prendre leur congé, ce qui fut fait.
Lors le docteur Fauste leur demanda qu’ils se fissent voir en essai pour voir ce qu’il en arriverait, et alors ils se changèrent l’un après l’autre, comme ils avaient fait auparavant en toute sorte de bêtes, aussi en gros oiseaux, en serpents et en bêtes de rapine à quatre et à deux pieds. Cela plut bien au docteur Fauste, et leur dit si lui aussi le pourrait davantage. Ils dirent oui, et lui jetèrent un petit livre de sorcellerie, et qu’il fît aussi son essai, ce qu’il fit de fait. Toutefois, le docteur Fauste ne put pas faire davantage. Et devant qu’eux aussi voulussent prendre congé, il leur demanda qui avait fait les insectes. Ils dirent : « Après la faute des hommes ont été créés les insectes, afin que ce fût pour la punition et honte des hommes ; et nous autres ne pouvons tant, que de faire venir force insectes, comme d’autres bêtes. » Lors tout incontinent apparurent, au docteur Fauste, dans son poêle ou étuve, toute sorte de tels insectes, comme fourmis, lézards, mouches bovines, grillons, sauterelles et autres. Alors, toute la maison se trouva pleine de cette vermine. Toutefois, il était fort en colère contre tout cela, transporté et hors de son sens ; car, entre autres de tels reptiles et insectes, il y en avait qui le piquaient comme fourmis ; les bergails le piquaient, les mouches lui couraient sur le visage, les puces le mordaient, les taons ou bourdons lui volaient autour. Tant qu’il en était tout étonné, les poux le tourmentaient en la tête et au cou, les araignées lui filaient de haut en bas, les chenilles le rongeaient, les guêpes l’attaquaient. Enfin il fut tout partout blessé de toute cette vermine, tellement qu’on pourrait bien dire qu’il n’était encore qu’un jeune diable, de ne se pouvoir pas défendre de ces bestions. Au reste, le docteur Fauste ne pouvait pas demeurer dans lesdites étuves ou poêles ; mais, d’abord qu’il fut sorti du poêle, il n’eut plus aucune plaie, et n’y eut plus de tels fantômes autour de lui, et tous disparurent, s’étant dévorés l’un l’autre vivement, et avec promptitude.
Comme le docteur Fauste se tourmentait tellement qu’il ne pouvait plus parler, son esprit Méphistophélès vint à lui, et lui dit : « D’autant que tu as su la sainte Écriture, et qu’elle t’enseigne de n’aimer et adorer qu’un seul Dieu, le servir seul, et non pas un autre, ni à gauche, ni à droite, et que c’était ton devoir d’être soumis et obéissant à lui ; mais comme vous n’avez pas fait cela, ainsi au contraire, vous l’avez abandonné et renié, vous avez perdu sa grâce et miséricorde ; et vous vous êtes ainsi abandonné en corps et en âme à la puissance du diable ; c’est pourquoi il faut que vous accomplissiez votre promesse ; et entends bien mes rhythmes :
As-tu été, ainsi quoi ?
Tout bien te sera sans émoi.
As-tu cela, tiens-le bien,
Le malheur vient en un rien.
Partant, tais-toi, souffre et accorde,
Nul ton malheur plaint ni recorde.
C’est ta honte, et de Dieu l’offense.
Ton mal court toujours sans dépense.
« Partant, mon Fauste, il n’est pas bon de manger, avec des grands seigneurs et avec le diable, des cerises ; car ils vous en jettent les noyaux au visage, comme tu vois maintenant ; c’est pourquoi il te faut tenir loin de là. Tu eusses été assez loin de lui, mais ta superbe impétuosité l’a frappé ; tu as un art que ton Dieu l’a donné, tu l’as méprisé, et ne l’as pas rendu utile ; mais tu as appelé le diable au logis, et vous êtes convenu avec lui pour vingt-quatre ans, jusque aujourd’hui. Il t’a été tout d’or, ce que l’Esprit t’a dit. Partant, le diable t’a mis une sonnette au cou comme à un chat. Vois-tu, tu as été une très-belle créature dès ta naissance ; mais tout ainsi qu’un homme porte une rose en sa main, elle est passée et écoulée ; il n’en demeure rien ; tu as mangé tout ton pain, tu peux bien chanter la chansonnette ; tu es venu jusqu’au jour du carême-prenant, tu seras bientôt à Pâques. Tout ce que tu appelles à ton aide ne sera pas sans occasion ; une saucisse rôtie a deux bouts. Du diable, il ne peut rien venir de bon ; tu as eu un mauvais métier et nature, pourtant la nature ne laisse jamais la nature ; ainsi, un chat ne laisse jamais la souris. L’aigre principalement fait l’amertume. Pendant que la cuiller est neuve, il en faut user à la cuisine ; après, quand elle est vieille, le cuisinier la jette, d’autant que ce n’est plus que fer. N’est-il pas ainsi de toi ? n’es-tu pas un vrai pot neuf et une cuiller neuve pour le diable ? Maintenant, il ne t’est point nécessaire que le marchand t’apprenne à vendre. Et, après, n’as-tu pas suffisamment fait entendre, par ta préface, que Dieu t’a abandonné ? De plus, mon Fauste, n’as-tu pas abusé par une témérité grande, qu’en toutes tes affaires et en ton département tu t’es appelé l’ami du diable, pourtant, persuadé que Dieu est le maître ; mais le diable que comme un abbé ou un moine ? L’orgueil ne fait jamais rien de bien ; tu as voulu être appelé le maître Jean en tous bourgs ou villages ; ainsi pourrait être un homme fou, de vouloir jouer avec les pots au lait ; quiconque veut beaucoup avoir aura fort peu. Fais maintenant cette mienne doctrine entrer dedans ton cœur ; et mon enseignement, lequel tu as possible oublié, c’est que tu n’avais pas bien connu qui est le diable, d’autant qu’il est le singe de Dieu. Aussi est-il un menteur et meurtrier, et la moquerie apporte diffame. Oh ! si vous eussiez eu Dieu devant les yeux ! mais tu t’es laissé aller. Tu ne devais pas ainsi t’agréer d’être avec le diable, comme tu as fais légèrement, et lui as ajouté foi ; car qui croit facilement sera soudain trompé. Le diable a ouvert sa gueule, et tu es entré dedans ; tu t’es donné à lui comme son sujet, et l’as signé de ton propre sang ; ainsi traite-t-il ses sujets, tu as laissé entrer par une oreille ce qui est sorti par l’autre. » Après donc que le diable eut assez chanté à Fauste le pauvre Judas, il disparut incontinent et rendit Fauste tout mélancolique et troublé.
Les vingt-quatre ans du docteur Fauste étaient terminés, quand, en la dernière semaine, l’Esprit lui apparut. Il le somma sur son écrit et promesse, qu’il lui mit devant les yeux, et lui dit que le diable, la seconde nuit d’après, lui emporterait sa personne, et qu’il en fût averti.
Le docteur Fauste, tout effrayé, se lamenta et pleura toute la nuit. Mais son Esprit, lui ayant apparu, lui dit : « Mon ami, ne sois point de si petit courage ; si tu perds ton corps, il n’y a pas loin d’ici jusqu’à ce qu’on te fasse jugement. Néanmoins tu mourras à la fin, quand même tu vivrais cent ans… Les Turcs, les juifs, et les empereurs qui ne sont pas chrétiens, mourront aussi, et pourront être en pareille damnation. Ne sais-tu pas bien encore qu’il t’est ordonné ? Sois de bon courage, ne t’afflige pas tant ; si le diable t’a ainsi appelé, il te veut donner une âme et un corps de substance spirituelle, et tu n’endureras pas comme les damnés. » Il lui donna de semblables consolations, fausses cependant et contraires à l’Écriture sainte. Le docteur Fauste, qui ne savait pas comment payer autrement sa promesse qu’avec sa peau, alla, le jour susdit que l’Esprit lui avait prédit que le diable l’enlèverait, trouver ses plus fidèles compagnons, maîtres bacheliers et autres étudiants, lesquels l’avaient souvent cherché ; il les pria qu’ils voulussent venir avec lui au village de Romlique, situé à une demi-lieue de Wittenberg, pour s’y aller promener, et puis, après, prendre un souper avec lui, ce qu’ils lui accordèrent. Ils allèrent là ensemble, et y prenaient un déjeuner assez ample, avec beaucoup de préparatifs somptueux et superflus, tant en viandes qu’en vins que l’hôte leur présenta ; et le docteur Fauste se tint avec eux fort plaisamment ; mais ce n’était pas de bon cœur. Il les pria encore derechef qu’ils voulussent avoir agréable d’être avec lui, et souper avec lui au soir, et qu’ils demeurassent avec lui toute la nuit, qu’il avait à leur dire chose d’importance ; ils le lui promirent et prirent encore un souper. Comme donc le vin du souper fut servi, le docteur Fauste contenta l’hôte, et pria les étudiants qu’ils voulussent aller avec lui, en un autre poêle, et qu’il avait là quelque chose à leur dire. Cela fut fait, et le docteur Fauste parla à eux de la sorte :
« Mes amis fidèles et du tout aimés du seigneur, la raison pourquoi je vous ai appelés est que je vous connais depuis longtemps, et que vous m’avez vu traiter de beaucoup d’expériments et incantations, lesquels toutefois ne sont provenus d’ailleurs que du diable, à laquelle volupté diabolique rien ne m’a attiré que les mauvaises compagnies qui m’ont circonvenu, et tellement que je me suis obligé au diable ; à savoir, au dedans de vingt-quatre ans, tant en corps qu’en âme. Maintenant, ces vingt-quatre ans-là sont à leur fin jusqu’à cette nuit proprement, et voici à présent, l’heure m’est présentée devant les yeux, que je serai emporté ; car le temps est achevé de sa course ; et il me doit enlever cette nuit, d’autant que je lui ai obligé mon corps et mon âme, si sûrement que c’est avec mon propre sang.
« Finalement, et pour conclusion, la prière amiable que je vous fais est que vous vouliez vous mettre au lit et dormir en repos ; et ne vous mettez pas en peine si vous entendez quelque bruit à la maison, ne vous levez point du lit, car il ne vous arrivera aucun mal ; et je vous prie, quand vous aurez trouvé mon corps, que vous le fassiez mettre en terre : car je meurs comme un bon chrétien, et comme un mauvais tout ensemble : comme un bon chrétien, d’autant que j’ai une vive repentance dans mon cœur, avec un grand regret et douleur ; je prie Dieu de me faire grâce, afin que mon âme puisse être délivrée. Je meurs aussi comme un mauvais chrétien, d’autant que je veux bien que le diable ait mon corps, que je lui laisse volontiers, et que seulement il me laisse avec mon âme en paix. Sur cela, je vous prie que vous vouliez vous mettre au lit, et je vous désire et souhaite la bonne nuit ; mais, à moi elle sera pénible, mauvaise et épouvantable. »
Le docteur Fauste fit cette déclaration avec une affection cordiale, avec laquelle il ne se montrait point autrement être affligé, ni étonné, ni abaissé de courage. Mais les étudiants étaient bien surpris de ce qu’il avait été si dévoyé, et que, pour une science trompeuse, remplie d’impostures et d’illusions, il se fût ainsi mis en danger de s’être donné au diable en corps et en âme ; cela les affligeait beaucoup, car ils l’aimaient tendrement. Ils lui dirent : « Ah ! monsieur Fauste, où vous êtes-vous réduit, que vous ayez si longtemps tenu cela secret, sans en rien dire, et ne nous avez point révélé plus tôt cette triste affaire ? Nous vous eussions délivré de la tyrannie du diable par le moyen des bons théologiens. Mais, maintenant, c’est une diffamie et une chose honteuse à votre corps et à votre âme. » Le docteur Fauste leur répondit : « Il ne m’a été nullement loisible de ce faire, quoique j’en aie eu souvent la volonté. Comme là-dessus un voisin m’avait averti, j’eusse suivi sa doctrine, pour me retirer de telles illusions et me convertir ; mais, comme j’avais fort bien la volonté de le faire, le diable vint qui me voulut enlever, comme il fera cette nuit, et me dit qu’aussitôt que je voudrais entreprendre de me convertir à Dieu, il m’emporterait avec soi dans l’abîme des enfers. »
Comme donc ils entendirent cela du docteur Fauste, ils lui dirent : « Puisque maintenant il n’y a pas moyen de vous garantir, invoquez Dieu, et le priez que, pour l’amour de son cher fils Jésus-Christ, il vous pardonne, et dites : « Ah ! mon Dieu, soyez miséricordieux à moi, pauvre pécheur, et ne venez point en jugement contre moi ; car je ne puis pas subsister devant vous, et combien qu’il me faille laisser mon corps au diable, veuillez néanmoins garantir mon âme ! » S’il plaît à Dieu, il vous garantira. » Il leur dit qu’il voulait bien prier Dieu, et qu’il ne voulait pas se laisser aller comme Caïn, lequel dit que ses péchés étaient trop énormes pour en pouvoir obtenir pardon. Il leur récita aussi comme il avait fait ordonnance par écrit de sa fosse pour son enterrement. Ces étudiants et bons seigneurs, comme ils donnèrent le signe de la croix sur Fauste pour se départir, pleurèrent et s’en allèrent l’un après l’autre.
Mais le docteur Fauste demeura au poêle, et, comme les étudiants s’allaient mettre au lit, pas un ne put dormir ; car ils voulaient entendre l’issue. Mais, entre douze et une heure de nuit, il vint dans la maison un grand vent tempétueux qui l’ébranla de tous côtés, comme s’il eût voulu la faire sauter en l’air, la renverser et la détruire entièrement : c’est pourquoi les étudiants pensèrent être perdus, sautèrent hors de leurs lits, et se consolaient l’un l’autre, se disant qu’il ne sortissent point de la chambre. L’hôte s’encourut avec tous ses domestiques en une autre maison. Les étudiants, qui reposaient auprès du poêle, où était le docteur Fauste, y entendirent des sifflements horribles et des hurlements épouvantables, comme si la maison eût été pleine de serpents, couleuvres, et autres bêtes vilaines et sales : tout cela était entré par la porte du docteur Fauste dans le poêle. Il se leva pour crier à l’aide et au meurtre, mais avec bien de la peine et à demi-voix ; et, un moment après, on ne l’entendit plus. Comme donc il fut jour, et que les étudiants, qui n’avaient point dormi toute la nuit, furent entrés dans le poêle, où était le docteur Fauste, ils ne le trouvèrent plus, et ne virent rien, sinon le poêle tout plein de sang répandu : le cerveau s’était attaché aux murailles, d’autant que le diable l’avait jeté de l’une à l’autre. Il y avait là aussi ses yeux et quelques dents, ce qui était un spectacle abominable et effroyable. Lors les étudiants commencèrent à se lamenter et à pleurer, et le cherchèrent d’un côté et d’autre. À la fin, ils trouvèrent son corps gisant hors du poêle, parmi de la fiente, ce qui était triste à voir ; car le diable lui avait écrasé la tête et cassé tous les os.
Les susdits maîtres et étudiants, après que Fauste fut ainsi mort, demeurèrent auprès de lui jusqu’à ce qu’on l’eût enterré au même lieu ; après, ils s’en retournèrent à Wittenberg, et allèrent en la maison du docteur Fauste, où ils trouvèrent son serviteur Wagner, qui se trouvait fort mal, à cause de son maître. Ils trouvèrent aussi l’histoire de Fauste toute dressée et décrite par lui-même, comme il a été récité ci-devant, mais sans la fin, laquelle a été ajoutée des maîtres et étudiants. Semblablement au même jour, Hélène enchantée avec son fils d’enchantement ne furent plus trouvés depuis, mais s’évanouirent avec lui. Il y eut aussi, puis après dans sa maison, une telle inquiétude, que personne depuis n’y a pu habiter. Fauste apparut à son serviteur Wagner, encore plein de vie, en la même nuit, et lui déclara beaucoup de choses secrètes. Et même on l’a vu encore depuis paraître à la fenêtre, qui jouait avec quiconque y fût allé.
Ainsi finit toute l’histoire de Fauste, qui est pour instruire tout bon chrétien, principalement ceux qui sont d’une tête et d’un sens capricieux, superbe, fou et téméraire, à craindre Dieu et fuir tous les enchantements et tous les charmes du diable, comme Dieu a commandé bien expressément, et non pas d’appeler le diable chez eux et lui donner consentement, comme Fauste a fait ; car ceci nous est un exemple effroyable. Et tâchons continuellement d’avoir en horreur telles choses et d’aimer Dieu surtout ; élevons nos yeux vers lui, adorons-le et chérissons-le de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces : et, à l’opposite, renonçons au diable et à tout ce qui en dépend ; et qu’ainsi nous soyons finalement bienheureux avec Notre-Seigneur.
Soyez vigilants, et prenez garde ; car votre adversaire le diable va autour de vous, comme un lion bruyant, et cherche qui il dévorera : auquel résistez, fermes en la foi.
Cette légende, comme on le voit, n’offre aucune donnée qui se rattache à l’invention de l’imprimerie, dont Faust partage l’honneur avec Gutenberg et Schœffer. Nous avons choisi la plus curieuse ; mais un grand nombre d’autres constatent ce détail et supposent que Faust s’était donné au diable pour réparer sa fortune, perdue dans les essais de son invention. Le plus ancien auteur qui ait parlé de ces documents, Conrad Durieux, pense que ces légendes ont été fabriquées par des moines, irrités de la découverte de
Cependant, à Leipzig, où l’on voit encore la cave de l’
L’histoire du vieux Paris conserve des souvenirs de Faust, qui vint apporter à Louis XI un exemplaire de la première Bible, et qui, accusé de magie, à cause de son invention même, parvint à se soustraire au bûcher ; ce que l’on attribua, comme toujours, à l’intervention du diable.
1853