ORIGINAL : The Tragedy of Othello, the Moor of Venice
Othello, le Maure de Venise (Othello, the Moor of Venice en anglais) est une tragédie de William Shakespeare, jouée pour la première fois en 1604.
Le maure Othello, général au service de Venise, a conquis le cœur de Desdémone, fille du sénateur vénitien Brabantio, par le récit de ses exploits. Il a épousé Desdémone secrètement. Brabantio l'accuse donc devant LE DOGE d'avoir séduit et enlevé sa fille. Mais Othello explique comment il a loyalement conquis le cœur de Desdémone et celle-ci confirme ses paroles. Cependant arrive la nouvelle que les Turcs sont sur le point d'attaquer l'île de Chypre et l'on requiert le bras d'Othello pour les repousser. Brabantio cède à contrecœur sa fille au Maure, qui part avec elle pour Chypre...
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OTHELLO. William Shakespeare
LE LIBRAIRE AU LECTEUR.
Un livre publié sans épître préalable serait, comme dit un vieux proverbe anglais, un habit bleu sans galon. L’auteur étant mort, j’ai jugé bon de me charger de son œuvre. La recommander n’est pas mon intention ; car ce qui est bon doit sans intercession se recommander à tous ; et j’ai ici d’autant plus d’assurance que le nom de l’auteur suffit à lancer son œuvre. Ainsi, laissant chacun à la liberté de son jugement, je me suis risqué à imprimer cette pièce et je la livre à la censure générale.
Votre THOMAS WALKLEY.
PERSONNAGES
OTHELLO, le More de Venise.
BRABANTIO, sénateur, père de DESDÉMONA.
CASSIO, lieutenant d’OTHELLO.
IAGO, enseigne d’OTHELLO.
RODERIGO, gentilhomme vénitien.
LE DOGE DE VENISE.
SÉNATEURS.
MONTANO, gouverneur de Chypre.
GENTILSHOMMES DE CHYPRE.
LODOVICO ET GRATIANO, nobles vénitiens.
MATELOTS.
LE CLOWN.
UN HÉRAUT.
DESDÉMONA, fille de BRABANTIO, femme d’OTHELLO.
ÉMILIA, femme d’lago.
ÉMILIA, maîtresse de CASSIO.
Messagers, officiers, musiciens et serviteurs.
Scène I.
RODERIGO
— Fi ! Ne m’en parle pas. Je suis fort contrarié — que toi, Iago, qui as usé de ma bourse, — comme si les cordons t’appartenaient, tu aies eu connaissance de cela.
IAGO
— Tudieu ! Mais vous ne voulez pas m’entendre. — Si jamais j’ai songé à pareille chose, — exécrez-moi.
RODERIGO
Tu m’as dit que tu le haïssais.
IAGO
— Méprisez-moi, si ce n’est pas vrai. Trois grands de la Cité — vont en personne, pour qu’il me fasse son lieutenant, le solliciter, — chapeau bas ; et, foi d’homme ! Je sais mon prix, je ne mérite pas un grade moindre. — Mais lui, entiché de son orgueil et de ses idées, — répond évasivement, et, dans un jargon — ridicule, bourré de termes de guerre, — il éconduit mes protecteurs.
RODERIGO
— Par le ciel ! J’eusse préféré être son bourreau.
IAGO
— Pas de remède à cela ! C’est la plaie du service. L’avancement se fait par apostille et par faveur, et non d’après la vieille gradation, qui fait du second l’héritier du premier. Maintenant, monsieur, jugez vous-même si je suis engagé par de justes raisons à aimer le More.
RODERIGO
Moi, je ne resterais pas sous ses ordres.
IAGO
Oh ! Rassurez-vous, monsieur. Je n’y reste que pour servir mes projets sur lui. Nous ne pouvons pas tous être les maîtres, et les maîtres ne peuvent pas tous être fidèlement servis. Vous remarquerez beaucoup de ces marauds humbles et agenouillés qui, raffolant de leur obséquieux servage, s’échinent, leur vie durant, comme l’âne de leur maître, rien que pour avoir la pitance. Se font-ils vieux, on les chasse : fouettez-moi ces honnêtes drôles !… Il en est d’autres qui, tout en affectant les formes et les visages du dévouement, gardent dans leur cœur la préoccupation d’eux-mêmes, et qui, ne jetant à leur seigneur que des semblants de dévouement, prospèrent à ses dépens, puis, une fois leurs habits bien garnis, se font hommage à eux-mêmes. Ces gaillards-là ont quelque cœur, et je suis de leur nombre, je le confesse. En effet, seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j’étais le More, je ne voudrais pas être Iago. En le servant, je ne sers que moi-même. Ce n’est, le ciel m’est témoin, ni l’amour ni le devoir qui me font agir, mais, sous leurs dehors, mon intérêt personnel. Si jamais mon action visible révèle l’acte et l’idée intimes de mon cœur par une démonstration extérieure, le jour ne sera pas loin où je porterai mon cœur sur ma manche, pour le faire becqueter aux corneilles… Je ne suis pas ce que je suis.
RODERIGO
Quel bonheur a l’homme aux grosses lèvres, pour réussir ainsi !
IAGO
Appelez le père, réveillez-le, et mettez-vous aux trousses de l’autre ! Empoisonnez sa joie ! Criez son nom dans les rues ! Mettez en feu les parents, et, quoiqu’il habite sous un climat favorisé, criblez-le de moustiques. Si son bonheur est encore du bonheur, altérez-le du moins par tant de tourments qu’il perde de son éclat !
RODERIGO
Voici la maison du père ; je vais l’appeler tout haut.
IAGO
Oui ! Avec un accent d’effroi, avec un hurlement terrible, comme quand, par une nuit de négligence, l’incendie est signalé dans une cité populaire.
RODERIGO,
— Holà ! BRABANTIO ! Signor Brabantio ! Holà !
IAGO
Eveillez-vous ! Holà ! Brabantio ! Au voleur ! Au voleur ! Ayez l’œil sur votre maison, sur votre fille et sur vos sacs ! Au voleur ! Au voleur !
BRABANTIO,
Quelle est la raison de cette terrible alerte ? De quoi s’agit-il ?
RODERIGO
Signor, toute votre famille est-elle chez vous ?
IAGO
Vos portes sont-elles fermées ?
BRABANTIO
Pourquoi ? Dans quel but me demandez-vous cela ?
IAGO
Sang-dieu ! Monsieur, vous êtes Volé. Au nom de la pudeur, passez votre robe ! Votre cœur est déchiré : vous avez perdu la moitié de votre âme ! Juste en ce moment, en ce moment, en ce moment même, un vieux bélier noir est en,train de couvrir votre blanche brebis. Levez-vous ! Levez-vous ! Eveillez à son de cloche les citoyens en train de ronfler, ou autrement le diable va faire de vous un grand-papa. Levez-vous, vous dis-je.
BRABANTIO
Quoi donc ? Avez-vous perdu l’esprit ?
RODERIGO
Très révérend signor, est-ce que vous ne reconnaissez pas ma voix ?
BRABANTIO
Non ! Qui êtes-vous ?
RODERIGO
Mon nom est Roderigo.
BRABANTIO
Tu n’en es que plus mal Venu. Je t’ai défendu de rôder autour de ma porte ; tu m’as entendu dire en toute franchise que ma fille n’est pas pour toi ; et voici qu’en pleine folie, rempli du souper et des boissons qui te dérangent, tu viens, par une méchante bravade, alarmer mon repos !
RODERIGO
Monsieur ! Monsieur ! Monsieur !
BRABANTIO
Mais tu peux être sûr que ma colère et mon pouvoir sont assez forts pour te faire repentir de ceci.
RODERIGO
Patience, mon bon monsieur !
BRABANTIO
Que me parlais-tu de Vol ? Nous sommes ici à Venise : ma maison n’est point une grange abandonnée.
RODERIGO
Très grave Brabantio, je viens à vous, dans toute la simplicité d’une âme pure.
IAGO
Pardieu ! Monsieur, vous êtes de ces gens qui refuseraient de servir Dieu, si le diable le leur disait. Parce que nous venons vous rendre un service, vous nous prenez pour des chenapans et vous laissez couvrir votre fille par un cheval de Barbarie ! Vous voulez avoir des petits-fils qui vous hennissent au nez ! Vous voulez avoir des étalons pour cousins et des genets pour alliés !
BRABANTIO
Quel misérable païen es-tu donc, toi ?
IAGO
Je suis, monsieur, quelqu’un qui vient vous dire que votre fille et le More sont en train de faire la bête à deux dos.
BRABANTIO
Tu es un manant.
IAGO
vous êtes… Un sénateur.
BRABANTIO,
Tu me répondras de ceci ! Je te connais, toi, Roderigo !
RODERIGO
Monsieur, je vous répondrai de tout. Mais, de grâce, une question ! Est-ce d’après votre désir et votre consentement réfléchi, comme je commence à le croire, que votre charmante fille, à cette heure indue, par une nuit si épaisse, est allée, sous la garde pure et simple d’un maraud de louage, d’un gondolier, se livrer aux étreintes grossières d’un More lascif ? Si cela est connu et permis par vous, alors nous avons eu envers vous le tort d’une impudente indiscrétion. Mais, si cela se passe à votre insu, mon savoir-vivre me dit que nous recevons à tort vos reproches. Ne croyez pas que, m’écartant de toute civilité, j’aie voulu jouer et plaisanter avec votre Honneur ! Votre fille, si vous ne l’avez pas autorisée, je le répète, a fait une grosse révolte, en attachant ses devoirs, sa beauté, son esprit, sa fortune, à un vagabond, à un étranger qui à roulé ici et partout. Édifiez-vous par vous-même tout de suite. Si elle est dans sa chambre et dans votre maison, faites tomber sur moi la justice de l’État pour vous avoir ainsi abusé.
BRABANTIO,
Battez le briquet ! Holà ! Donnez moi un flambeau ! Appelez tous mes gens !… Cette aventure n’est pas en désaccord avec mon rêve ; la croyance à sa réalité m’oppresse déjà. De la lumière, dis-je, de la lumière !
IAGO,
Adieu ! Il faut que je vous quitte. Il ne me paraît ni opportun ni sain, dans mon emploi, d’être assigné, comme je le serais en restant, pour déposer contre le More ; car, je le sais bien, quoique ceci puisse lui attirer quelque cuisante mercuriale, l’État ne peut pas se défaire de lui sans danger. Il est engagé, par des raisons si impérieuses, dans la guerre de Chypre qui se poursuit maintenant, que, s’agît-il du salut de leurs âmes, nos hommes d’État n’en trouveraient pas un autre à sa taille pour mener leurs affaires. En conséquence, bien que je le haïsse à l’égal des peines de l’enfer, je dois, pour les nécessités du moment, arborer les couleurs, l’enseigne de l’affection, pure enseigne, en effet !… Afin de le découvrir sûrement, dirigez les recherches vers le Sagittaire. Je serai là avec lui. Adieu donc !
BRABANTIO
Le mal n’est que trop vrai : elle est partie ! Et ce qui me reste d’une vie méprisable n’est plus qu’amertume… Maintenant, Roderigo, où l’as-tu vue ?… Oh ! Malheureuse fille ! Avec le More, dis-tu ?… Qui voudrait être père à présent ? Comment l’as-tu reconnue ?… Oh ! Elle m’a trompé incroyablement !… Que t’a-t-elle dit, à toi ?… D’autres flambeaux ! Qu’on réveille tous mes parents !… Sont-ils mariés, crois-tu ?
RODERIGO
Oui, sans doute, je le crois. Ô Brabantio !
Ciel ! Comment a-t-elle échappé ? Ô trahison du sang ! Pères, à l’avenir, ne vous rassurez pas sur l’esprit de vos filles, d’après ce que vous leur verrez faire… N’y a-t-il pas des sortilèges au moyen desquels les facultés de la jeunesse et de la virginité peuvent être déçues ? N’as-tu pas lu, Roderigo, quelque chose comme cela ?
RODERIGO
Oui, monsieur, certainement.
BRABANTIO
Éveillez mon frère !… Que ne te l’ai-je donnée ! Que ceux-ci prennent une route, ceux-là, une autre !
RODERIGO
Je crois que je puis le découvrir, si vous voulez prendre une bonne escorte et venir avec moi.
BRABANTIO
De grâce, conduisez-nous ! Je vais frapper à toutes les maisons ; je puis faire sommation au besoin.
Scène II.
IAGO
Bien que j’aie tué des hommes au métier de la guerre, je regarde comme l’étoffe même de la conscience de ne pas commettre de meurtre prémédité ; je ne sais pas être inique parfois pour me rendre service : neuf ou dix fois, j’ai été tenté de le trouer ici, sous les côtes.
OTHELLO
Les choses sont mieux ainsi.
IAGO
Non ! Mais il bavardait tant ; il parlait en termes si ignobles et si provocants contre votre Honneur, qu’avec le peu de sainteté que vous me connaissez, j’ai eu grand-peine à le ménager. Mais, de grâce ! Monsieur, êtes-vous solidement marié ? Soyez sûr que ce Magnifique est très aimé : il a, par l’influence, une voix aussi puissante que celle du doge. Il vous fera divorcer. Il vous opposera toutes les entraves, toutes les rigueurs pour lesquelles la loi, renforcée de tout son pouvoir, lui donnera de la corde.
OTHELLO
Laissons-le faire selon son dépit. Les services que j’ai rendus à la Seigneurie parleront plus fort que ses plaintes.
On ne sait pas tout encore : quand je verrai qu’il y a honneur à s’en vanter, je révélerai que je tiens la vie et l’être d’hommes assis sur un trône ; et mes mérites sauront, à défaut d’autres titres, répondre à la fortune hautaine que j’ai conquise. Sache-le bien, IAGO, si je n’aimais pas la gentille Desdémona, je ne voudrais pas restreindre mon existence, libre sous le ciel, au cercle d’un intérieur, non ! Pour tous les trésors de la mer. Mais vois donc ! Quelles sont ces lumières là-bas ? CASSIO et plusieurs officiers portant des torches apparaissent à distance.
IAGO
C’est le père et ses amis qu’on a mis sur pied. Vous feriez bien de rentrer.
OTHELLO
Non pas ! Il faut que l’on me trouve. Mon caractère, mon titre, ma conscience intègre, me montreront tel que je suis. Sont-ce bien eux ?
IAGO
Par Janus ! Je crois que non.
OTHELLO,
Les gens du doge et mon lieutenant ! Que la nuit vous soit bonne, mes amis ! Quoi de nouveau ?
CASSIO
Le Doge vous salue, général, et réclame votre comparution immédiate.
OTHELLO
De quoi s’agit-il, à votre idée ?
CASSIO
Quelque nouvelle de Chypre, je suppose. C’est une affaire qui presse. Les galères ont expédié une douzaine de messagers qui ont couru toute la nuit, les uns après les autres. Déjà beaucoup de nos consuls se sont levés et réunis chez Le Doge. On vous a demandé ardemment ; et, comme on ne vous a pas trouvé à votre logis, le Sénat a envoyé trois escouades différentes à votre recherche.
OTHELLO
Il est heureux que j’aie été trouvé par vous. Je n’ai qu’un mot à dire ici, dans la maison.
CASSIO
Enseigne, que fait-il donc là ?
IAGO
Sur ma foi ! Il a pris à l’abordage un galion de terre ferme. Si la prise est déclarée légale, sa fortune est faite à jamais.
CASSIO
Je ne comprends pas.
IAGO
Il est marié.
CASSIO
À qui donc ?
IAGO
Marié à…
OTHELLO
Je suis à vous.
CASSIO
Voici une autre troupe qui vient vous chercher. Entrent Brabantio, Roderigo et des officiers de nuit, armés et portant des torches.
IAGO
C’est Brabantio ! Général, prenez garde. Il vient avec de mauvaises intentions.
OTHELLO
Holà ! Arrêtez.
RODERIGO,
Seigneur, voici le More.
BRABANTIO,
Sus au voleur !
IAGO
C’est vous, Roderigo ? Allons, monsieur, à nous deux !
OTHELLO
Rentrez ces épées qui brillent : la rosée pourrait les rouiller.
BRABANTIO
Ô toi ! Hideux voleur, où as-tu recelé ma fille ?
Damné que tu es, tu l’as enchantée !… En effet, je m’en rapporte à tout être de sens : si elle n’était pas tenue à la chaîne de la magie, est-ce qu’une fille si tendre, si belle, si heureuse, si opposée au mariage qu’elle repoussait les galants les plus somptueux et les mieux frisés du pays, aurait jamais, au risque de la risée générale, couru de la tutelle de son père au sein noir de suie d’un être comme toi, fait pour effrayer et non pour plaire ? Je prends tout le monde pour juge. Ne tombe-t-il pas sous le sens que tu as pratiqué sur elle tes charmes hideux et abusé sa tendre jeunesse avec des drogues ou des minéraux qui éveillent le désir ?
Je ferai examiner ça. La chose est probable et palpable à la réflexion. En conséquence, je t’appréhende et je t’empoigne comme un suborneur du monde, comme un adepte des arts prohibés et hors la loi.
OTHELLO
Retenez vos bras, vous, mes partisans, et vous, les autres ! Si ma réplique devait être à coups d’épée, je me la serais rappelée sans souffleur.
BRABANTIO
En prison ! Jusqu’à l’heure rigoureuse où la loi, dans le cours de sa session régulière, t’appellera à répondre.
OTHELLO
Et, si je vous obéis, comment pourrai-je satisfaire Le Doge, dont les messagers, ici rangés à mes côtés, doivent, pour quelque affaire d’État pressante, me conduire jusqu’à lui ?
UN OFFICIER,
C’est vrai, très digne signor, Le Doge est en conseil ; et votre Excellence elle-même a été convoquée, j’en suis sûr.
BRABANTIO
Comment ! Le Doge en conseil ! À cette heure de la nuit !… Emmenez-le. Ma cause n’est point frivole : Le Doge lui-même et tous mes frères du Sénat ne peuvent prendre ceci que comme un affront personnel. Car, si de telles actions peuvent avoir un libre cours, des serfs et des païens seront bientôt nos gouvernants !
Scène III.
LE DOGE
Il n’y a pas dans ces nouvelles assez d’harmonie pour y croire.
PREMIER SENATEUR
En effet, elles sont en contradiction. Mes lettres disent cent sept galères.
LE DOGE
Et les miennes, cent quarante.
DEUXIEME SENATEUR
Et les miennes, deux cents. Bien qu’elles ne s’accordent pas sur le chiffre exact (vous savez que les rapports fondés sur des conjectures ont souvent des variantes), elles confirment toutes le fait d’une flotte turque se portant sur Chypre.
LE DOGE
Oui ! Cela suffit pour former notre jugement. Je ne me laisse pas rassurer par les contradictions, et je vois le fait principal prouvé d’une terrible manière.
UN MATELOT,
Holà ! Holà ! Holà !
L’OFFICIER
Un messager des galères !
LE DOGE
Eh bien ! Qu’y a-t-il ?
LE MATELOT
L’expédition turque appareille pour Rhodes. C’est ce que je suis chargé d’annoncer au gouvernement par le seigneur Angelo.
LE DOGE,
Que dites-vous de ce changement ?
PREMIER SENATEUR
Il n’a pas de motif raisonnable. C’est une feinte pour détourner notre attention. Considérons la valeur de Chypre pour le Turc ; comprenons seulement que cette île est pour le Turc plus importante que Rhodes, et qu’elle lui est en même temps plus facile à emporter, puisqu’elle n’a ni l’enceinte militaire ni aucun des moyens de défense dont Rhodes est investie ; songeons à cela, et nous ne pourrons pas croire que le Turc fasse la faute de renoncer à la conquête qui l’intéresse le plus et de négliger une attaque d’un succès facile, pour provoquer et risquer un danger sans profit.
LE DOGE
Non, à coup sûr, ce n’est pas à Rhodes qu’il en veut.
UN OFFICIER
Voici d’autres nouvelles. Entre un messager.
LE MESSAGER
Révérends et gracieux seigneurs, les Ottomans, après avoir gouverné tout droit sur l’île de Rhodes, ont été ralliés là par une flotte de réserve.
PREMIER SENATEUR
C’est ce que je pensais… Combien de bâtiments, à votre calcul ?
LE MESSAGER
Trente voiles. Maintenant ils reviennent sur leur route et dirigent franchement leur expédition sur Chypre… Le seigneur Montano, votre fidèle et très vaillant serviteur, prend la respectueuse liberté de vous en donner avis, et vous prie de le croire.
LE DOGE
Il est donc certain que c’est contre Chypre ! Est-ce que Marcus Luccicos n’est pas à la ville ?
PREMIER SENATEUR
Il est maintenant à Florence.
LE DOGE
Écrivez-lui de notre part de revenir au train de posté.
PREMIER SENATEUR
Voici venir BRABANTIO et le vaillant More. Entrent Brabantio, Othello, Iago, Roderigo et des officiers.
LE DOGE
Vaillant OTHELLO, nous avons à vous employer sur-le-champ contre l’ennemi commun, l’Ottoman.
BRABANTIO
Et à moi les vôtres. Que votre Grâce me pardonne ! Ce ne sont ni mes fonctions ni les nouvelles publiques qui m’ont tiré de mon lit. L’intérêt général n’a pas de prise sur moi en ce moment : car la douleur privée ouvre en moi ses écluses avec tant de violence qu’elle engloutit et submerge les autres soucis dans son invariable plénitude.
LE DOGE
De quoi s’agit-il donc ?
BRABANTIO
Ma fille ! Ô ma fille !
LE DOGE et les SÉNATEURS
Morte ?
BRABANTIO
Oui, morte pour moi. On l’a abusée ! On me l’a volée ! On l’a corrompue à l’aide de talismans et d’élixirs achetés à des charlatans. Car, qu’une nature s’égare si absurdement, n’étant ni défectueuse, ni aveugle, ni boiteuse d’intelligence, ce n’est pas possible sans sorcellerie.
LE DOGE
Quel que soit celui qui, par d’odieux procédés, a ainsi ravi votre fille à elle-même et à vous, voici le livre sanglant de la loi. Vous en lirez vous-même la lettre rigoureuse, et vous l’interpréterez à votre guise : oui, quand mon propre fils serait accusé par vous !
BRABANTIO
Je remercie humblement votre Grâce. Voici l’homme ; c’est ce flore que, paraît-il, votre mandat spécial a, pour des affaires d’État, appelé ici.
LE DOGE et les SÉNATEURS
Lui !… Nous en sommes désolés.
LE DOGE,
Qu’avez-vous, de votre côté, à répondre à cela ?
BRABANTIO
Rien, sinon que cela est.
OTHELLO
Très puissants, très graves et très révérends seigneurs, mes nobles et bien-aimés maîtres, j’ai enlevé la fille de ce vieillard, c’est vrai, comme il est vrai que je l’ai épousée. Voilà le chef de mon crime ; vous le voyez de front, dans toute sa grandeur. Je suis rude en mon langage, et peu doué de l’éloquence apprêtée de la paix. Car, depuis que ces bras ont leur moelle de sept ans, ils n’ont cessé, excepté depuis ces neuf mois d’inaction, d’employer dans le camp leur plus précieuse activité ; et je sais peu de chose de ce vaste monde qui n’ait rapport aux faits de guerre et de bataille. Aussi embellirai-je peu ma cause en la plaidant moi-même. Pourtant, avec votre gracieuse autorisation, je vous dirai sans façon et sans fard l’histoire entière de mon amour, et par quels philtres, par quels charmes, par quelles conjurations, par quelle puissante magie (car ce sont les moyens dont on m’accuse) j’ai séduit sa fille.
BRABANTIO
Une enfant toujours si modeste ! D’une nature si douce et si paisible qu’au moindre mouvement elle rougissait d’elle-même ! Devenir, en dépit de la nature, de son âge, de son pays, de sa réputation, de tout, amoureuse de ce qu’elle avait peur de regarder ! Il n’y a qu’un jugement difforme et très imparfait pour déclarer que la perfection peut faillir ainsi contre toutes les lois de la nature ; il faut forcément conclure à l’emploi des maléfices infernaux pour expliquer cela. J’affirme donc, encore une fois, que c’est à l’aide de mixtures toutes-puissantes sur le sang ou de quelque philtre enchanté à cet effet qu’il a agi sur elle.
LE DOGE
Affirmer cela n’est pas le prouver. Des témoignages plus certains et plus évidents que ces maigres apparences et que ces pauvres vraisemblances d’une probabilité médiocre doivent être produits contre lui.
PREMIER SENATEUR
Mais parlez, Othello. Est-ce par des moyens équivoques et violents que vous avez dominé et empoisonné les affections de cette jeune fille ? Ou bien n’avez-vous réussi que par la persuasion et par ces loyales requêtes qu’une âme soumet à une âme ?
OTHELLO
Je vous en conjure, envoyez chercher la dame au Sagittaire, et faites-la parler de moi devant son père. Si vous me trouvez coupable dans son récit, que non seulement votre confiance et la charge que je tiens de vous me soient retirées, mais que votre sentence retombe sur ma vie même !
LE DOGE
Qu’on envoie chercher Desdémona !
OTHELLO,
Enseigne, conduisez-les : vous connaissez le mieux l’endroit.
LE DOGE
Parlez, Othello.
OTHELLO
Son père m’aimait, il m’invitait souvent, il me demandait l’histoire de ma vie, année par année, les batailles, les sièges, les hasards que j’avais traversés. Je parcourus tout, depuis les jours de mon enfance jusqu’au moment même où il m’avait prié de raconter. Alors je parlai de chances désastreuses, d’aventures émouvantes sur terre et sur mer, de morts esquivées d’un cheveu sur la brèche menaçante, de ma capture par l’insolent ennemi, de ma vente comme esclave, de mon rachat et de ce qui suivit. Dans l’histoire de mes voyages, des antres profonds, des déserts arides, d’âpres fondrières, des rocs et des montagnes dont la cime touche le ciel s’offraient à mon récit : je les y plaçai.
Je parlai des cannibales qui s’entre dévorent, des anthropophages et des hommes qui ont la tête au-dessous des épaules. Pour écouter ces choses, DESDÉMONA montrait une curiosité sérieuse ; quand les affaires de la maison l’appelaient ailleurs, elle les dépêchait toujours au plus vite, et revenait, et de son oreille affamée elle dévorait mes paroles. Ayant remarqué cela, je saisis une heure favorable, et je trouvai moyen d’arracher du fond de son cœur le souhait que je lui fisse la narration entière de mes explorations, qu’elle ne connaissait que par des fragments sans suite. J’y consentis, et souvent je lui dérobai des larmes, quand je parlai de quelque catastrophe qui avait frappé ma jeunesse. Mon histoire terminée, elle me donna pour ma peine un monde de soupirs ; elle jura qu’en vérité cela était étrange, plus qu’étrange, attendrissant, prodigieusement attendrissant ; elle eût voulu ne pas l’avoir entendu, mais elle eût voulu aussi que le ciel eût fait pour elle un pareil homme ! Elle me remercia, et me dit que, si j’avais un ami qui l’aimait, je lui apprisse seulement à répéter mon histoire, et que cela suffirait à la charmer. Sur cette insinuation, je parlai : elle m’aimait pour les dangers que j’avais traversés, et je l’aimais pour la sympathie qu’elle y avait prise.
Telle est la sorcellerie dont j’ai usé… Mais voici ma dame qui vient ; qu’elle-même en dépose !
LE DOGE
Il me semble qu’une telle histoire séduirait ma fille même. Bon Brabantio, réparez aussi bien que possible cet éclat. Il vaut encore mieux se servir d’une arme brisée que de rester les mains nues.
BRABANTIO
De grâce, écoutez-la ! Si elle confesse qu’elle a fait la moitié des avances, que la ruine soit sur ma tête si mon injuste blâme tombe sur cet homme !… Approchez, gentille donzelle ! Distinguez-vous dans cette noble compagnie celui à qui vous devez le plus d’obéissance ?
DESDÉMONA
Mon noble père, je vois ici un double devoir pour moi. À vous je dois la vie et l’éducation, et ma vie et mon éducation m’apprennent également à vous respecter. Vous êtes mon seigneur selon le devoir… Jusque-là je suis votre fille.
BRABANTIO
Dieu soit avec vous ! J’ai fini. (Au doge.) Plaise à votre Grâce de passer aux affaires d’État !… Que n’ai-je adopté un enfant plutôt que d’en faire un !
LE DOGE
Laissez-moi parler à votre place, et placer une maxime qui serve à ces amants de degré, de marchepied pour remonter à votre faveur. Une fois irrémédiables, les maux sont terminés par la vue du pire qui put nous inquiéter naguère.
Gémir sur un malheur passé et disparu est le plus sûr moyen d’attirer un nouveau malheur. Lorsque la fortune nous prend ce que nous ne pouvons garder, la patience rend son injure dérisoire. Le volé qui sourit dérobe quelque chose au voleur. C’est se voler soi-même que dépenser une douleur inutile.
BRABANTIO
Ainsi, que le Turc nous vole Chypre ! Nous n’aurons rien perdu, tant que nous pourrons sourire ! Il reçoit bien les conseils, celui qui ne reçoit en les écoutant qu’un soulagement superflu. Mais celui-là reçoit une peine en même temps qu’un conseil, qui n’est quitte avec le chagrin qu’en empruntant à la pauvre patience. Ces sentences, tout sucre ou tout fiel, ont une puissance fort équivoque. Les mots ne sont que des mots, et je n’ai jamais ouï dire que dans un cœur meurtri on pénétrât par l’oreille… Je vous en prie humblement, procédons aux affaires de l’État.
LE DOGE
Le Turc se porte sur Chypre avec un armement considérable. OTHELLO, les ressources de cette place sont connues de vous mieux que de personne. Aussi, quoique nous ayons là un lieutenant d’une capacité bien prouvée, l’opinion, cette arbitre souveraine des décisions, vous adresse son appel de suprême confiance. Il faut donc que vous vous résigniez à assombrir l’éclat de votre nouvelle fortune par les orages de cette rude expédition.
OTHELLO
Très graves SÉNATEURS, ce tyran, l’habitude, a fait de la couche de la guerre, couche de pierre et d’acier, le lit de plume le plus doux pour moi. Je le déclare, je ne trouve mon activité, mon énergie naturelle, que dans une vie dure. Je me charge de cette guerre contre les Ottomans. En conséquence, humblement incliné devant votre gouvernement, je demande pour ma femme une situation convenable, les priviléges et le traitement dus à son rang, avec une résidence et un train en rapport avec sa naissance.
LE DOGE
Si cela vous plaît, elle peut aller chez son père.
BRABANTIO
Je n’y consens pas.
OTHELLO
Ni moi.
DESDÉMONA
Ni moi. Je n’y voudrais pas résider, de peur de provoquer l’impatience de mon père en restant sous ses yeux.
Très gracieux doge, prêtez à mes explications une oreille indulgente, et laissez-moi trouver dans votre suffrage une charte qui protège ma faiblesse.
LE DOGE
Que désirez-vous, Desdémona ?
DESDÉMONA
Si j’ai aimé le More assez pour vivre avec lui, ma révolte éclatante et mes violences à la destinée peuvent le trompeter au monde. Mon cœur est soumis au caractère même de mon mari. C’est dans le génie d’Othello que j’ai vu son visage ; et c’est à sa gloire et à ses vaillantes qualités que j’ai consacré mon âme et ma fortune. Aussi, chers seigneurs, si l’on me laissait ici, chrysalide de la paix, tandis qu’il part pour la guerre, on m’enlèverait les épreuves pour lesquelles je l’aime, et je subirais un trop lourd intérim par sa chère absence. Laissez-moi partir avec lui !
OTHELLO
Vos Voix, Seigneurs ! Je vous en conjure, laissez à sa volonté le champ libre. Si je vous le demande, ce n’est pas pour flatter le goût de ma passion ni pour assouvir l’ardeur de nos jeunes amours dans ma satisfaction personnelle, mais bien pour déférer généreusement à son vœu. Que le ciel défende vos bonnes âmes de cette pensée que je négligerai vos sérieuses et grandes affaires quand elle sera près de moi ! Si jamais, dans ses jeux volages, Cupidon ailé émoussait par une voluptueuse langueur mes facultés spéculatives et actives, si jamais les plaisirs corrompaient et altéraient mes devoirs, que les ménagères fassent un chaudron de mon casque, et que tous les outrages et tous les affronts conjurés s’attaquent à mon renom !
LE DOGE
Décidez entre vous si elle doit partir ou rester. L’affaire crie : hâtez-vous ! Votre promptitude doit y répondre. Il faut que vous soyez en route cette nuit.
DESDÉMONA
Cette nuit, monseigneur ?
LE DOGE
Cette nuit même.
OTHELLO
De tout mon cœur.
LE DOGE,
À neuf heures du matin, nous nous retrouverons ici. Othello, laissez derrière vous un officier : il vous portera notre brevet et toutes les concessions de titres et d’honneurs qui vous importent.
OTHELLO
S’il plaît à votre Grâce, ce sera mon enseigne, un homme de probité et de confiance. C’est lui que je charge d’escorter ma femme et de me remettre tout ce que votre gracieuse Seigneurie jugera nécessaire de m’envoyer.
LE DOGE
Soit !… Bonne nuit à tous !
PREMIER SENATEUR
Adieu, brave More ! Rendez heureuse Desdémona.
BRABANTIO
Veille sur elle, More. Aie l’œil prompt à tout voir. Elle a trompé son père ; elle pourrait bien te tromper.
OTHELLO
Ma vie, sur sa foi !… Honnête Iago, il fa.ut que je te laisse ma Desdémona ; mets, je te prie, ta femme à son service, et amène-les au premier moment favorable… Viens, Desdémona, je n’ai qu’une heure d’amour, de loisirs et de soins intérieurs à passer avec toi. Nous devons obéir au temps.
RODERIGO
Iago !
IAGO
Que dis-tu, noble cœur ?
RODERIGO
Que crois-tu que je vais faire ?
IAGO
Pardieu ! Te coucher et dormir.
RODERIGO
Je vais incontinent me noyer.
IAGO
Si tu le fais, je ne t’aimerai plus après. Niais que tu es !
RODERIGO
La niaiserie est de vivre quand la vie est un tourment. Nous avons pour prescription de mourir quand la mort est notre médecin.
IAGO
Oh ! Le lâche !… Voilà quatre fois sept ans que je considère le monde ; et, depuis que je peux distinguer un bienfait d’une injure, je n’ai jamais trouvé un homme qui sût s’aimer. Avant de pouvoir dire que je vais me noyer pour l’amour de quelque guenon, je consens à être changé en babouin.
RODERIGO
Que faire ? J’avoue ma honte d’être ainsi épris ; mais il ne dépend pas de ma vertu d’y remédier.
IAGO
Ta vertu pour une figue ! Il dépend de nous-mêmes d’être d’une façon ou d’une autre. Notre corps est notre jardin, et notre volonté en est le jardinier. Voulons-nous y cultiver des orties ou y semer la laitue, y planter l’hysope et en sarcler le thym, le garnir d’une seule espèce d’herbe ou d’un choix varié, le stériliser par la paresse ou l’engraisser par l’industrie ? Eh bien ! Le pouvoir de tout modifier souverainement est dans notre volonté. Si la balance de la vie n’avait pas le plateau de la raison pour contrepoids à celui de la sensualité, notre tempérament et la bassesse de nos instincts nous conduiraient aux plus fâcheuses conséquences. Mais nous avons la raison pour refroidir nos passions furieuses, nos élans charnels, nos désirs effrénés. D’où je conclus que ce que vous appelez l’amour n’est qu’une végétation greffée ou parasite.
RODERIGO
Impossible !
IAGO
L’amour n’est qu’une débauche du sang et une concession de la volonté… Allons ! Sois un homme. Te noyer, toi !
On noie les chats et leur portée aveugle. J’ai fait profession d’être ton ami et je m’avoue attaché à ton service par des câbles d’une ténacité durable. Or, je ne pourrai jamais t’assister plus utilement qu’à présent…
Mets de l’argent dans ta bourse, suis l’expédition, altère ta physionomie par une barbe usurpée… Je le répète, mets de l’argent dans ta bourse… Il est impossible que Desdémona conserve longtemps son amour pour le More… Mets de l’argent dans ta bourse… Et le More son amour pour elle. Le début a été violent, la séparation sera à l’avenant, tu verras !…
Surtout mets de l’argent dans ta bourse… Ces Mores ont la volonté changeante… Remplis bien ta bourse… La nourriture, qui maintenant est pour lui aussi savoureuse qu’une grappe d’acacia, lui sera bientôt aussi amère que la coloquinte. Quant à elle, si jeune, il faut bien qu’elle change. Dès qu’elle se sera rassasiée de ce corps-là, elle reconnaîtra l’erreur de son choix.
Il faut bien qu’elle change, il le faut !… Par conséquent, mets de l’argent dans ta bourse. Si tu dois absolument te damner, trouve un moyen plus délicat que de te noyer… Réunis tout l’argent que tu pourras… Si la sainteté d’un serment fragile échangé entre un aventurier barbare et une rusée Vénitienne n’est pas chose trop dure pour mon génie et pour toute la tribu de l’enfer, tu jouiras de cette femme. Aussi, trouve de l’argent !… Peste soit de la noyade ! Elle est bien loin de ton chemin. Cherche plutôt à te faire pendre après ta jouissance obtenue qu’à aller te noyer avant.
RODERIGO
Te dévoueras-tu à mes espérances, si je me rattache à cette solution ?
IAGO
Tu es sûr de moi. Va ! Trouve de l’argent. Je te l’ai dit souvent et je te le redis : je hais le More. Mes griefs m’emplissent le cœur ; tes raisons ne sont pas moindres. Liguons-nous pour nous venger de lui. Si tu peux le faire cocu, tu te donneras un plaisir, et à moi une récréation. Il y a dans la matrice du temps bien des événements dont il va accoucher. En campagne ! Va ! Munis-toi d’argent. Demain nous reparlerons de ceci. Adieu !
RODERIGO
Où nous reverrons-nous dans la matinée ?
IAGO
À mon logis.
RODERIGO
Je serai chez toi de bonne heure.
IAGO
Bon ! Adieu ! M’entendez-vous bien, Roderigo ?
RODERIGO
Que dites-vous ?
IAGO
Plus de noyade ! Entendez-vous ?
RODERIGO
Je suis changé. Je vais vendre toutes mes terres.
IAGO
Bon ! Adieu ! Remplissez bien votre bourse.
Voyons maintenant… Obtenir sa place et donner pleine envergure à ma vengeance : coup double ! Comment ? Comment ?
Voyons… Au bout de quelque temps, faire croire à Othello que Cassio est trop familier avec sa femme. Cassio a une personne, des manières caressantes, qui prêtent au soupçon ; il est bâti pour rendre les femmes infidèles. Le More est une nature franche et ouverte qui croit honnêtes les gens, pour peu qu’ils le paraissent : il se laissera mener par le nez aussi docilement qu’un âne. Je tiens le plan : il est conçu. Il faut que l’enfer et la nuit produisent à la lumière du monde ce monstrueux embryon !
Scène IV
MONTANO
Que pouvons-nous distinguer en mer du haut du cap ?
PREMIER GENTILHOMME
Rien du tout, tant les vagues sont élevées ! Entre le ciel et la pleine mer, je ne puis découvrir une voile.
MONTANO
Il me semble que le vent a parlé bien haut à terre ; jamais plus rudes rafales n’ont ébranlé nos créneaux. S’il a fait autant de vacarme sur mer, quelles sont les côtes de chêne qui, sous ces montagnes en fusion, auront pu garder la mortaise ? Qu’allons-nous apprendre à la suite de ceci ?
DEUXEME GENTILHOMME
La dispersion de la flotte turque.
Pour peu qu’on se tienne sur la plage écumante, les flots irrités semblent lapider les nuages ; la lame, secouant au vent sa haute et monstrueuse crinière, semble lancer l’eau sur l’ourse flamboyante et inonder les satellites du pôle immuable. Je n’ai jamais vu pareille agitation sur la vague enragée.
MONTANO
Si la flotte turque n’était pas réfugiée dans quelque baie, elle a sombré. Il lui est impossible d’y tenir.
TROISIEME GENTILHOMME
Des nouvelles, mes enfants ! Nos guerres sont finies ! Cette désespérée tempête a si bien étrillé les Turcs que leurs projets sont éclopés. Un noble navire, venu de Venise, a vu le sinistre naufrage et la détresse de presque toute leur flotte.
MONTANO
Quoi ! Vraiment ?
TROISIEME GENTILHOMME
Le navire est ici mouillé, un bâtiment véronais. Michel Cassio, lieutenant du belliqueux More Othello, a débarqué ; le More lui-même est en mer et vient à Chypre avec des pleins pouvoirs.
MONTANO
J’en suis content : c’est un digne gouverneur.
TROISIEME GENTILHOMME
Mais ce même Cassio, tout en parlant avec satisfaction du désastre des Turcs, paraît fort triste, et prie pour le salut du More : car ils ont été séparés au plus fort de cette sombre tempête.
MONTANO
Fasse le ciel qu’il soit sauvé ! J’ai servi sous lui, et l’homme commande en parfait soldat… Eh bien ! Allons sur le rivage. Nous verrons le vaisseau qui vient d’atterrir, et nous chercherons des yeux le brave Othello jusqu’au point où la mer et l’azur aérien sont indistincts à nos regards.
TROISIEME GENTILHOMME
Oui, allons ! Car chaque minute peut nous amener un nouvel arrivage.
CASSIO,
Merci à vous, vaillant de cette île guerrière, qui appréciez si bien le More ! Oh ! Puissent les cieux le défendre contre les éléments, car je l’ai perdu sur une dangereuse mer !
MONTANO
Est-il sur un bon navire ?
CASSIO
Son bâtiment est fortement charpenté, et le pilote a la réputation d’une expérience consommée. Aussi mon espoir, loin d’être ivre mort, est-il raffermi par une saine confiance.
VOIX AU DEHORS
Une Voile ! Une Voile ! Une Voile !
CASSIO
Quel est ce bruit ?
QAUTRIEME GENTILHOMME
La Ville est déserte. Sur le front de la mer se pressent un tas de gens qui crient : une voile !
CASSIO
Mes pressentiments me désignent là le gouverneur.
DEUXEME GENTILHOMME
Ils tirent la salve de courtoisie : ce sont des amis, en tout cas.
CASSIO,
Je vous en prie, monsieur, partez et revenez nous dire au juste qui vient d’arriver.
DEUXEME GENTILHOMME
J’y vais.
MONTANO,
Ah çà ! Bon lieutenant, votre général est-il marié ?
CASSIO
Oui, et très heureusement : il a conquis une fille qui égale les descriptions de la renommée en délire ; une fille qui échappe au trait des plumes pittoresques, et qui, dans l’étoffe essentielle de sa nature, porte toutes les perfections…
Eh bien ! Qui vient d’atterrir ?
DEUXEME GENTILHOMME
C’est un certain Iago, enseigne du général.
CASSIO
Il a eu la plus favorable et la plus heureuse traversée. Les tempêtes elles-mêmes, les hautes lames, les vents hurleurs, les rocs hérissés, les bancs de sable, ces traîtres embusqués pour arrêter la quille inoffensive, ont, comme s’ils avaient le sentiment de la beauté, oublié leurs instincts destructeurs et laissé passer saine et sauve la divine Desdémona.
MONTANO
Quelle est cette femme ?
CASSIO
C’est celle dont je parlais, le capitaine de notre grand capitaine ! Celle qui, confiée aux soins du hardi Iago, vient, en mettant pied à terre, de devancer notre pensée par une traversée de sept jours… Grand Jupiter ! Protège Othello, et enfle sa voile de ton souffle puissant : puisse-t-il vite réjouir cette baie de son beau navire, revenir tout palpitant d’amour dans les bras de Desdémona, et, rallumant la flamme dans nos esprits éteints, rassurer Chypre tout entière !… Oh ! Regardez !
Le trésor du navire est arrivé au rivage ! Vous, hommes de Chypre, à genoux devant elle ! Salut à toi, notre dame ! Que la grâce du ciel soit devant et derrière toi et à tes côtés, et rayonne autour de toi !
DESDÉMONA
Merci, vaillant Cassio ! Quelles nouvelles pouvez-vous me donner de monseigneur ?
CASSIO
Il n’est pas encore arrivé. Tout ce que je sais, c’est qu’il va bien et sera bientôt ici.
DESDÉMONA
Oh ! J’ai peur pourtant… Comment vous êtes-vous perdus de vue ?
CASSIO
Les efforts violents de la mer et du ciel nous ont séparés… Mais écoutez !
DEUXEME GENTILHOMME
Ils font leur salut à la citadelle : c’est encore un navire ami.
CASSIO,
Allez aux nouvelles.
IAGO
Monsieur, si elle était pour vous aussi généreuse de ses lèvres qu’elle est pour moi prodigue de sa langue, vous en auriez bien vite assez.
DESDÉMONA
Hélas ! Elle ne parle pas !
IAGO
Beaucoup trop, ma foi ! Je m’en aperçois toujours quand j’ai envie de dormir. Dame, j’avoue que devant votre Grâce elle renfonce un peu sa langue dans son cœur et ne grogne qu’en pensée.
ÉMILIA
Vous n’avez guère motif de parler ainsi.
IAGO
Allez ! Allez ! Vous autres femmes, vous êtes des peintures hors de chez vous, des sonnettes dans vos boudoirs, des chats sauvages dans vos cuisines, des saintes quand vous injuriez, des démons quand on vous offense, des flâneuses dans vos ménages, des femmes de ménage dans vos lits.
DESDÉMONA
Oh, fi ! Calomniateur !
IAGO
Je suis Turc, si cela n’est pas vrai ! Vous vous levez pour flâner, et vous vous mettez au lit pour travailler.
ÉMILIA
Je ne vous chargerai pas d’écrire mon éloge.
IAGO
Certes, vous ferez bien.
DESDÉMONA
Qu’écrirais-tu de moi si tu avais à me louer ?
IAGO
Ah ! Noble dame, ne m’en chargez pas. Je ne suis qu’un critique.
DESDÉMONA
Allons ! Essaye… On est allé au port, n’est-ce pas ?
IAGO
Oui, madame.
DESDÉMONA
Je suis loin d’être gaie mais je trompe ce que je suis, en affectant d’être le contraire. Voyons ! Que dirais-tu à mon éloge ?
IAGO
Je cherche ; mais, en vérité, mon idée tient à ma caboche, comme la glu à la frisure ; elle arrache la cervelle et le reste.
Enfin, ma muse est en travail, et voici ce dont elle accouche : Si une femme a le teint et l’esprit clairs, Elle montre son esprit en faisant montre de son teint.
DESDÉMONA
Bien loué ! Et si elle est noire et spirituelle ?
IAGO
Si elle est noire et qu’elle ait de l’esprit, Elle trouvera certain blanc qui ira bien à sa noirceur.
DESDÉMONA
De pire en pire !
ÉMILIA
Et si la belle est bête ?
IAGO
Celle qui est belle n’est jamais bête : Car elle a toujours assez d’esprit pour avoir un héritier.
DESDÉMONA
Ce sont de vieux paradoxes absurdes pour faire rire les sots dans un cabaret. Quel misérable éloge as-tu pour celle qui est laide et bête ?
IAGO
Il n’est de laide si bête qui ne fasse d’aussi vilaines farces qu’une belle d’esprit.
DESDÉMONA
Oh ! La lourde bévue ! La pire est celle que tu vantes le mieux ! Mais quel éloge accorderas-tu donc à une femme réellement méritante, à une femme qui, en attestation de sa vertu, peut à juste titre invoquer le témoignage de la malveillance elle-même ?
IAGO
Celle qui, toujours jolie, ne fut jamais coquette, Qui, ayant la parole libre, n’a jamais eu le verbe haut, Qui, ayant toujours de l’or, ne s’est jamais montrée fastueuse, Celle qui s’est détournée d’un désir en disant : « Je pourrais bien ! » Qui, étant en colère et tenant sa vengeance, a gardé son offense et chassé son déplaisir, Celle qui ne fut jamais assez frêle en sagesse Pour échanger une tête de morue contre une queue de saumon, Celle qui a pu penser et n’a pas révélé son idée, Qui s’est vu suivre par des galants et n’a pas tourné la tête, Cette créature-là est bonne, s’il y eut jamais créature pareille…
DESDÉMONA
À quoi ?
IAGO
À faire téter des niais et à tenir un compte de petite bière.
DESDÉMONA
Oh ! Quelle conclusion boiteuse et impotente !… Ne prends pas leçon de lui, Emilia, tout ton mari qu’il est… Que dites-vous, Cassio ? Voilà, n’est-ce pas, un conseiller bien profane et bien licencieux ?
CASSIO
Il parle sans façon, madame : vous trouverez en lui le soldat de meilleur goût que l’érudit.
IAGO,
Il la prend par le creux de la main… Oui, bien dit ! Chuchote, va ! Une toile d’araignée aussi mince me suffira pour attraper cette grosse mouche de Cassio. Oui, souris-lui, va ! Je te garrotterai dans ta propre courtoisie… Vous dites vrai, c’est bien ça. Si ces grimaces-là vous enlèvent votre grade, lieutenant, vous auriez mieux fait de ne pas baiser si souvent vos trois doigts, comme sans doute vous allez le faire encore pour jouer au beau sire !
CASSIO
C’est vrai.
DESDÉMONA
Allons au-devant de lui pour le recevoir.
CASSIO
Ah ! Le voici qui vient. Entrent Othello avec sa suite. La foule se presse derrière lui.
OTHELLO
Ô ma belle guerrière !
DESDÉMONA
Mon cher Othello !
OTHELLO
C’est pour moi une surprise égale à mon ravissement de vous voir ici avant moi. Ô joie de mon âme ! Si après chaque tempête viennent de pareils calmes, puissent les vents souffler jusqu’à réveiller la mort ! Puisse ma barque s’évertuer à gravir sur les mers des sommets hauts comme l’Olympe, et à replonger ensuite aussi loin que l’enfer l’est du ciel ! Si le moment était venu de mourir, ce serait maintenant le bonheur suprême ; car j’ai peur, tant le contentement de mon âme est absolu, qu’il n’y ait pas un ravissement pareil à celui-ci dans l’avenir inconnu de ma destinée !
DESDÉMONA
Fasse le ciel, au contraire, que nos amours et nos joies augmentent avec nos années !
OTHELLO
Dites amen à cela, adorables puissances ! Je ne puis pas expliquer ce ravissement. Il m’étouffe… C’est trop de joie. Tiens ! Tiens encore !
IAGO,
Oh ! Vous êtes en harmonie à présent ! Mais je broierai les clefs qui règlent ce concert, foi d’honnête homme !
OTHELLO
Allons au château !… Vous savez la nouvelle, amis ? Nos guerres sont terminées, les Turcs sont noyés.
Ensuite amène le patron à la citadelle ; c’est un brave, et son mérite réclame maints égards… Allons, Desdémona !… Encore une fois, quel bonheur de nous retrouver à Chypre !
IAGO,
Viens me rejoindre immédiatement au havre… Approche… Si tu es un vaillant, s’il est vrai, comme on le dit, que les hommes timides, une fois amoureux, ont dans le caractère une noblesse au-dessus de leur nature, écoute-moi. Le lieutenant est de service cette nuit dans la Cour des gardes…
Mais d’abord il faut que je te dise ceci… Desdémona est éperdument amoureuse de lui.
RODERIGO
De lui ? Bah ! Ce n’est pas possible.
IAGO,
Mets ton doigt comme ceci, et que ton âme s’instruise ! Remarque-moi avec quelle violence elle s’est d’abord éprise du More, simplement pour les fanfaronnades et les mensonges fantastiques qu’il lui disait.
Continuera-t-elle de l’aimer pour son bavardage ? Que ton cœur discret n’en croie rien ! Il faut que ses yeux soient assouvis ; et quel plaisir trouvera-t-elle à regarder le diable ? Quand le sang est amorti par l’action de la jouissance, pour l’enflammer de nouveau et pour donner à la satiété un nouvel appétit, il faut une séduction dans les dehors, une sympathie d’années, de manières et de beauté, qui manquent au More. Eh bien ! A défaut de ces agréments nécessaires, sa délicate tendresse se trouvera déçue ; le cœur lui lèvera, et elle prendra le More en dégoût, en horreur ; sa nature même la décidera et la forcera à faire un second choix.
Maintenant, mon cher, ceci accordé (et ce sont des prémisses très concluantes et très raisonnables), qui est placé plus haut que Cassio sur les degrés de cette bonne fortune ? Un drôle si souple, qui a tout juste assez de conscience pour affecter les formes d’une civile et généreuse bienséance, afin de mieux satisfaire la passion libertine et lubrique qu’il cache ! Non, personne n’est mieux placé que lui, personne ! Un drôle intrigant et subtil, un trouveur d’occasions ! Un faussaire qui peut extérieurement contrefaire toutes les qualités, sans jamais présenter une qualité de bon aloi ! Un drôle diabolique !… Et puis, le drôle est beau, il est jeune, il a en lui tous les avantages que peut souhaiter la folie d’une verte imagination ! C’est une vraie peste que ce drôle ! Et la femme l’a déjà attrapé !
RODERIGO
Je ne puis croire cela d’elle. Elle est pleine des plus angéliques inclinations.
IAGO
Angélique queue de figue ! Le vin qu’elle boit est fait de grappes. Si elle était angélique à ce point, elle n’aurait jamais aimé le More. Angélique crème fouettée !… N’as-tu pas vu son manège avec la main de Cassio ? N’as-tu pas remarqué ?
RODERIGO
Oui, certes : c’était de la pure courtoisie.
IAGO
Pure paillardise, j’en jure par cette main ! C’est l’index, l’obscure préface à l’histoire de la luxure et des impures pensées. Leurs lèvres étaient si rapprochées que leurs haleines se baisaient. Pensées fort vilaines, Roderigo ! Quand de pareilles réciprocités ont frayé la route, arrive bien vite le maître exercice, la conclusion faite chair. Pish !… Mais laissez-vous diriger par moi, monsieur, par moi qui vous ai amené de Venise. Soyez de garde cette nuit. Pour la consigne, je vais vous la donner. Cassio ne vous connaît pas… Je ne serai pas loin de vous… Trouvez quelque prétexte pour irriter Cassio soit en parlant trop haut, soit en contrevenant à sa discipline, soit par tout autre moyen à votre convenance que l’occasion vous indiquera mieux encore.
RODERIGO
Bon !
IAGO
Il est vif, monsieur, et très prompt à la colère et peut-être vous frappera-t-il de son bâton. Provoquez-le à le faire, car de cet incident je veux faire naître parmi les gens de Chypre une émeute qui ne pourra se calmer sérieusement que par la destitution de Cassio. Alors vous abrégerez la route à vos désirs par les moyens que je mettrai à leur disposition, dès qu’aura été très utilement écarté l’obstacle qui s’oppose à tout espoir de succès.
RODERIGO
Je ferai cela si vous pouvez m’en fournir l’occasion.
IAGO
Compte sur moi. Viens tout à l’heure me rejoindre à la citadelle. Il faut que je débarque ses bagages. Au revoir !
RODERIGO
Adieu !
IAGO,
Que Cassio l’aime, je le crois Volontiers ; qu’elle l’aime, lui, c’est logique et très vraisemblable. Le More, quoique je ne puisse pas le souffrir, est une fidèle, aimante et noble nature, et j’ose croire qu’il sera pour Desdémona le plus tendre mari. Et moi aussi, je l’aime ! Non pas absolument par convoitise (quoique par aventure je puisse être coupable d’un si gros péché), mais plutôt par besoin de nourrir ma vengeance ; car je soupçonne fort le More lascif d’avoir sailli à ma place. Cette pensée, comme un poison minéral, me ronge intérieurement ; et mon âme ne peut pas être et ne sera pas satisfaite avant que nous soyons manche à manche, femme pour femme, ou tout au moins avant que j’aie inspiré au More une jalousie si forte que la raison ne puisse plus la guérir. Pour en venir là, si ce pauvre limier vénitien, dont je tiens en laisse l’impatience, reste bien en arrêt, je mettrai notre Michel Cassio sur le flanc. J’abuserai le More sur son compte de la façon la plus grossière (car je crains Cassio aussi pour mon bonnet de nuit), et je me ferai remercier, aimer et récompenser par le More, pour avoir fait de lui un âne insigne et avoir altéré son repos et sa confiance jusqu’à la folie.
Scène V.
LE HERAUT
C’est le bon plaisir d’Othello, notre noble et vaillant général, que tous célèbrent comme un triomphe l’arrivée des nouvelles certaines annonçant l’entière destruction de la flotte turque, les uns en dansant, les autres en faisant des feux de joie, en se livrant chacun aux divertissements et aux réjouissances où l’entraîne son goût. Car, outre ces bonnes nouvelles, on fête aujourd’hui les noces du général. Voilà ce qu’il lui a plu de faire proclamer. Tous les offices du château sont ouverts, et il y a pleine liberté d’y banqueter depuis le moment présent, cinq heures de relevée, jusqu’à ce que la cloche ait dit onze heures. Dieu bénisse l’île de Chypre et notre noble général, Othello !
Scène VI.
OTHELLO
Mon bon Michel, veillez à la garde cette nuit : sachons contenir le plaisir dans l’honorable limite de la modération.
CASSIO
IAGO a reçu les instructions nécessaires. Néanmoins, je veux de mes propres yeux tout inspecter.
OTHELLO
IAGO est très honnête. Bonne nuit, Michel ! Demain, de très bonne heure, j’aurai à vous parler.
CASSIO
vous êtes le bienvenu, Iago ! Rendons-nous à notre poste.
IAGO
Pas encore, lieutenant : il n’est pas dix heures. Notre général ne nous a renvoyés si vite que par amour pour sa Desdémona. Ne l’en blâmons pas. Il n’a pas encore fait nuit joyeuse avec elle, et la fête est digne de Jupiter.
CASSIO
C’est une femme bien exquise.
IAGO
Et, je vous le garantis, pleine de ressources.
CASSIO
Vraiment, c’est une créature d’une fraîcheur, d’une délicatesse suprêmes.
IAGO
Quel regard elle a ! Il me semble qu’il bat la chamade de la provocation.
CASSIO
Le regard engageant, et pourtant, ce me semble, parfaitement modeste.
IAGO
Et quand elle parle, n’est-ce pas le tocsin de l’amour ? .
CASSIO
Vraiment, elle est la perfection même.
IAGO
C’est bien ! Bonne chance à leurs draps !… Allons ! Lieutenant, j’ai là une cruche de vin, et il y a à l’entrée une bande de galants Chypriotes qui seraient bien aises d’avoir une rasade à la santé du noir Othello.
CASSIO
Pas ce soir, bon Iago ! J’ai pour boire une très pauvre et très malheureuse cervelle. Je ferais bien de souhaiter que la courtoisie inventât quelque autre plaisir sociable.
IAGO
Oh ! Ils sont tous nos amis. Une seule coupe ! Je la boirai pour vous.
CASSIO
Je n’en ai bu qu’une ce soir et prudemment arrosée encore ; voyez pourtant quel changement elle fait en moi. J’ai une infirmité malheureuse, et je n’ose pas imposer à ma faiblesse une nouvelle épreuve.
IAGO
Voyons, l’homme ! C’est une nuit de fête. Nos galants le demandent.
CASSIO
Où sont-ils ?
IAGO
Là, à la porte : je vous en prie, faites-les entrer.
CASSIO
J’y consens, mais cela me déplaît.
IAGO,
Si je puis seulement lui enfoncer une seconde coupe sur celle qu’il a déjà bue ce soir, il va être aussi querelleur et aussi irritable que le chien de ma jeune maîtresse… Maintenant, mon fou malade, RODERIGO, que l’amour a déjà mis presque sens dessus dessous, a ce soir même porté à DESDÉMONA des toasts profonds d’un pot, et il est de garde ! Et puis ces trois gaillards chypriotes, esprits gonflés d’orgueil, qui maintiennent leur honneur à une méticuleuse distance, et en qui fermente le tempérament de cette île belliqueuse, je les ai ce soir même échauffés à pleine coupe, et ils sont de garde aussi. Enfin, au milieu de ce troupeau d’ivrognes, je vais engager CASSIO dans quelque action qui mette l’île en émoi… Mais les voici qui viennent. Si le résultat confirme mon rêve, ma barque va filer lestement, avec vent et marée ! CASSIO rentre, suivi de MONTANO et de quelques gentilshommes.
CASSIO
Par le ciel ! Ils m’ont déjà fait boire un coup.
MONTANO
Un bien petit, sur ma parole ! Pas plus d’une pinte, foi de soldat !
IAGO
Holà ! Du vin !
CASSIO
Par le ciel ! Voilà une excellente chanson.
IAGO
Je l’ai apprise en Angleterre, où vraiment les gens ne sont pas impotents devant les pots. Votre Danois, votre Allemand et votre Hollandais ventru… A boire, holà !… Ne sont rien à côté de votre Anglais.
CASSIO
Votre Anglais est-il donc si expert à boire ?
IAGO
Oh ! Il vous boit avec facilité votre Danois ivre mort ; il peut sans suer renverser votre Allemand ; et il a déjà fait vomir votre Hollandais, qu’il a encore un autre pot à remplir !
CASSIO
À la santé de notre général !
MONTANO
J’en suis, lieutenant, et je vous fais raison.
IAGO
Ô suave Angleterre !
CASSIO
Tiens ! Cette chanson est encore plus exquise que l’autre.
IAGO
voulez-vous l’entendre de nouveau ?
CASSIO,
Non ! Car je tiens pour indigne de son rang celui qui fait ces choses… Bon !… Le ciel est au-dessus de tous : il y a des âmes qui doivent être sauvées, et il y a des âmes qui ne doivent pas être sauvées.
IAGO
C’est vrai, bon lieutenant.
CASSIO
Pour ma part, sans offenser le général ni aucun homme de qualité, j’espère être sauvé.
IAGO
Et moi aussi, lieutenant.
CASSIO
Oui ! Mais, permettez ! Après moi. Le lieutenant doit être sauvé avant l’enseigne… Ne parlons plus de ça ; passons à nos affaires… Pardonnez-nous nos péchés !… Messieurs, veillons à notre service !… N’allez pas, messieurs, croire que je suis ivre ! Voici mon enseigne, voici ma main droite et voici ma gauche… Je ne suis pas ivre en ce moment : je puis me tenir assez bien et je parle assez bien.
TOUS
Excessivement bien !
CASSIO
Donc, c’est très bien : vous ne devez pas croire que je suis ivre.
MONTANO
À la plate-forme, mes maîtres ! Allons relever le poste.
IAGO,
Vous Voyez ce garçon qui vient de sortir : c’est un soldat digne d’être aux côtés de César et fait pour commander. Eh bien ! Voyez son vice : il fait avec sa vertu un équinoxe exact ; l’un est égal à l’autre. C’est dommage ! J’ai bien peur, vu la confiance qu’ Othello met en lui, qu’un jour quelque accès de son infirmité ne bouleverse cette île.
MONTANO
Mais est-il souvent ainsi ?
IAGO
C’est pour lui le prologue continuel du sommeil !, il resterait sans dormir deux fois douze heures, si l’ivresse ne le berçait pas.
MONTANO
Il serait bon que le général fût prévenu de cela. Peut-être ne s’en aperçoit-il pas ; peut-être sa bonne nature, à force d’estimer le mérite qui apparaît en Cassio, ne voit-elle pas ses défauts. N’ai-je pas raison ?
IAGO,
Ah ! C’est vous, Roderigo ! Je vous en prie, courez après le lieutenant, allez !
MONTANO
C’est grand dommage que le noble More hasarde un poste comme celui de son lieutenant sur un homme enté d’une telle infirmité. Ce serait une honnête action de le dire au More.
IAGO
Moi, je ne le ferais pas pour toute cette belle île. J’aime fort Cassio, et je ferais beaucoup pour le guérir de son mal… Mais écoutez ! Quel est ce bruit ?
CRIS AU DEHORS
Au secours ! Au secours !
CASSIO
Coquin ! Chenapan !
MONTANO
Qu’y a-t-il, lieutenant ?
CASSIO
Le drôle ! Vouloir m’apprendre mon devoir ! Je vais battre ce drôle jusqu’à ce qu’il entre dans une bouteille d’osier.
RODERIGO
Me battre !
CASSIO
Tu bavardes, coquin !
MONTANO,
Voyons, bon lieutenant ! Je vous en prie, monsieur, retenez votre main.
CASSIO
Lâchez-moi, monsieur, ou je vous écrase la mâchoire.
MONTANO
Allons ! Allons ! Vous êtes ivre.
CASSIO
Ivre !
IAGO,
En route, vous dis-je ! Sortez et criez à l’émeute !
OTHELLO
Que se passe-t-il ici ?
MONTANO
Mon sang ne cesse de couler : je suis blessé à mort. Qu’il meure !
OTHELLO
Sur Vos têtes, arrêtez !
IAGO
Arrêtez ! Holà ! Lieutenant ! Seigneur Montano ! Messieurs ! Avez-vous perdu tout sentiment de votre rang et de votre devoir ? Arrêtez ! Le général vous parle. Arrêtez ! Par pudeur !
OTHELLO
Voyons ! Qu’y a-t-il ? Holà ! Quelle est la cause de ceci ? Sommes-nous changés en Turcs pour nous faire à nous mêmes ce que le ciel a interdit aux Ottomans ? Par pudeur chrétienne laissez là cette rixe barbare. Celui qui bouge pour se faire l’écuyer tranchant de sa rage tient son âme pour peu de chose ; il meurt au premier mouvement.
IAGO
Je ne sais pas. Tout à l’heure, tout à l’heure encore, il n’y avait au quartier que de bons amis, affectueux comme des fiancés se déshabillant pour le lit ; et aussitôt, comme si quelque planète avait fait déraisonner les hommes, les voilà, l’épée en l’air, qui se visent à la poitrine dans une joute à outrance. Je ne puis dire comment a commencé cette triste querelle, et je voudrais avoir perdu dans une action glorieuse les jambes qui m’ont amené pour être témoin de ceci.
OTHELLO,
Comment se fait-il, Michel, que vous vous soyez oublié ainsi ?
CASSIO
De grâce ! Pardonnez-moi ! Je ne puis parler.
OTHELLO
Digne Montano, vous étiez de mœurs civiles, la gravité et le calme de votre jeunesse ont été remarqués par le monde, et votre nom est grand dans la bouche de la plus sage censure : comment se fait-il que vous gaspilliez ainsi votre réputation, et que vous dépensiez votre riche renom pour le titre de tapageur nocturne ? Répondez-moi.
MONTANO
Digne Othello, je suis dangereusement blessé. Votre officier Iago peut, en m’épargnant des paroles qui en ce moment me feraient mal, vous raconter tout ce que je sais. Je ne sache pas que cette nuit j’aie dit ou fait rien de blâmable, à moins que la charité pour soi-même ne soit parfois un vice, et que ce ne soit un péché de nous défendre quand la violence nous attaque.
OTHELLO
Ah ! Par le ciel ! Mon sang commence à dominer mes inspirations les plus tutélaires, et la colère, couvrant de ses fumées mon calme jugement, essaye de m’entraîner. Pour peu que je bouge, si je lève seulement ce bras, le meilleur d’entre vous s’abîmera dans mon indignation. Dites-moi comment cette affreuse équipée a commencé et qui l’a causée ; et celui qui sera reconnu coupable, me fût-il attaché dès la naissance comme un frère jumeau, je le rejetterai de moi… Quoi ! Dans une ville de guerre, encore frémissante, où la frayeur déborde de tous les cœurs, engager une querelle privée et domestique, la nuit, dans la salle des gardes, un lieu d’asile ! C’est monstrueux !… Iago, qui a commencé ?
MONTANO,
Si, par partialité d’affection ou d’esprit de corps, tu dis plus ou moins que la vérité, tu n’es pas un soldat !
IAGO,
Ne me touchez pas de si près… J’aimerais mieux avoir la langue coupée que de faire tort à Michel Cassio ; mais je suis persuadé que je puis dire la vérité sans lui nuire en rien. Voici les faits, général. Tandis que nous causions, Montano et moi, arrive un individu criant au secours ! Et, derrière lui, Cassio, l’épée tendue, prêt à le frapper. Alors, seigneur
OTHELLO
Je le Vois, Iago ! Ton honnêteté et ton affection atténuent cette affaire pour la rendre légère à Cassio… Cassio, je t’aime, mais désormais tu n’es plus de mes officiers. Entrent Desdémona et sa suite. Voyez si ma douce bien-aimée n’a pas été réveillée !
DESDÉMONA
Que se passe-t-il donc, cher ?
OTHELLO
Tout est bien, ma charmante ! Viens au lit.
IAGO
Quoi ! Etes-vous blessé, lieutenant ?
CASSIO
Oui, et incurable.
IAGO
Diantre ! Au ciel ne plaise !
CASSIO
Réputation ! Réputation ! Réputation ! Oh ! J’ai perdu ma réputation ! J’ai perdu la partie immortelle de moi-même, et ce qui reste est bestial !… Ma réputation, Iago, ma réputation !
IAGO
Foi d’honnête homme ! J’avais cru que vous aviez reçu quelque blessure dans le corps : c’est plus douloureux là que dans la réputation. La réputation est un préjugé vain et fallacieux : souvent gagnée sans mérite et perdue sans justice ! Vous n’avez pas perdu votre réputation du tout, à moins que vous ne vous figuriez l’avoir perdue. Voyons, l’homme ! Il y a des moyens de ramener le général. Il vous a renvoyé dans un moment d’humeur, punition prononcée par la politique plutôt que par le ressentiment ; juste comme on frapperait son chien inoffensif pour effrayer un lion impérieux. Implorez-le de nouveau, et il est à vous.
CASSIO
J’aimerais mieux implorer son mépris que d’égarer la confiance d’un si bon chef sur un officier si léger, si ivrogne et si indiscret !… Etre ivre ! Jaser comme un perroquet et se chamailler ! Vociférer, jurer et parler charabia avec son ombre !… Ô toi, invisible esprit du vin, si tu n’as pas de nom dont on te désigne, laisse-nous t’appeler démon !
IAGO
Quel était celui que vous poursuiviez avec votre épée ? Que vous avait-il fait ?
CASSIO
Je ne sais pas.
IAGO
Est-il possible ?
CASSIO
Je me rappelle une masse de choses, mais aucune distinctement ; une querelle, mais nullement le motif. Oh ! Se peut-il que les hommes s’introduisent un ennemi dans la bouche pour qu’il leur vole la cervelle ! Et que ce soit pour nous une joie, un plaisir, une fête, un triomphe, de nous transformer en bêtes !
IAGO
Eh ! Mais, vous êtes assez bien maintenant : comment vous êtes-vous remis ainsi ?
CASSIO
Il a plu au démon Ivrognerie de céder sa place au démon Colère : une imperfection m’en montre une autre pour me faire bien franchement mépriser de moi-même.
IAGO
Allons ! Vous êtes un moraliste trop sévère. Vu l’époque, le lieu et l’état de ce pays, j’aurais cordialement désiré que ceci n’eût pas eu lieu ; mais, puisque la chose est ce qu’elle est, réparez-la à votre avantage.
CASSIO
Que je Veuille lui redemander ma place, il me dira que je suis un ivrogne. J’aurais autant de bouches que l’Hydre, qu’une telle réponse me les fermerait toutes… Etre à présent un homme sensé, tout à l’heure un fou, et bientôt une brute ! Oh ! Etrange ! Chaque coupe de trop est maudite et a pour ingrédient un démon.
IAGO
Allons ! Allons ! Le bon vin est un bon être familier quand on en use convenablement : ne vous récriez plus contre lui. Bon lieutenant ! Vous pensez, je pense, que je vous aime ?
CASSIO
Je l’ai bien éprouvé, monsieur !… Moi, ivre !
IAGO
vous, comme tout autre vivant, vous pouvez être ivre une fois par hasard, l’ami ! Je vais vous dire ce que vous devez faire. La femme de notre général est maintenant le général. Je puis le dire, en ce sens qu’il s’est consacré tout entier, remarquez bien ! A la contemplation et au culte des qualités et des grâces de sa femme. Confessez-vous franchement à elle. Importunez-la pour qu’elle vous aide à rentrer en place : elle est d’une disposition si généreuse, si affable, si obligeante, si angélique, qu’elle regarde comme un vice de sa bonté de ne pas faire plus que ce qui lui est demandé. Eh bien ! Cette jointure brisée entre vous et son mari, priez-la de la raccommoder ; et je parie ma fortune contre un enjeu digne de ce nom qu’après cette fracture votre amitié sera plus forte qu’auparavant.
CASSIO
Vous me donnez là de bons avis.
IAGO
Ce sont ceux, je vous assure, d’une amitié sincère et d’une honnête bienveillance.
CASSIO
Je le crois sans réserve. Aussi irai-je, de bon matin, supplier la vertueuse Desdémona d’intercéder pour moi. Je désespère de ma fortune, si elle me tient échoué là.
IAGO
Vous êtes dans le vrai. Bonne nuit, lieutenant ! Il faut que je fasse ma ronde.
CASSIO
Bonne nuit, honnête Iago ! (Sort CASSIO.)
IAGO,
Et qu’est-ce donc qui dira que je joue le rôle d’un fourbe, quand l’avis que je donne est si loyal, si honnête, si conforme à la logique, et indique si bien le moyen de faire revenir le More ? Quoi de plus facile que d’entraîner la complaisante Desdémona dans une honnête intrigue ? Elle a l’expansive bonté des éléments généreux. Et quoi de plus facile pour elle que de gagner le More ? S’agit-il pour lui de renier son baptême et toutes les consécrations, tous les symboles de la Rédemption ? Il a l’âme tellement enchaînée à son amour pour elle, qu’elle peut faire, défaire, refaire tout à son gré, selon que son caprice veut exercer sa divinité sur la faible nature du More. En quoi donc suis-je un fourbe de conseiller à Cassio la parallèle qui le mène droit au succès ? Divinité de l’enfer ! Quand les démons veulent produire les forfaits les plus noirs, ils les présentent d’abord sous des dehors célestes, comme je fais en ce moment. En effet, tandis que cet honnête imbécile suppliera Desdémona de réparer sa fortune et qu’elle plaidera chaudement sa cause auprès du More, je verserai dans l’oreille de celui-ci la pensée pestilentielle qu’elle ne réclame Cassio que par désir charnel ; et plus elle tâchera de faire du bien à Cassio, plus elle perdra de crédit sur le More.
C’est ainsi que je changerai sa vertu en glu, et que de sa bonté je ferai le filet qui les enserrera tous…
Qu’y a-t-il, RODERIGO ?
RODERIGO
Je suis ici à la chasse, non comme le limier qui relance, mais seulement comme celui qui donne le cri. Mon argent est presque entièrement dépensé ; j’ai été cette nuit parfaitement bâtonné ; et l’issue que je vois à tout ceci, c’est que j’aurai de l’expérience pour mes peines, et qu’alors avec tout mon argent de moins et un peu d’esprit de plus, je retournerai à Venise.
IAGO
Pauvres gens ceux qui n’ont pas de patience ! Quelle blessure s’est jamais guérie autrement que par degrés ? Tu sais bien que nous opérons par l’intelligence et non par la magie ; et l’intelligence est soumise aux délais du temps. Tout ne va-t-il pas bien ? Cassio t’a battu, et toi, par cette légère contusion, tu as cassé Cassio. Il y a bien des choses qui poussent vite sous le soleil, mais les plantes qui sont les premières à porter fruit commencent d’abord par fleurir. Patience donc !… Par la messe !
Voici le matin : le plaisir et l’action font paraître courtes les heures. Rentre, va au logement que t’indique ton billet. En route, te dis-je ! Tu en sauras bientôt davantage. Allons ! Esquive-toi.
Scène VII.
CASSIO
Jouez ici, mes maîtres ! Je vous récompenserai de vos peines. Quelque chose de bref ! Et puis souhaitez le bonjour au général.
LE CLOWN
Dites donc, mes maîtres ! Est-ce que Vos instruments ont été à Naples, qu’ils parlent ainsi du nez ?
PREMIER MUSICIEN
Comment, monsieur, comment ?
LE CLOWN
Est-ce là, je vous prie, ce qu’on appelle des instruments à vent ?
PREMIER MUSICIEN
Pardieu ! Oui, monsieur.
LE CLOWN
Ah ! C’est par là que pend la queue ?
PREMIER MUSICIEN
Où Voyez-vous pendre une queue, monsieur ?
LE CLOWN
Pardieu ! A bien des instruments à vent que je connais. Mais, mes maîtres, voici de l’argent pour vous ; et le général aime tant votre musique qu’il vous demande, au nom de votre dévouement à tous, de ne plus faire de bruit avec elle.
PREMIER MUSICIEN
Bien, monsieur ! Nous cessons.
LE CLOWN
Si vous avez de la musique qui puisse ne pas s’entendre, vous pouvez continuer ; mais pour celle qui s’entend, comme on dit, le général ne s’en soucie pas beaucoup.
PREMIER MUSICIEN
Nous n’avons pas de musique comme celle dont vous parlez, monsieur.
LE CLOWN
Alors remettez Vos flûtes dans vos sacs, car je m’en vais. Partez ! Evaporez-vous ! Allons !
CASSIO,
Ecoute, mon honnête ami !
LE CLOWN
Non, je n’écoute pas votre honnête ami. Je vous écoute.
CASSIO
De grâce ! Suspends tes lazzi. Voici une pauvre pièce d’or pour toi : si la dame qui accompagne la femme du général est levée, dis-lui qu’un nommé Cassio implore d’elle la faveur d’un instant d’entretien. Veux-tu ?
LE CLOWN
Elle est levée, monsieur. Si elle veut venir ici, il est vraisemblable que je lui notifierai votre désir.
CASSIO
Fais, mon bon ami.
Heureuse rencontre, Iago !
IAGO
Vous ne vous êtes donc pas couché ?
CASSIO
Oh ! Non ! Il faisait jour quand nous nous sommes quittés. J’ai pris la liberté, Iago, d’envoyer quelqu’un à votre femme. J’ai à lui demander de vouloir bien me procurer accès auprès de la vertueuse Desdémona.
IAGO
Je vais vous l’envoyer sur-le-champ ; et je trouverai moyen d’attirer le More à l’écart pour que vous puissiez causer de vos affaires avec plus de liberté.
CASSIO
Je vous en remercie humblement.
ÉMILIA
Bonjour, bon lieutenant ! Je suis fâchée de votre mésaventure ; mais tout va s’arranger. Le général et sa femme sont en train d’en causer, et elle parle pour vous vaillamment.
Le More répond que celui que vous avez blessé a dans Chypre une haute réputation et de hautes alliances, et que, par une sainte prudence, il est obligé de vous refuser ; mais il proteste qu’il vous aime, et qu’il n’a pas besoin d’autre plaidoyer que ses sympathies pour saisir aux cheveux la première occasion de vous remettre en place.
CASSIO
Pourtant, je vous en supplie, si vous le jugez convenable ou possible, donnez-moi l’avantage d’un court entretien avec Desdémona seule.
ÉMILIA
Entrez, je vous prie ! Je vais vous mettre à même de lui parler à cœur ouvert.
CASSIO
Je vous suis bien obligé.
Scène VIII.
OTHELLO,
Ces lettres, Iago, donnez-les au pilote, et chargez-le de présenter mes devoirs au Sénat. Après quoi je vais visiter les travaux) vous viendrez m’y rejoindre.
IAGO
Bien, mon bon seigneur, je n’y manquerai pas.
OTHELLO
Messieurs, allons-nous voir ces fortifications ?
LES GENTILSHOMMES
Nous escorterons votre Seigneurie.
Scène IX
DESDÉMONA
Sois sûr, bon Cassio, que je ferai en ta faveur tout mon possible.
ÉMILIA
Faites, bonne madame : je sais que cette affaire tourmente mon mari comme si elle lui était personnelle.
DESDÉMONA
Oh ! C’est un honnête garçon !… N’en doutez pas, Cassio : je réussirai à vous rendre, mon mari et vous, aussi bons amis qu’auparavant.
CASSIO
Généreuse madame, quoi qu’il advienne de Michel Cassio, il ne sera jamais que votre loyal serviteur.
DESDÉMONA
Je le sais et vous en remercie. Vous aimez mon seigneur, vous le connaissez depuis longtemps, soyez persuadé que dans son éloignement de vous il ne gardera que la distance de la politique.
CASSIO
Oui, madame ; mais cette politique-là peut durer si longtemps, elle peut s’alimenter d’un régime si subtil et si fluide, ou se soutenir par la force des choses de telle sorte que, moi absent et ma place remplie, le général oublie mon dévouement et mes services.
DESDÉMONA
Ne crains pas cela. Ici, en présence d’Emilia, je te garantis ta place. Sois sûr que, quand je fais un vœu d’amitié, je l’accomplis jusqu’au dernier article. Mon mari n’aura pas de repos : je l’apprivoiserai d’insomnies ! Je l’impatienterai de paroles ! Son lit lui fera l’effet d’une école ; sa table, d’un confessionnal ! Je mêlerai à tout ce qu’il fera la supplique de Cassio. Donc, sois gai, Cassio ! Car ton avocat mourra plutôt que d’abandonner ta cause.
ÉMILIA
Madame, voici monseigneur.
CASSIO,
Madame, je vais prendre congé de vous.
DESDÉMONA
Bah ! Restez : vous m’entendrez parler !
CASSIO
Pas maintenant, madame : je me sens mal à l’aise et impuissant pour ma propre cause.
DESDÉMONA
Bien, bien ! Faites à votre guise.
IAGO
Ha ! Je n’aime pas cela.
OTHELLO
Que dis-tu ?
IAGO
Rien, monseigneur… Ou si… Je ne sais quoi…
OTHELLO
N’est-ce pas CASSIO qui vient de quitter ma femme ?
IAGO
Cassio, monseigneur ? Non, assurément ; je ne puis croire qu’il se déroberait ainsi comme un coupable en vous voyant venir.
OTHELLO
Je crois que c’était lui.
DESDÉMONA
Eh bien ! Monseigneur ? Je Viens de causer ici avec un solliciteur, un homme qui languit dans votre déplaisir.
OTHELLO
De qui voulez-vous parler ?
DESDÉMONA
Eh ! De votre lieutenant Cassio. Mon bon seigneur, si j’ai assez de grâce ou d’influence pour vous émouvoir, veuillez dès à présent l’admettre à résipiscence. Car, s’il n’est pas vrai que cet homme vous aime sincèrement et que sa faute est une erreur involontaire, je ne me connais pas en physionomie honnête… Je t’en prie, rappelle-le.
OTHELLO
C’est donc lui qui vient de partir d’ici ?
DESDÉMONA
Oui, vraiment ; mais si abattu qu’il m’a laissé une partie de son chagrin et que j’en souffre avec lui. Cher amour, rappelle-le.
OTHELLO
Pas maintenant, ma douce Desdémona ! Dans un autre moment.
DESDÉMONA
Mais sera-ce bientôt ?
OTHELLO
Le plus tôt possible, ma charmante, pour vous plaire.
DESDÉMONA
Sera-ce ce soir au souper ?
OTHELLO
Non, pas ce soir.
DESDÉMONA
Demain, au dîner, alors ?
OTHELLO
Je ne dînerai pas chez moi ! Je vais à un repas d’officiers, à la citadelle.
DESDÉMONA
Alors, demain soir ! Ou mardi matin ! Ou mardi après-midi ! Ou mardi soir ! Ou mercredi matin !… Je t’en prie, fixe une époque, mais qu’elle ne dépasse pas trois jours ! Vrai, il est bien pénitent ; et puis, aux yeux de notre raison vulgaire, n’était la guerre qui exige, dit-on, qu’on fasse exemple même sur les meilleurs, son délit est tout au plus une faute qui mérite une réprimande privée. Quand reviendra-t-il ? Dites-le-moi, Othello…
Je cherche dans mon âme ce que, si vous me le demandiez, je pourrais vous refuser ou hésiter autant à vous accorder. Quoi ! Ce Michel Cassio, qui vous accompagnait dans vos visites d’amoureux et qui, si souvent, lorsque j’avais parlé de vous défavorablement, prenait votre parti ! Faut-il tant d’efforts pour le ramener à vous ? Croyez-moi, je pourrais faire beaucoup…
OTHELLO
Assez ! Je te prie. Qu’il revienne quand il voudra ! Je ne veux rien te refuser.
DESDÉMONA
Comment ! Mais ceci n’est point une faveur ; c’est comme si je vous priais de mettre vos gants, de manger des mets nourrissants ou de vous tenir chaudement, comme si je vous sollicitais de prendre un soin particulier de votre personne. Ah ! Quand je vous demanderai une concession, dans le but d’éprouver réellement votre amour, je veux qu’elle soit importante, difficile et périlleuse à accorder.
OTHELLO
Je ne te refuserai rien j mais toi, je t’en conjure, accorde-moi la grâce de me laisser un instant à moi-même.
DESDÉMONA
vous refuserai-je ? Non. Au revoir, monseigneur !
OTHELLO
Au revoir, ma DESDÉMONA ! Je vais te rejoindre à l’instant.
DESDÉMONA
Viens, Émilia.
OTHELLO
Excellente créature ! Que la perdition s’empare de mon âme si je ne t’aime pas ! Va ! Quand je ne t’aimerai plus, ce sera le retour du chaos.
IAGO
Mon noble seigneur !…
OTHELLO
Que dis-tu, Iago ?
IAGO
Est-ce que Michel Cassio, quand vous faisiez votre cour à madame, était instruit de votre amour ?
OTHELLO
Oui, depuis le commencement jusqu’à la fin. Pourquoi le demandes-tu ?
IAGO
Mais, pour la satisfaction de ma pensée ; je n’y mets pas plus de malice.
OTHELLO
Et quelle est ta pensée, Iago ?
IAGO
Je ne pensais pas qu’il eût été en relation avec elle.
OTHELLO
Oh ! Si ! Même il était bien souvent l’intermédiaire entre nous.
IAGO
Vraiment ?
OTHELLO
Vraiment ! Oui, vraiment !… Aperçois-tu là quelque chose ? Est-ce qu’il n’est pas honnête ?
IAGO
Honnête, monseigneur ?
OTHELLO
Honnête ! Oui, honnête.
IAGO
Monseigneur, pour ce que j’en sais !
OTHELLO
Qu’as-tu donc dans l’idée ?
IAGO
Dans l’idée, monseigneur ?
OTHELLO
Dans l’idée, monseigneur ! Par le ciel ! Il me fait écho comme s’il y avait dans son esprit quelque monstre trop hideux pour être mis au jour… Tu as une arrière-pensée ! Je viens à l’instant de t’entendre dire que tu n’aimais pas cela ; c’était quand CASSIO a quitté ma femme. Qu’est-ce que tu n’aimais pas ?
Puis, quand je t’ai dit qu’il était dans ma confidence pendant tout le cours de mes assiduités, tu as crié : vraiment ! Et tu as contracté et froncé le sourcil comme si tu avais enfermé dans ton cerveau quelque horrible conception. Si tu m’aimes, montre moi ta pensée.
IAGO
Monseigneur, vous savez que je vous aime.
OTHELLO
Je le crois ; et, comme je sais que tu es plein d’amour et d’honnêteté, que tu pèses tes paroles avant de leur donner le souffle, ces hésitations de ta part m’effrayent d’autant plus. Chez un maroufle faux et déloyal, de telles choses sont des grimaces habituelles ; mais chez un homme qui est juste, ce sont des dénonciations secrètes qui fermentent d’un cœur impuissant à contenir l’émotion.
IAGO
Pour Michel Cassio, j’ose jurer que je le crois honnête.
OTHELLO
Je le crois aussi.
IAGO
Les hommes devraient être ce qu’ils paraissent ; ou plût au ciel qu’aucun d’eux ne pût paraître ce qu’il n’est pas !
OTHELLO
Certainement, les hommes devraient être ce qu’ils paraissent.
IAGO
Eh bien ! Alors, je pense que CASSIO est un honnête homme.
OTHELLO
Non ! Il y a autre chose là-dessous. Je t’en prie, dis-moi, comme à ta pensée même, ce que tu rumines ; et exprime ce qu’il y a de pire dans tes idées par ce que les mots ont de pire.
IAGO
Mon bon seigneur, pardonnez-moi. Je suis tenu envers vous à tous les actes de déférence ; mais je ne suis pas tenu à ce dont les esclaves mêmes sont exemptés. Révéler mes pensées ! Eh bien ! Supposez qu’elles soient viles et fausses… Quel est le palais où jamais chose immonde ne s’insinue ? Quel est le cœur si pur où jamais d’iniques soupçons n’ont ouvert d’assises et siégé à côté des méditations les plus équitables ?
OTHELLO
Iago, tu conspires contre ton ami, si, croyant qu’on lui fait tort, tu laisses son oreille étrangère à tes pensées.
IAGO
Je vous en supplie !… Voyez-vous ! Je puis être injuste dans mes suppositions ; car, je le confesse, c’est une infirmité de ma nature de flairer partout le mal ; et souvent ma jalousie imagine des fautes qui ne sont pas… Je vous en conjure donc, n’allez pas prendre avis d’un homme si hasardeux dans ses conjectures, et vous créer un tourment de ses observations vagues et incertaines. Il ne sied pas à votre repos, à votre bonheur, ni à mon humanité, à ma probité, à ma sagesse, que je vous fasse connaître mes pensées.
OTHELLO
Que veux-tu dire ?
IAGO
La bonne renommée pour l’homme et pour la femme, mon cher seigneur, est le joyau suprême de l’âme. Celui qui me vole ma bourse me vole une vétille ; c’est quelque chose, ce n’est rien ; elle était à moi, elle est à lui, elle a été possédée par mille autres ; mais celui qui me filoute ma bonne renommée me dérobe ce qui ne l’enrichit pas et me fait pauvre vraiment.
OTHELLO
Par le ciel ! Je veux connaître ta pensée.
IAGO
vous ne le pourriez pas, quand mon cœur serait dans votre main ; et vous n’y parviendrez pas, tant qu’il sera en mon pouvoir.
OTHELLO
Ha !
IAGO
Oh ! Prenez garde, monseigneur, à la jalousie ! C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit !
Ce cocu vit en joie qui, certain de son sort, n’aime pas celle qui le trompe ; mais, oh ! Quelles damnées minutes il compte, celui qui raffole, mais doute, celui qui soupçonne, mais aime éperdument !
OTHELLO
Ô misère !
IAGO
Le pauvre qui est content est riche ; et riche à foison ; mais la richesse sans bornes est plus pauvre que l’hiver pour celui qui craint toujours de devenir pauvre. Cieux cléments, préservez de la jalousie les âmes de toute ma tribu !
OTHELLO
Allons ! A quel propos ceci ? Crois-tu que j’irais me faire une vie de jalousie, pour suivre incessamment tous les changements de lune à la remorque de nouveaux soupçons ? Non ! Pour moi, être dans le doute, c’est être résolu… Echange moi contre un bouc, le jour où j’occuperai mon âme de ces soupçons exagérés et creux qu’implique ta conjecture. On ne me rendra pas jaloux en disant que ma femme est jolie, friande, aime la compagnie, a le parler libre, chante, joue et danse bien ! Là où est la vertu, ce sont autant de vertus nouvelles. Ce n’est pas non plus la faiblesse de mes propres mérites qui me fera concevoir la moindre crainte, le moindre doute sur sa fidélité, car elle avait des yeux, et elle m’a choisi !… Non, Iago ! Avant de douter, je veux voir. Après le doute, la preuve ! Et, après la preuve, mon parti est pris : adieu à la fois l’amour et la jalousie !
IAGO
J’en suis charmé ; car je suis autorisé maintenant à vous montrer mon affection et mon dévouement pour vous avec moins de réserve. Donc, puisque j’y suis tenu, recevez de moi cette confidence… Je ne parle pas encore de preuve… Veillez sur votre femme, observez-la bien avec Cassio, portez vos regards sans jalousie comme sans sécurité ; je ne voudrais pas que votre franche et noble nature fût victime de sa générosité même…
Veillez-y ! Je connais bien les mœurs de notre contrée. À Venise, les femmes laissent voir au ciel les fredaines qu’elles n’osent pas montrer à leurs maris ; et, pour elles, le cas de conscience, ce n’est pas de s’abstenir de la chose, c’est de la tenir cachée.
OTHELLO
Est-ce là ton avis ?
IAGO
Elle a trompé son père en vous épousant ; et c’est quand elle semblait trembler et craindre vos regards qu’elle les aimait le plus.
OTHELLO
C’est vrai.
IAGO
Eh bien ! Concluez alors. Celle qui, si jeune, a pu jouer un pareil rôle et tenir les yeux de son père comme sous le chaperon d’un faucon, car il a cru qu’il y avait magie… Mais je suis bien blâmable ; j’implore humblement votre pardon pour vous trop aimer.
OTHELLO
Je te suis obligé à tout jamais.
IAGO
Je le Vois, ceci a un peu déconcerté Vos esprits.
OTHELLO
Non, pas du tout ! Pas du tout !
IAGO
Sur ma foi ! J’en ai peur. Vous considérerez, j’espère, ce que je vous ai dit comme émanant de mon affection… Mais je vois que vous êtes ému : je dois vous prier de ne pas donner à mes paroles une conclusion plus grave, une portée plus large que celle du soupçon.
OTHELLO
Non, certes.
IAGO
Si vous le faisiez, monseigneur, mes paroles obtiendraient un succès odieux auquel mes pensées n’aspirent pas…
CASSIO est mon digne ami… Monseigneur, je vois que vous êtes ému.
OTHELLO
Non, pas très ému. Je ne pense pas que Desdémona ne soit pas honnête.
IAGO
Qu’elle Vive longtemps ainsi ! Et puissiez-vous Vivre longtemps à la croire telle !
OTHELLO
Et cependant comme une nature dévoyée…
IAGO
Oui, voilà le point. Ainsi, à vous parler franchement, avoir refusé tant de partis qui se proposaient et qui avaient avec elle toutes ces affinités de patrie, de race et de rang, dont tous les êtres sont naturellement si avides ! Hum ! Cela décèle un goût bien corrompu, une affreuse dépravation, des pensées dénaturées… Mais pardon ! Ce n’est pas d’elle précisément que j’entends parler ; tout ce que je puis craindre, c’est que, son goût revenant à des inclinations plus normales, elle ne finisse par vous comparer aux personnes de son pays et (peut-être) par se repentir.
OTHELLO
Adieu ! Adieu ! Si tu aperçois du nouveau, fais-le-moi savoir. Mets ta femme en observation… Laisse-moi, Iago.
IAGO
Monseigneur, je prends congé de vous.
OTHELLO
Pourquoi me suis-je marié ? Cet honnête garçon, à coup sûr, en voit et en sait plus, beaucoup plus qu’il n’en révèle.
IAGO,
Monseigneur, je voudrais pouvoir décider votre Honneur à ne pas sonder plus avant cette affaire. Laissez agir le temps. Il est bien juste que CASSIO reprenne son emploi, car assurément il le remplit avec une grande habileté ; pourtant, s’il vous plaît de le tenir quelque temps encore en suspens, vous pourrez juger l’homme et les moyens qu’il emploie. Vous remarquerez si votre femme insiste sur sa rentrée au service par quelque vive et pressante réclamation… Bien des choses peuvent se voir par là. En attendant, croyez que je suis exagéré dans mes craintes, comme j’ai de bonnes raisons pour craindre de l’être ; et laissez-la entièrement libre, j’en conjure votre Honneur.
OTHELLO
Ne doute pas de ma modération.
IAGO
Encore une fois je prends congé de vous.
OTHELLO
Ce garçon est d’une honnêteté excessive, et il connaît, par expérience, tous les ressorts des actions humaines…
Ah ! Mon oiseau, si tu es rebelle au fauconnier, quand tu serais attaché à toutes les fibres de mon cœur, je te chasserai dans un sifflement et je t’abandonnerai au vent pour chercher ta proie au hasard !… Peut-être, parce que je suis noir, et que je n’ai pas dans la conversation les formes souples des intrigants, ou bien parce que j’incline vers la vallée des années ; oui, peut-être, pour si peu de chose, elle est perdue ! Je suis outragé ! Et la consolation qui me reste, c’est de la mépriser. Ô malédiction du mariage, que nous puissions appeler nôtres ces délicates créatures et non pas leurs appétits ! J’aimerais mieux être un crapaud et vivre des vapeurs d’un cachot que de laisser un coin dans l’être que j’aime à l’usage d’autrui ! Voilà pourtant le fléau des grands ; ils sont moins privilégiés que les petits. C’est là une destinée inévitable comme la mort : le fléau cornu nous est réservé fatalement dès que nous prenons vie… Voici Desdémona qui vient.
Si elle me trompe, oh ! C’est que le ciel se moque de lui-même ! Je ne veux pas le croire.
DESDÉMONA
Eh bien, mon cher Othello ! Votre dîner et les nobles insulaires par vous invités attendent votre présence.
OTHELLO
Je suis dans mon tort.
DESDÉMONA
Pourquoi votre Voix est-elle si défaillante ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ?
OTHELLO
J’ai une douleur au iront, ici.
DESDÉMONA
C’est sans doute pour avoir trop Veillé. Cela se passera. Laissez-moi vous bander le front avec ceci : dans une heure, tout ira bien.
OTHELLO
Votre mouchoir est trop petit.
DESDÉMONA
Je suis bien fâchée que vous ne soyez pas bien.
ÉMILIA,
Je suis bien aise d’avoir trouvé ce mouchoir. C’est le premier souvenir qu’elle ait eu du More. Mon maussade mari m’a cent fois cajolée pour que je le vole ; mais elle aime tant ce gage (car l’autre l’a conjurée de le garder toujours) qu’elle le porte sans cesse sur elle pour le baiser et lui parler. J’en ferai ouvrir un pareil que je donnerai à Iago. Ce qu’il en fera, le ciel le sait, mais pas moi. Je ne veux rien que satisfaire sa fantaisie.
IAGO
Eh bien ! Que faites-vous seule ici ?
ÉMILIA
Ne me grondez pas : j’ai quelque chose pour vous.
IAGO
Quelque chose pour moi ? C’est une chose fort commune…
ÉMILIA
Ha !
IAGO
Que d’avoir une femme sotte.
ÉMILIA
Oh ! Est-ce là tout ? Que voulez-vous me donner à présent pour certain mouchoir ?
IAGO
Quel mouchoir ?
ÉMILIA
Quel mouchoir ? Eh ! Mais celui qu’ Othello offrit en premier présent à Desdémona, et que si souvent vous m’avez dit de voler.
IAGO
Tu le lui as volé ?
ÉMILIA
Non, ma foi ! Elle l’a laissé tomber par négligence ; et par bonheur, comme j’étais là, je l’ai ramassé. Tenez, le voici.
IAGO
Voilà une bonne fille !… Donne-le-moi.
ÉMILIA
Qu’en voulez-vous faire, pour m’avoir si instamment pressée de le dérober ?
IAGO,
Eh bien ! Que vous importe ?
ÉMILIA
Si ce n’est pas pour quelque usage sérieux, rendez le-moi. Pauvre dame ! Elle deviendra folle quand elle ne le trouvera plus.
IAGO
Faites comme si vous ne saviez rien. J’ai l’emploi de ceci. Allez ! Laissez-moi.
Le More change déjà sous l’influence de mon poison. Les idées funestes sont, par leur nature, des poisons qui d’abord font à peine sentir leur mauvais goût, mais qui, dès qu’ils commencent à agir sur le sang, brûlent comme des mines de soufre… Je ne me trompais pas ! Tenez, le voici qui vient !… Ni le pavot, ni la mandragore, ni tous les sirops narcotiques du monde ne te rendront jamais ce doux sommeil que tu avais hier.
OTHELLO
Ha ! Ha ! Fausse envers moi ! Envers moi !
IAGO
Allons ! Qu’avez-vous, général ? Ne pensez plus à cela.
OTHELLO
Arrière ! Va-t’en ! Tu m’as mis sur la roue ! Ah ! Je le jure, il vaut mieux être trompé tout à fait que d’avoir le moindre soupçon.
IAGO
Qu’y a-t-il, monseigneur ?
OTHELLO
Quel sentiment avais-je des heures de luxure qu’elle me volait ? Je ne le voyais pas, je n’y pensais pas, je n’en souffrais pas ! Je dormais bien chaque nuit ; j’étais libre et joyeux ! Je ne retrouvais pas sur ses lèvres les baisers de Cassio !
Que celui qui est volé ne s’aperçoive pas du larcin, qu’il n’en sache rien, et il n’est pas volé du tout.
IAGO
Je suis fâché d’entendre ceci.
OTHELLO
J’aurais été heureux quand le camp tout entier, jusqu’au dernier pionnier, aurait goûté son corps charmant, si je n’en avais rien su. Oh ! Maintenant pour toujours adieu l’esprit tranquille ! Adieu le contentement ! Adieu les troupes empanachées et les grandes guerres qui font de l’ambition une vertu ! Oh ! Adieu ! Adieu le coursier qui hennit, et la stridente trompette, et l’encourageant tambour, et le fifre assourdissant ! Adieu la bannière royale et toute la beauté, l’orgueil, la pompe et l’attirail de la guerre glorieuse ! Et vous, instruments de guerre dont les gorges rudes contrefont les clameurs redoutées de l’immortel Jupiter, adieu ! La tâche d’ Othello est finie !
IAGO
Est-il possible, monseigneur ?
OTHELLO
Misérable, tu me prouveras que ma bien-aimée est une putain ! N’y manque pas, n’y manque pas ! Donne-moi la preuve oculaire ou bien
IAGO
En est-ce donc venu là ?
OTHELLO
Fais-moi voir la chose, ou du moins prouve-la-moi si bien que la preuve ne porte ni charnière ni tenon auquel puisse s’accrocher un doute ; sinon, malheur à ta vie !
IAGO
Mon noble maître !
OTHELLO
Si tu la calomnies et si tu me tortures, cesse à jamais de prier, renonce à toute conscience, accumule les horreurs sur la tête de l’horreur, commets des actions à faire pleurer le ciel et à épouvanter toute la terre, tu ne pourras rien ajouter à ta damnation de plus énorme que cela ! Ô Iago !
Ô grâce divine ! Ô ciel, défendez-moi !… Êtes-vous un homme ?… Avez-vous une âme ou quelque sentiment ? Dieu soit avec vous ! Reprenez-moi mon emploi !… Ô misérable niais, qui as vécu pour voir ton honnêteté transformée en vice ! Ô monde monstrueux ! Sois témoin, sois témoin, à monde, qu’il y a danger à être franc et honnête !… Je vous remercie de la leçon, et, à l’avenir, je n’aimerai plus un seul ami, puisque l’amitié provoque de telles offenses !
OTHELLO
Non ! Demeure… Tu dois être honnête !
IAGO
Je devrais être raisonnable ; car l’honnêteté est une folle qui s’aliène ceux qu’elle sert.
OTHELLO
Par l’univers ! Je crois que ma femme est honnête et crois qu’elle ne l’est pas ; je crois que tu es probe et crois que tu ne l’es pas ; je veux avoir quelque preuve. Son nom, qui était pur comme le visage de Diane, est maintenant terni et noir comme ma face !… S’il y a encore des cordes ou des couteaux, des poisons ou du feu ou des flots suffocants, je n’endurerai pas cela ! Oh ! Avoir la certitude !
IAGO
Je Vois, monsieur, que vous êtes dévoré par la passion, et je me repens de l’avoir excitée en vous. Vous voudriez avoir la certitude ?
OTHELLO
Le voudrais-je ? Non ! Je le veux.
IAGO
Vous le pouvez. Mais, comment ? Quelle certitude vous faut-il, monseigneur ? Voudriez-vous assister, bouche béante, à un grossier flagrant délit, et la regarder saillir par l’autre ?
OTHELLO
Mort et damnation ! Oh !
IAGO
Ce serait une entreprise difficile, je crois, que de les amener à donner ce spectacle. Au diable si jamais ils se font voir sur l’oreiller par d’autres yeux que les leurs ! Quoi donc ? Quelle certitude voulez-vous ? Que dirai-je ? Où trouverez-vous la conviction ? Il est impossible que vous voyiez cela, fussent-ils aussi pressés que des boucs, aussi chauds que des singes, aussi lascifs que des loups en rut, et les plus grossiers niais que l’ignorance ait rendus ivres. Mais pourtant, je le reconnais, si la probabilité, si les fortes présomptions qui mènent directement à la porte de la vérité suffisent à donner la certitude, vous pouvez l’avoir.
OTHELLO
Donne-moi une preuve vivante qu’elle est déloyale.
IAGO
Je n’aime pas cet office-là ; mais, puisque je suis entré si avant dans cette cause, poussé par une honnêteté et un dévouement stupides, je continuerai… Dernièrement, j’étais couché avec CASSIO, et, tourmenté d’une rage de dents, je ne pouvais dormir.
Il y a une espèce d’hommes si débraillés dans l’âme qu’ils marmottent leurs affaires pendant leur sommeil. De cette espèce est CASSIO. Tandis qu’il dormait, je l’ai entendu dire : Suave DESDÉMONA, soyons prudents ! Cachons nos amours ! Et alors, monsieur, il m’empoignait, et m’étreignait la main, en s’écriant :
Ô suave créature ! Et alors il me baisait avec force comme pour arracher par les racines des baisers éclos sur mes lèvres ; il posait sa jambe sur ma cuisse, et soupirait, et me baisait, et criait alors :
Maudite fatalité qui t’a donnée au More !
OTHELLO
Oh ! Monstrueux ! Monstrueux !
IAGO
Non ! Ce n’était que son rêve.
OTHELLO
Mais il dénonçait un fait accompli. C’est un indice néfaste, quoique ce ne soit qu’un rêve.
IAGO
Et cela peut donner corps à d’autres preuves qui n’ont qu’une mince consistance.
OTHELLO
Je la mettrai toute en pièces !
IAGO
Non ! Soyez calme ! Nous ne voyons encore rien de fait : elle peut être honnête encore. Dites-moi seulement ! Avez-vous quelquefois vu un mouchoir brodé de fraises aux mains de votre femme ?
OTHELLO
Je lui en ai donné un comme tu dis ç’a été mon premier présent.
IAGO
Je ne le savais pas. C’est avec un mouchoir pareil (il est à votre femme, j’en suis sûr) que j’ai aujourd’hui vu Cassio s’essuyer la barbe.
OTHELLO
Si c’est celui-là !…
IAGO
Que ce soit celui-là ou un autre, s’il lui appartient, c’est une nouvelle preuve qui parle contre elle.
OTHELLO
Oh ! Si ce gueux du moins avait quarante mille vies ! Une seule est trop misérable, trop chétive pour ma vengeance ! Je le vois maintenant : c’est vrai !… Ecoute, Iago ! Tout mon fol amour, je le souffle comme ceci à la face du ciel : il a disparu. Surgis, noire vengeance, du fond de ton enfer ! Cède, à amour, la couronne et le trône de ce cœur à la tyrannique haine ! Gonfle-toi, mon sein : car ce que tu renfermes n’est que langues d’aspics !
IAGO
Je vous en prie, calmez-vous.
OTHELLO
Oh ! Du sang ! Du sang ! Du sang !
IAGO
Patience, vous dis-je ! Vos idées peuvent changer.
OTHELLO
Jamais, Iago ! De même que la mer Pontique, dont le courant glacial et le cours forcé ne subissent jamais le refoulement des marées, se dirige sans cesse vers la Propontide et l’Hellespont, de même mes pensées de sang, dans leur marche violente, ne regarderont jamais en arrière. Jamais elles ne reflueront vers l’humble amour, mais elles iront s’engloutir dans une profonde et immense vengeance. Oui, par le ciel de marbre qui est là-haut ! Au juste respect de ce vœu sacré j’engage ici ma parole.
IAGO
Ne vous levez pas encore !
OTHELLO
Je salue ton dévouement, non par de vains remerciements, mais par une reconnaissante acceptation, et je vais dès à présent te mettre à l’épreuve : avant trois jours, viens m’apprendre que Cassio n’est plus vivant.
IAGO
Mon ami est mort : c’est fait à votre requête. Mais elle, qu’elle vive !
OTHELLO
Damnation sur elle, l’impudique coquine ! Oh ! Damnation sur elle ! Allons, éloignons-nous d’ici ! Je me retire afin de me procurer des moyens de mort rapides pour le charmant démon. À présent, tu es mon lieutenant.
IAGO
Je suis Vôtre pour toujours.
Scène X
DESDÉMONA,
Drôle, connaissez-vous l’adresse du lieutenant Cassio ?
LE CLOWN
Son adresse ? Je n’oserais pas en douter.
DESDÉMONA
Qu’est-ce à dire, l’ami ?
LE CLOWN
Cassio est soldat. Or, Si je doutais de son adresse, il pourrait bien me la prouver par un coup d’estoc.
DESDÉMONA
Allons ! Où demeure-t-il ?
LE CLOWN
Si je vous indiquais sa demeure, je vous mettrais dedans.
DESDÉMONA
Quel sens cela a-t-il ?
LE CLOWN
Je ne sais pas où il demeure ; et si j’imaginais un logis en vous disant : « Il demeure ici ou il demeure là », est-ce que je ne vous mettrais pas dedans ?
DESDÉMONA
Pourriez-vous vous enquérir de lui et obtenir des renseignements sur son compte ?
LE CLOWN
Je vais, à son sujet, interroger tout le monde… comme au catéchisme : mes questions dicteront les réponses.
DESDÉMONA
Trouvez-le, et dites-lui de venir ici ; annoncez lui que j’ai touché monseigneur en sa faveur et que j’espère que tout ira bien.
LE CLOWN
Ce que vous me demandez est dans les limites d’une intelligence humaine : je vais en conséquence essayer de le faire.
DESDÉMONA
Où puis-je avoir perdu ce mouchoir, Émilia ?
ÉMILIA
Je ne sais pas, madame.
DESDÉMONA
Crois-moi, j’aimerais mieux avoir perdu ma bourse pleine de cruzades. Heureusement que le noble More est une âme droite et qu’il n’a rien de cette bassesse dont sont faites les créatures jalouses ! Sinon, c’en serait assez pour lui donner de vilaines idées.
ÉMILIA
Est-ce qu’il n’est pas jaloux ?
DESDÉMONA
Qui ? Lui ? Je crois que le soleil sous lequel il est né a extrait de lui toutes ces humeurs-là.
ÉMILIA
Tenez ! Le voici qui vient.
DESDÉMONA
Maintenant je ne le laisserai plus que Cassio ne soit rappelé près de lui…
Comment cela va-t-il, monseigneur ?
OTHELLO
Bien, ma chère dame…
DESDÉMONA
Bien, mon cher seigneur.
OTHELLO
Donnez-moi votre main… Cette main est moite, madame.
DESDÉMONA
Elle n’a pas encore senti l’âge ni connu le chagrin.
OTHELLO
Ceci annonce de l’exubérance et un cœur libéral : chaude, chaude et moite ! Cette main-là exige le renoncement à la liberté, le jeûne, la prière, une longue mortification, de pieux exercices ; car il y a ici un jeune diable tout en sueur, qui a l’habitude de se révolter… C’est une bonne main, une main franche.
DESDÉMONA
vous pouvez vraiment le dire car c’est cette main qui a donné mon cœur.
OTHELLO
Une main libérale !… Jadis c’étaient les cœurs qui donnaient les mains ; mais, dans nos nouveaux blasons, rien que des mains, pas de cœurs !
DESDÉMONA
Je ne sais rien de tout cela… Revenons à votre promesse.
OTHELLO
Quelle promesse, poulette ?
DESDÉMONA
J’ai envoyé dire à Cassio de Venir vous parler.
OTHELLO
J’ai un méchant rhume opiniâtre qui me gêne : prête-moi ton mouchoir.
DESDÉMONA
Voici, monseigneur.
OTHELLO
Celui que je vous ai donné.
DESDÉMONA
Je ne l’ai pas sur moi.
OTHELLO
Non ?
DESDÉMONA
Non, ma foi ! Monseigneur.
OTHELLO
C’est une faute. Ce mouchoir, une Égyptienne le donna à ma mère… C’était une charmeresse qui pouvait presque lire les pensées des gens : elle lui dit que, tant qu’elle le garderait, elle aurait le don de plaire et de soumettre entièrement mon père à ses amours ; mais que, si elle le perdait ou en faisait présent, mon père ne la regarderait plus qu’avec dégoût et mettrait son cœur en chasse de fantaisies nouvelles. Ma mère me le remit en mourant et me recommanda, quand la destinée m’unirait à une femme, de le lui donner. C’est ce que j’ai fait. Ainsi, prenez-en soin ; qu’il vous soit aussi tendrement précieux que votre prunelle ! I’égarer ou le donner, ce serait une catastrophe qui n’aurait point d’égale.
DESDÉMONA
Est-il possible ?
OTHELLO
C’est la vérité. Il y a une vertu magique dans le tissu ; une sibylle qui avait compté en ce monde deux cents révolutions de soleil en a brodé le dessin dans sa prophétique fureur ; les vers qui en ont filé la soie étaient consacrés ; et la teinture qui le colore est faite de cœurs de vierges momifiés qu’avait conservés son art.
DESDÉMONA
Sérieusement ? Est-ce vrai ?
OTHELLO
Très véritable. Ainsi, Veillez-y bien.
DESDÉMONA
Plût au ciel alors que je ne l’eusse jamais vu !
OTHELLO,
Ah ! Pour quelle raison ?
DESDÉMONA
Pourquoi me parlez-vous d’un ton si brusque et si violent ?
OTHELLO
Est-ce qu’il est perdu ? Est-ce que vous ne l’avez plus ? Parlez ! Est-ce qu’il n’est plus à sa place ?
DESDÉMONA
Le ciel nous bénisse !
OTHELLO
vous dites ?
DESDÉMONA
Il n’est pas perdu. Mais quoi ! S’il l’était ?
OTHELLO
Ha !
DESDÉMONA
Je dis qu’il n’est pas perdu.
OTHELLO
Cherchez-le ! Faites-le-moi voir.
DESDÉMONA
Je le pourrais, monsieur, mais je ne veux pas à présent. C’est une ruse pour me distraire de ma requête. Je vous en prie, que Cassio soit rappelé.
OTHELLO
Cherchez-moi ce mouchoir ! Mon âme s’alarme.
DESDÉMONA
Allez, allez ! Vous ne rencontrerez jamais un homme plus capable.
OTHELLO
Le mouchoir !
DESDÉMONA
Je vous en prie, causons de Cassio !
OTHELLO
Le mouchoir !
DESDÉMONA
Un homme qui, de tout temps, a fondé sa fortune sur votre affection, qui a partagé vos dangers…
OTHELLO
Le mouchoir !
DESDÉMONA
En Vérité ! Vous êtes à blâmer.
OTHELLO
Arrière !
ÉMILIA
Cet homme-là n’est pas jaloux ?
DESDÉMONA
Je ne l’avais jamais vu ainsi. Pour sûr, il y a du miracle dans ce mouchoir. Je suis bien malheureuse de l’avoir perdu !
ÉMILIA
Ce n’est pas un an ou deux qui font connaître les hommes. Ils ne sont tous que des estomacs pour qui nous ne sommes toutes que des aliments : ils nous mangent comme des affamés, et, dès qu’ils sont pleins, ils nous renvoient… Ah ! Voici Cassio et mon mari.
IAGO
Il n’y a pas d’autre moyen ; c’est elle qui doit le faire. Et tenez ! I’heureux hasard ! Allez, importunez-la !
DESDÉMONA
Eh bien ! Bon Cassio, quoi de nouveau avec vous ?
CASSIO
Madame, toujours ma requête ! Je vous en supplie, faites, par votre vertueuse entremise, que je puisse revivre en recouvrant l’affection de celui à qui je voue respectueusement tout le dévouement de mon cœur. Ah ! Plus de délai ! Si ma faute est d’une espèce si mortelle que mes services passés, ma douleur présente, mes bonnes résolutions pour l’avenir soient une rançon insuffisante à nous réconcilier, que je le sache du moins ! Et cette certitude aura encore pour moi son avantage.
Alors, je me draperai dans une résignation forcée, et j’attendrai, cloîtré dans quelque autre carrière, l’aumône de la Fortune.
DESDÉMONA
Hélas ! Trois fois loyal Cassio, mon intercession détonne pour le moment ; monseigneur n’est plus monseigneur ; et je ne le reconnaîtrais pas, s’il était aussi changé de visage que d’humeur. Puissé-je être protégée par tous les esprits sanctifiés, comme vous avez été défendu par moi ! J’ai même provoqué le feu de sa colère par mon franc-parler. Il faut que vous patientiez encore un peu ; ce que je puis faire, je veux le faire, et je veux pour vous plus que je n’oserais pour moi-même.
Que cela vous suffise !
IAGO
Est-ce que monseigneur s’est irrité ?
ÉMILIA
Il vient de partir à l’instant, et, certainement, dans une étrange agitation.
IAGO
Lui, s’irriter !… J’ai Vu le canon faire sauter en l’air les rangées de ses soldats, et, comme le diable, lui arracher de ses bras mêmes son propre frère ; et je me demande s’il peut s’irriter. C’est quelque chose de grave alors. Je vais le trouver. Il faut que ce soit vraiment sérieux, s’il est irrité.
DESDÉMONA
Je t’en prie, Va !
ÉMILIA
Priez le ciel que ce soit, comme vous pensez, quelque affaire d’État, et non une idée, une lubie jalouse qui vous concerne.
DESDÉMONA
Malheureux le jour où cela serait ! Jamais je ne lui en ai donné de motif.
ÉMILIA
Mais les cœurs jaloux ne se payent pas de cette réponse ; ils ne sont pas toujours jaloux pour le motif ; ils sont jaloux, parce qu’ils sont jaloux. C’est un monstre engendré de lui-même, né de lui-même.
DESDÉMONA
Que le ciel éloigne ce monstre de l’esprit d’ Othello !
ÉMILIA
Amen, madame !
DESDÉMONA
Je vais le chercher… Cassio, promenez-vous par ici ; si je le trouve bien disposé, je plaiderai votre cause, et je ferai tout mon possible pour la gagner.
CASSIO
Je remercie humblement votre Grâce.
ÉMILIA
Dieu vous garde, ami CASSIO !
CASSIO
Vous, dehors ! Quelle raison vous amène ? Comment cela va-t-il, ma très jolie ÉMILIA ? Sur ma parole ! Doux amour, j’allais à votre maison.
ÉMILIA
Et, moi, j’allais à votre logis, Cassio. Quoi ! Toute une semaine loin de moi ! Sept jours et sept nuits ! Cent soixante heures ! Et les heures d’absence d’un amant sont cent soixante fois plus longues que les heures du cadran. Oh ! Le pénible calcul !
CASSIO
Pardonnez-moi, Émilia. Des pensées de plomb ont pesé sur moi tous ces temps-ci ; mais, dès que j’aurai plus de loisir, je vous payerai les arrérages de l’absence. Chère Émilia, faites-moi un double de ce travail. (Il lui donne le mouchoir de Desdémona.)
ÉMILIA
Oh ! Cassio, comment ceci est-il entre vos mains ? C’est quelque gage d’une nouvelle amie. Je sens maintenant la cause de cette absence trop sentie. En est-ce déjà venu là ? C’est bon ! C’est bon !
CASSIO
Allons ! Femme, jetez vos viles suppositions à la dent du diable de qui vous les tenez. Vous voilà jalouse à l’idée que c’est quelque souvenir de quelque maîtresse. Non, sur ma parole, Émilia !
ÉMILIA
Eh bien ! A qui est-il ?
CASSIO
Je ne sais pas, ma charmante ! Je l’ai trouvé dans ma chambre. J’en aime le travail : avant qu’il soit réclamé, comme il est probable qu’il le sera, je voudrais avoir le pareil. Prenez-le, copiez-le, et laissez-moi pour le moment.
ÉMILIA
Vous laisser ! Pourquoi ?
CASSIO
J’attends ici le général ; et ce n’est pas une recommandation désirable pour moi qu’il me trouve en compagnie féminine.
ÉMILIA
Et pourquoi ? Je vous prie !
CASSIO
Ce n’est pas que je ne vous aime pas.
ÉMILIA
Mais c’est que vous ne m’aimez point. Je vous en prie, reconduisez-moi quelques pas, et dites-moi si je vous verrai de bonne heure ce soir.
CASSIO
Je ne puis vous reconduire bien loin : c’est ici que j’attends ; mais je vous verrai bientôt.
ÉMILIA
C’est fort bien. Il faut que je cède aux circonstances !
Scène XI.
IAGO
Le croyez-vous ?
OTHELLO
Si je le crois, Iago !
IAGO
Quoi ! Donner un baiser en secret !
OTHELLO
Un baiser usurpé !
IAGO
Ou rester au lit toute nue avec son ami, une heure ou plus, sans songer à mal !
OTHELLO
Rester toute nue avec un ami, Iago, sans songer à mal ! C’est user d’hypocrisie avec le diable. Ceux qui n’ont que des pensées vertueuses et qui s’exposent ainsi tentent le ciel en voulant que le diable tente leur vertu.
IAGO
S’ils s’abstiennent, ce n’est qu’une faute vénielle. Mais si je donne à ma femme un mouchoir…
OTHELLO
Eh bien ! Après ?
IAGO
Eh bien ! Il est à elle, monseigneur ; et, comme il est à elle, elle peut, je pense, en faire cadeau à n’importe quel homme.
OTHELLO
Elle est gardienne de son honneur aussi : peut-elle le donner ?
IAGO
L’honneur est une essence qui ne se voit pas ; beaucoup semblent l’avoir, qui ne l’ont plus. Mais pour le mouchoir…
OTHELLO
Par le ciel ! Je l’aurais oublié bien volontiers. Tu dis… Oh ! Cela revient sur ma mémoire, comme sur une maison infectée le corbeau de mauvais augure !… Tu dis qu’il avait mon mouchoir ?
IAGO
Oui ! Qu’est-ce que cela fait ?
OTHELLO
C’est bien plus grave, alors.
IAGO
Eh quoi ! Si je vous disais que je l’ai vu vous faire outrage, que je l’ai entendu dire… Il est de par le monde des marauds qui, après avoir, à force d’importunités, ou par suite d’un caprice spontané qu’ils inspirent, entraîné ou séduit une femme, ne peuvent s’empêcher de bavarder ensuite…
OTHELLO
Est-ce qu’il a dit quelque chose ?
IAGO
Oui, monseigneur ; mais, soyez-en sûr, rien qu’il ne soit prêt à nier sous serment.
OTHELLO
Qu’a-t-il dit ?
IAGO
Ma foi ! Qu’il avait eu… Je ne sais quoi.
OTHELLO
Quoi ? Quoi ?
IAGO
Certaine conversation…
OTHELLO
Avec elle ?
IAGO
Avec elle ! Sur elle ! Comme vous voudrez.
OTHELLO
Avec elle ! Sur elle ! Une conversation sur elle pourrait n’être qu’une causerie à son sujet ; mais une conversation avec elle serait criminelle !… Le mouchoir !… Cet aveu !… Le mouchoir !… Lui faire avouer, et puis lui mettre la corde au cou !
Non ! D’abord lui mettre la corde au cou, et puis lui faire avouer… J’en frissonne… Une nature ne se laisserait pas envahir ainsi par l’ombre de la passion sans quelque grande cause… Ce ne sont pas des mots qui m’agitent comme cela… Pish !… Nez, oreilles et lèvres ! Est-il possible ?… L’aveu !… Le mouchoir !…
Ô diable !
IAGO
Travaille, ma médecine, travaille ! C’est ainsi qu’on attrape les niais crédules, et c’est encore ainsi que plus d’une dame digne et chaste, malgré toute son innocence, est exposée au reproche.
Holà ! Monseigneur ! Monseigneur ! Othello !… Ah ! C’est vous, Cassio ?
CASSIO
Qu’y a-t-il ?
IAGO
Monseigneur est tombé en épilepsie. C’est sa seconde attaque ; il en a eu une hier.
CASSIO
Frottez-lui les tempes.
IAGO
Non, laissez-le. La léthargie doit avoir son cours tranquille ; sinon, l’écume lui viendrait à la bouche, et tout à l’heure il éclaterait en folie furieuse… Tenez ! Il remue. Éloignez-vous un moment ; il va revenir à lui ; quand il sera parti, je voudrais causer avec vous d’une importante affaire.
OTHELLO
Te moques-tu de moi ?
IAGO
Me moquer de vous ! Non, par le ciel ! Je voudrais seulement vous voir subir votre sort comme un homme.
OTHELLO
Un homme qui porte cornes n’est qu’un monstre et une bête.
IAGO
Il y a bien des bêtes alors dans une ville populeuse, et bien des monstres civilisés.
OTHELLO
A-t-il avoué ?
IAGO
Mon bon monsieur, soyez un homme. Songez que tout confrère barbu, attelé à ce joug-là, peut le traîner comme vous ; il y a des millions de vivants qui reposent nuitamment dans un lit banal qu’ils jureraient être à eux seuls. Votre cas est meilleur.
Oh ! Sarcasme de l’enfer, suprême moquerie du démon ! Etreindre une impudique sur une couche confiante, et la croire chaste !
Non, que je sache tout ! Et, sachant ce que je suis, je saurai comment la traiter !
OTHELLO
Oh ! Tu as raison ; cela est certain.
IAGO
Tenez-vous un peu à l’écart, et contenez-vous dans les bornes de la patience. Tandis que vous étiez ici accablé par la douleur, émotion bien indigne d’un homme comme vous, Cassio est venu ; je l’ai éconduit en donnant de votre évanouissement une raison plausible ; je lui ai dit de revenir bientôt me parler ici : ce qu’il m’a promis. Cachez-vous en observation, et remarquez les grimaces, les moues, les signes de dédain qui vont paraître dans chaque trait de son visage ; car je vais lui faire répéter toute l’histoire : où, comment, combien de fois, depuis quelle époque et quand il en est venu aux prises avec votre femme, quand il compte y revenir. Je vous le dis, remarquez seulement ses gestes. Mais, morbleu ! De la patience ! Ou je dirai que vous êtes décidément un frénétique, et non plus un homme.
OTHELLO
Écoute, Iago ! Je me montrerai le plus patient de tous les hommes, mais aussi, tu m’entends ! Le plus sanguinaire.
IAGO
Il n’y a pas de mal, pourvu que vous mettiez le temps à tout… Voulez-vous vous retirer ?
A le voir sourire, Othello va devenir fou ; et son ignare jalousie va interpréter les sourires, les gestes et les insouciantes manières du pauvre Cassio tout à fait à contresens… Comment vous trouvez-vous, lieutenant ?
Cassio
D’autant plus mal que vous me donnez un titre dont la privation me tue.
IAGO
Travaillez bien Desdémona, et vous êtes sûr de la chose.
CASSIO,
Hélas ! La pauvre créature !
OTHELLO,
Voyez comme il rit déjà !
IAGO
Je n’ai jamais connu de femme aussi amoureuse d’un homme.
CASSIO
Hélas ! Pauvre coquine ! Je crois vraiment qu’elle m’aime.
OTHELLO,
C’est cela : il s’en défend faiblement, et il rit !
IAGO
Écoutez, Cassio !
OTHELLO,
Voilà Iago qui le prie de lui tout répéter… Continue ! Bien dit ! Bien dit !
IAGO
Elle donne à entendre que vous l’épouserez ; est-ce votre intention ?
CASSIO,
Ha ! Ha ! Ha !
OTHELLO,
Tu triomphes, Romain ! Tu triomphes !
CASSIO
Moi, l’épouser !… Quoi ! Une coureuse !… Je t’en prie, aie quelque charité pour mon esprit : ne le crois pas aussi malade… Ha ! Ha ! Ha !
OTHELLO,
Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Au gagnant de rire.
IAGO
Vraiment, le bruit court que vous l’épouserez.
CASSIO
De grâce ! Parlez Sérieusement.
IAGO
Je ne suis qu’un scélérat si cela n’est pas.
OTHELLO,
Avez-vous donc compté mes jours ? Bien !
CASSIO
C’est une invention de la guenon i si elle a l’idée que je l’épouserai, elle la tient de son amour et de ses illusions, et nullement de mes promesses.
OTHELLO,
IAGO me fait signe i c’est que l’autre commence l’histoire.
CASSIO
Elle était ici, il n’y a qu’un moment. Elle me hante en tout lieu : j’étais l’autre jour au bord de la mer à causer avec plusieurs Vénitiens ; soudain cette folle arrive et me saute ainsi au cou.
OTHELLO,
En s’écriant ! « Ô mon cher Cassio ! » apparemment ; c’est ce qu’indique son geste.
CASSIO
Elle se pend et s’accroche, tout en larmes, après moi ; puis elle m’attire et me pousse. Ha ! Ha ! Ha !
OTHELLO,
Maintenant, il lui raconte comment elle l’a entraîné dans ma chambre. Oh ! Je vois bien votre museau, mais je ne sais quel chien je vais jeter dessus.
CASSIO
Vraiment, il faut que je la quitte.
IAGO
Devant moi ?… Tenez ! La Voici qui vient.
CASSIO
C’est une maîtresse fouine, et diantrement parfumée encore.
ÉMILIA
Que le diable et sa mère vous hantent vous même !… Que me vouliez-vous avec ce mouchoir que vous m’avez remis tantôt ? J’étais une belle sotte de le prendre. Il faut que j’en fasse un tout pareil, n’est-ce pas ? Comme cela est vraisemblable que vous l’ayez trouvé dans votre chambre et que vous ne sachiez pas qui l’y a laissé !… C’est le présent de quelque donzelle, et il faudrait que je vous en fisse un pareil ?… Tenez ! Donnez-le à votre poupée ; peu m’importe comment vous l’avez eu : je ne me charge de rien.
CASSIO
Voyons ! Ma charmante Émilia ! Voyons ! Voyons !
OTHELLO,
Par le ciel ! Ce doit être mon mouchoir.
ÉMILIA
Si vous voulez Venir souper ce soir, vous le pouvez ; si vous ne voulez pas, venez dès que vous y serez disposé.
IAGO
Suivez-la ! Suivez-la !
CASSIO
Ma foi ! Il le faut. Sans cela elle s’emporterait dans les rues.
IAGO
Souperez-vous chez elle ?
CASSIO
Ma foi ! J’en ai l’intention.
IAGO
C’est bien ! Il se peut que j’aille vous voir ; car je serais bien aise de vous parler.
CASSIO
De grâce, Venez ! Voulez-vous ?
IAGO
Partez. Il suffit.
OTHELLO
Comment le tuerai-je, Iago ?
IAGO
Avez-vous vu comme il a ri de sa Vilenie ?
OTHELLO
Oh ! Iago !
IAGO
Et avez-vous vu le mouchoir ?
OTHELLO
Était-ce le mien ?
IAGO
Par cette main levée !… Et vous Voyez quel cas il fait de la folle créature, votre femme. Elle lui a donné ce mouchoir, et, lui, il l’a donné à sa putain !
OTHELLO
Oh ! Je voudrais le tuer pendant neuf ans !… Une femme si belle ! Une femme si charmante ! Une femme si adorable !
IAGO
Allons ! Il faut oublier cela.
OTHELLO
Oui, qu’elle pourrisse, qu’elle disparaisse et qu’elle soit damnée dès cette nuit ! Car elle ne vivra pas ! Non.
Mon cœur est changé en pierre : je le frappe, et il me blesse la main… Oh ! Le monde n’a pas une plus adorable créature ! Elle était digne de reposer aux côtés d’un empereur et de lui donner des ordres !
IAGO
Voyons ! Ce n’est pas là votre affaire.
OTHELLO
L’infâme ! Je dis seulement ce qu’elle est… Si adroite avec son aiguille !… Admirable musicienne ! Oh ! Avec son chant elle apprivoiserait un ours !… Et puis, d’une intelligence, d’une imagination si élevées, si fécondes !
IAGO
Elle n’en est que plus coupable !
OTHELLO
Oh ! Mille et mille fois plus !… En outre, d’un caractère si affable !
IAGO
Trop affable, vraiment !
OTHELLO
Oui, cela est certain. Mais quel malheur, Iago ! Oh ! Iago ! Quel malheur, Iago !
IAGO
Si vous êtes si tendre à son iniquité, donnez-lui patente pour faire le mal ; car, si cela ne vous touche pas, cela ne gêne personne.
OTHELLO
Je la hacherai en miettes !… Me faire cocu !
IAGO
Oh ! C’est affreux à elle.
OTHELLO
Avec mon officier !
IAGO
C’est plus affreux encore.
OTHELLO
Procure-moi du poison, Iago, cette nuit !… Je ne veux pas avoir d’explication avec elle, de peur que son corps et sa beauté ne désarment mon âme encore une fois… Cette nuit, Iago !
IAGO
N’employez pas le poison ! étranglez-la dans son lit, le lit même qu’elle a souillé.
OTHELLO
Bon, bon ! La justice de ceci me plaît. Très bon !
IAGO
Et, quant à Cassio, laissez-moi être son croque-mort. Vous en apprendrez davantage vers minuit.
OTHELLO
Excellent !…
IAGO
Quelque message de Venise, pour sûr. C’est Lodovico qui vient de la part du doge ; et, voyez ! Votre femme est avec lui.
LODOVICO
Dieu vous garde, digne général !
OTHELLO
Je le souhaite de tout mon cœur, monsieur.
LODOVICO
Le Doge et les Sénateurs de Venise vous saluent.
OTHELLO
Je baise l’instrument de leur bon plaisir.
DESDÉMONA
Et quoi de nouveau, mon bon cousin Lodovico ?
IAGO,
Je suis bien content de vous voir, signor. Soyez le bienvenu à Chypre.
LODOVICO
Merci ! Comment va le lieutenant Cassio ?
IAGO
Il Vit, monsieur.
DESDÉMONA
Cousin, il est survenu entre lui et monseigneur une désagréable rupture ; mais vous arrangerez tout.
OTHELLO,
Êtes-vous sûre de cela ?
DESDÉMONA,
Monseigneur ?
OTHELLO,
« Ne manquez pas de le faire dès que vous aurez… »
LODOVICO,
Il ne te-parlait pas : il est occupé de la dépêche. Est-ce qu’il y a un différend entre ton mari et Cassio ?
DESDÉMONA
Oui, un très malheureux. Je ferais bien des choses afin de les réconcilier, pour l’amour que je porte à Cassio.
OTHELLO
Feu et soufre !
DESDÉMONA
Monseigneur ?
OTHELLO
Avez-vous votre raison ?
DESDÉMONA,
Quoi ! Est-ce qu’il est fâché ?
LODOVICO
Il est possible que cette lettre l’agite ; car je crois qu’on le rappelle à Venise et que Cassio est désigné pour lui succéder.
DESDÉMONA
Ma foi ! J’en suis bien aise.
OTHELLO
En Vérité ?
DESDÉMONA
Monseigneur ?
OTHELLO
Je suis bien aise, moi, de vous voir en démence.
DESDÉMONA
Comment, mon doux Othello ?
OTHELLO
Démon !
Il la frappe.
DESDÉMONA
Je n’ai pas mérité ceci.
LODOVICO
Monseigneur, voilà une chose qu’on ne croirait pas à Venise, quand même je jurerais l’avoir vue. C’est trop fort.
Faites-lui réparation : elle pleure.
OTHELLO
Ô démon ! Démon ! Si les pleurs d’une femme pouvaient féconder la terre, chaque larme qu’elle laisse tomber ferait un crocodile !
DESDÉMONA,
Je ne veux pas rester si je vous offense.
LODOVICO
Vraiment, voilà une femme obéissante. J’en supplie votre Seigneurie, rappelez-la.
OTHELLO,
Madame !
DESDÉMONA
Monseigneur ?
OTHELLO,
Que lui voulez-vous, monsieur ?
LODOVICO
Qui ? Moi, monseigneur ?
OTHELLO
Oui ; vous avez désiré que je la fisse revenir. Monsieur, elle peut se tourner et se retourner et aller de l’avant, et se retourner encore ; elle peut pleurer, monsieur, pleurer ! Et elle est obéissante, comme vous dites, obéissante, très obéissante.
LODOVICO
Est-ce là ce noble More dont notre Sénat unanime proclame la capacité suprême ? Est-ce là cette noble nature que la passion ne pouvait ébranler ? Cette solide vertu que ni la balle de l’accident ni le trait du hasard ne pouvaient effleurer ni entamer ?
IAGO
Il est bien changé.
LODOVICO
Sa raison est-elle saine ? N’est-il pas en délire ?
IAGO
Il est ce qu’il est. Je ne dois pas murmurer une critique. S’il n’est pas ce qu’il devrait être, plût au ciel qu’il le fût !
LODOVICO
Quoi ! Frapper sa femme !
IAGO
Ma foi ! Ce n’était pas trop bien. Mais je voudrais être sûr que ce coup doit être le plus rude.
LODOVICO
Est-ce une habitude chez lui ? Ou bien sont-ce ces lettres qui ont agi sur son sang et lui ont inoculé ce défaut ?
IAGO
Hélas ! Hélas ! Ce ne serait pas honnête à moi de dire ce que j’ai vu et appris. Vous l’observerez. Ses procédés mêmes le feront assez connaître pour m’épargner la peine de parler. Ne le perdez pas de vue, seulement, et remarquez comment il se comporte.
LODOVICO
Je suis fâché de m’être ainsi trompé sur son compte.
Scène XII.
OTHELLO
vous n’avez rien Vu alors ?
ÉMILIA
Ni jamais rien entendu ni jamais rien soupçonné.
OTHELLO
Si fait. Vous les avez vus ensemble, elle et Cassio.
ÉMILIA
Mais alors je n’ai rien vu de mal, et pourtant j’entendais chaque syllabe que le moindre souffle échangeait entre eux.
OTHELLO
Quoi ! Ils n’ont jamais chuchoté ?
ÉMILIA
Jamais, monseigneur.
OTHELLO
Ils ne vous ont jamais éloignée ?
ÉMILIA
Jamais.
OTHELLO
Sous prétexte d’aller chercher son éventail, ses gants, son masque, ou quoi que ce soit ?
ÉMILIA
Jamais, monseigneur.
OTHELLO
C’est étrange.
ÉMILIA
Monseigneur, j’oserais parier qu’elle est honnête et mettre mon âme comme enjeu. Si vous pensez autrement, chassez votre pensée :
Elle abuse votre cœur. Si quelque misérable vous a mis cela en tête, que le ciel l’en récompense par la malédiction qui frappa le serpent ! Car, si elle n’est pas honnête, chaste et fidèle, il n’y a pas de mari heureux : la plus pure des femmes est noire comme la calomnie.
OTHELLO
Dis-lui de Venir ici. Va.
DESDÉMONA
Monseigneur, quelle est votre Volonté ?
OTHELLO
Je vous en prie, poulette, approchez.
DESDÉMONA
Quel est votre plaisir ?
OTHELLO
Laissez-moi voir vos yeux ] regardez-moi en face.
DESDÉMONA
Quelle est cette horrible fantaisie ?
OTHELLO,
À vos fonctions, dame ! Laissez seuls ceux qui veulent procréer, et fermez la porte ! Toussez et criez hem ! Si quelqu’an vient. Votre métier ! Votre métier ! Allons ! Dépêchez-vous.
DESDÉMONA,
Je vous le demande à genoux, que signifie votre langage ? J’entends une furie dans vos paroles, mais non les paroles.
OTHELLO
Eh bien ! Qu’es-tu ?
DESDÉMONA
Votre femme, monseigneur, votre fidèle et loyale femme.
OTHELLO
Allons ! Jure cela, damne-toi ! De peur que, te croyant du ciel, les démons eux-mêmes ne craignent de te saisir.
Donc damne-toi doublement : jure que tu es honnête !
DESDÉMONA
Le ciel le sait vraiment.
OTHELLO
Le ciel sait vraiment que tu es fausse comme l’enfer !
DESDÉMONA
Envers qui, monseigneur ? Envers qui ? Comment suis-je fausse ?
OTHELLO
Ah ! Desdémona ! Arrière, arrière ! Arrière !
DESDÉMONA
Hélas ! Jour accablant !… Pourquoi pleurez-vous ? Suis-je la cause de ces larmes, monseigneur ? Si par hasard vous soupçonnez mon père d’être l’instrument de votre rappel, ne faites pas tomber votre blâme sur moi. Si vous avez perdu son affection, eh, moi aussi, je l’ai perdue !
OTHELLO
Le ciel aurait Voulu m’éprouver par des revers, il aurait fait pleuvoir toutes sortes de maux et d’humiliations sur ma tête nue, il m’aurait plongé dans la misère jusqu’aux lèvres, il m’aurait voué à la captivité, moi et mes espoirs suprêmes ; eh bien ! J’aurais trouvé quelque part dans mon âme une goutte de résignation. Mais, hélas ! Faire de moi le chiffre fixe que l’heure du mépris désigne de son aiguille lentement mobile ! Pourtant j’aurais pu supporter cela encore, bien, très bien ! Mais le lieu choisi dont j’avais fait le grenier de mon cœur, et d’où je dois tirer la vie, sous peine de la perdre ! Mais la fontaine d’où ma source doit couler pour ne pas se tarir ! En être dépossédé, ou ne pouvoir la garder que comme une citerne où des crapauds hideux s’accouplent et pullulent !… Oh ! Change de couleur à cette idée, Patience, jeune chérubin aux lèvres roses, et prends un visage sinistre comme l’enfer !
DESDÉMONA
J’espère que mon noble maître m’estime Vertueuse.
OTHELLO
Oh ! Oui, autant qu’à la boucherie ces mouches d’été qui engendrent dans un bourdonnement !… Ô fleur sauvage, si adorablement belle et dont le parfum si suave enivre douloureusement les sens !… Je voudrais que tu ne fusses jamais née !
DESDÉMONA
Hélas ! Quel péché ai-je commis à mon insu ?
OTHELLO
Quoi ! Cette page si blanche, ce livre si beau, étaient-ils faits pour la plus infâme inscription ? Ce que tu as commis ! Ce que tu as commis, à fille publique ! Si je le disais seulement, mes joues deviendraient des forges qui brûleraient toute pudeur jusqu’à la cendre ! Ce que tu as commis ! Le ciel se bouche le nez et la lune se voile à tes actions ; la lascive rafale qui baise tout ce qu’elle rencontre s’engouffre dans les profondeurs de la terre pour ne pas les entendre… Ce que tu as commis !… Impudente prostituée !
DESDÉMONA
Par le ciel ! Vous me faites outrage.
OTHELLO
Est-ce que vous n’êtes pas une prostituée ?
DESDÉMONA
Non ! Aussi vrai que je suis une chrétienne. Si préserver pour mon mari ce vase pur de tout contact illégitime n’est pas l’acte d’une prostituée, je n’en suis pas une.
OTHELLO
Quoi ! Vous n’êtes pas une putain ?
DESDÉMONA
Non ! Aussi vrai que je serai sauvée.
OTHELLO
Est-il possible ?
DESDÉMONA
Oh ! Que le ciel ait pitié de nous !
OTHELLO
J’implore votre pardon alors. Je vous prenais pour cette rusée putain de Venise qui a épousé Othello.
Oui, vous ! Nous avons fini. Voici de l’argent pour vos peines. Je vous en prie, tournez la clef et gardez-nous le secret.
ÉMILIA
Hélas ! Qu’a donc dans l’esprit ce gentilhomme ? Comment êtes-vous, madame ? Comment êtes-vous, ma bonne maîtresse ?
DESDÉMONA
À moitié assoupie, je crois.
ÉMILIA
Bonne madame, qu’a donc monseigneur ?
DESDÉMONA
Qui ?
ÉMILIA
Eh bien ! Monseigneur, madame.
DESDÉMONA
Qui est-ce ton seigneur ?
ÉMILIA
Celui qui est le vôtre, chère maîtresse.
DESDÉMONA
Je n’en ai pas… Ne me parle pas, Émilia. Je ne puis pleurer, et je n’ai pas d’autre réponse que celle qui fondrait en eau… Je t’en prie ! Cette nuit, mets à mon lit mes draps de noce, n’oublie pas… Et fais venir ton mari ici.
ÉMILIA
Voilà bien du changement, en vérité.
DESDÉMONA
Il était juste que je fusse traitée ainsi, très juste. Comment me suis-je conduite de façon à lui inspirer le plus petit soupçon d’un si grand crime ? {Didascalie|ÉMILIA rentre avec IAGO.}}
IAGO
Quel est votre bon plaisir, madame ? Qu’avez-vous ?
DESDÉMONA
Je ne puis le dire, car ceux qui élèvent de petits enfants le font par des moyens doux et des tâches faciles… Il aurait bien dû me gronder ainsi ; car, ma foi ! Je suis une enfant quand on me gronde.
IAGO
Qu’y a-t-il, madame ?
ÉMILIA
Hélas, Iago ! Monseigneur l’a traitée de… Putain. Il a déversé sur elle tant d’outrages et de termes accablants qu’un cœur honnête ne peut les supporter.
DESDÉMONA
Suis-je donc… Ce nom-là, Iago ?
IAGO
Quel nom, belle dame ?
DESDÉMONA
Le nom qu’elle répète et que mon mari dit que je suis.
ÉMILIA
Il l’a appelée putain ! Un mendiant, dans son ivresse, n’appliquerait pas de pareils termes à sa caillette.
IAGO
Pourquoi a-t-il fait cela ?
DESDÉMONA,
Je ne sais pas… Je suis sûre que je ne suis pas ce qu’il dit.
IAGO
Ne pleurez pas ! Ne pleurez pas ! Hélas ! Quel jour !
ÉMILIA
N’a-t-elle renoncé à tant de nobles alliances, à son père, à son pays et à ses amis que pour être appelée putain ? N’y a-t-il pas là de quoi pleurer ?
DESDÉMONA
Telle est ma misérable destinée !
IAGO
Malheur à lui pour cela ! D’où lui vient cet accès ?
DESDÉMONA
Ah ! Le ciel le sait.
ÉMILIA
Je veux être pendue si quelque éternel coquin, quelque scélérat affairé et insinuant, quelque maroufle flagorneur et fourbe n’a pas, pour obtenir quelque emploi, imaginé cette calomnie. Je veux être pendue si cela n’est pas.
IAGO
Fi ! Il n’existe pas un pareil homme. C’est impossible.
DESDÉMONA
S’il en existe un pareil, que le ciel lui pardonne !
ÉMILIA,
Que la potence l’absolve, et que l’enfer lui ronge les os ! Pourquoi monseigneur la traiterait-il ainsi ? Quel visiteur assidu reçoit-elle ? En quel lieu ? A quel moment ?… Quelle apparence ? Quelle vraisemblance ?… Le More est abusé par quelque affreux manant, par quelque grossier manant, par quelque drôle immonde !… Ô ciel, que ne dénonces-tu de tels misérables ! Que ne mets-tu dans toute main honnête un fouet pour chasser l’infâme, tout nu, à travers le monde, de l’orient à l’occident !
IAGO,
Que les passants ne vous entendent pas !
ÉMILIA
Oh ! Malédiction sur cet homme ! C’était quelque écuyer de même ordre qui vous avait mis l’esprit à l’envers et vous avait fait suspecter quelque chose entre le More et moi.
IAGO
Vous êtes une folle, allez !
DESDÉMONA
Ô bon Iago, que ferai-je pour regagner mon mari ? Mon bon ami, va le chercher ; car, par la lumière du ciel ! Je ne sais comment je l’ai perdu… Me voici à genoux : si jamais ma volonté a péché contre son amour soit par parole, soit par pensée, soit par action positive ; si jamais mon regard, mon oreille, aucun de mes sens a été charmé par quelque autre apparition que lui ; si je cesse à présent, si j’ai jamais cessé, si (m’eût-il jetée dans les misères du divorce) je cesse jamais de l’aimer tendrement, que la consolation se détourne de moi !… L’injustice peut beaucoup, et son injustice peut détruire ma vie, mais jamais elle n’altérera mon amour. Je ne peux pas dire… Putain ! Cela me fait horreur, rien que de prononcer le mot ; quant à faire l’acte qui me mériterait ce surnom, non, la masse des vanités de ce monde ne m’y déciderait pas.
IAGO
Je vous en prie, calmez-vous… Ce n’est qu’une boutade. Des affaires d’État l’irritent, et c’est à vous qu’il s’en prend.
DESDÉMONA
Oh ! Si ce n’était que cela !
IAGO
Ce n’est que cela, je vous assure.
Scène XIII.
IAGO
Comment va, Roderigo ?
RODERIGO
Je ne trouve pas que tu agisses loyalement envers moi.
IAGO
Qu’ai-je fait de déloyal ?
RODERIGO
Chaque jour tu m’éconduis avec un nouveau prétexte, Iago ; et, je m’en aperçois maintenant, tu éloignes de moi toutes les chances, loin de me fournir la moindre occasion d’espoir ; en vérité, je ne le supporterai pas plus longtemps ; et même je ne suis plus disposé à tolérer paisiblement ce que j’ai eu la bêtise de souffrir jusqu’ici.
IAGO
voulez-vous m’écouter, Roderigo ?
RODERIGO
Ma foi ! Je vous ai trop écouté ; car vos paroles et vos actions n’ont entre elles aucune parenté.
IAGO
Vous m’accusez bien injustement.
RODERIGO
De rien qui ne soit vrai. J’ai épuisé toutes mes ressources. Les bijoux que vous avez eus de moi pour les offrir à Desdémona auraient à demi corrompu une vestale. Vous m’avez dit qu’elle les avait reçus, et vous m’avez rapporté le consolant espoir d’une faveur et d’une récompense prochaine ; mais je ne vois rien encore.
IAGO
Bien, continuez ! Fort bien !
RODERIGO
Fort bien ! Continuez !… Je ne puis continuer, l’homme ! Et ce n’est pas fort bien. Par cette main levée ! Je dis que c’est fort laid, et je commence à trouver que je suis dupe.
IAGO
Fort bien !
RODERIGO
Je vous dis que ce n’est pas fort bien. Je me ferai connaître à Desdémona. Si elle me rend mes bijoux, j’abandonne ma poursuite, et je me repens de mes sollicitations illégitimes. Sinon, soyez sûr que je réclamerai de vous satisfaction.
IAGO
Avez-vous tout dit ?
RODERIGO
Oui, et je n’ai rien dit que je ne sois hautement résolu à faire.
IAGO
Comment ! Mais je vois qu’il y a de la fougue en toi ; et même, à dater de ce moment, je fonde sur toi une opinion meilleure que jamais. Donne-moi ta main, Roderigo. Tu as pris contre moi un juste déplaisir ; mais pourtant je proteste que j’ai agi dans ton affaire avec la plus grande droiture.
RODERIGO
Il n’y a pas paru.
IAGO
J’accorde, en Vérité, qu’il n’y a pas paru ; et ta défiance n’est pas dénuée d’esprit ni de jugement. Mais, Roderigo, si tu as vraiment en toi ce que j’ai de meilleures raisons que jamais de te croire, c’est-à-dire de la résolution, du courage et de la valeur, que cette nuit même le montre ! Et si, la nuit prochaine, tu ne possèdes pas DESDÉMONA, enlève-moi de ce monde par un guet-apens, et imagine pour ma mort toutes les tortures.
RODERIGO
Voyons ! De quoi s’agit-il ? Est-ce dans les limites de la raison et du possible ?
IAGO
Seigneur, il est arrivé des ordres exprès de Venise pour mettre Cassio à la place d’ Othello.
RODERIGO
vraiment ? Alors, Othello et Desdémona retournent à Venise.
IAGO
Oh ! Non. Il va en Mauritanie, et il emmène avec lui la belle Desdémona, à moins que son séjour ici ne soit prolongé par quelque accident ; or, il ne peut y en avoir de plus décisif que l’éloignement de Cassio.
RODERIGO
Qu’entendez-vous par son éloignement ?
IAGO
Eh bien ! Le rendre incapable de remplacer Othello : lui faire sauter la cervelle.
RODERIGO
Et c’est là ce que vous voulez que je fasse ?
IAGO
Oui ! Si vous osez vous rendre à vous-même service et justice. Il soupe cette nuit avec une drôlesse, et je dois aller le rejoindre : il ne sait rien encore de son honorable promotion.
Si vous voulez le guetter à sa sortie de la maison je ferai en sorte qu’elle ait lieu entre minuit et une heure), vous pourrez l’assaillir à votre aise ; je serai tout près pour seconder votre attaque, et il tombera entre nous deux… Allons ! Ne restez pas ébahi, mais marchez avec moi. Je vous montrerai si bien la nécessité de sa mort que vous vous croirez tenu de la hâter. Il est maintenant tout à fait l’heure de souper, et la nuit s’avance rapidement. À l’œuvre !
RODERIGO
Je veux entendre de nouvelles raisons pour me décider.
IAGO
vous serez satisfait.
Scène XIV.
LODOVICO
Je vous en supplie, monsieur, ne vous dérangez pas davantage.
OTHELLO
Oh ! Pardonnez-moi ; cela me fera du bien de marcher.
LODOVICO
Madame, bonne nuit ! Je remercie humblement votre Grâce.
DESDÉMONA
Votre Honneur est le très bienvenu.
OTHELLO
Marchons-nous, monsieur ?… Ah ! Desdémona !
DESDÉMONA
Monseigneur ?
OTHELLO
Mettez-vous au lit tout de suite. Je serai de retour immédiatement. Congédiez votre suivante… Vous entendez bien ?
DESDÉMONA
Oui, monseigneur. (Sortent Othello, Lodovico et la suite.)
ÉMILIA
Comment cela va-t-il à présent ? Il a l’air plus doux que tantôt.
DESDÉMONA
Il dit qu’il va revenir sur-le-champ. Il m’a commandé de me mettre au lit et de vous congédier.
ÉMILIA
Me congédier !
DESDÉMONA
C’est son ordre. Ainsi, ma bonne Émilia, donne-moi mes vêtements de nuit, et adieu ! N’allons pas lui déplaire à présent.
ÉMILIA
Je voudrais que vous ne l’eussiez jamais vu.
DESDÉMONA
Je ne le voudrais pas, moi ! Mon amour est si partial pour lui, que même sa rigueur, ses brusqueries et ses colères… Dégrafe-moi, je te prie… Ont de la grâce et du charme à mes yeux.
ÉMILIA
J’ai mis au lit les draps que vous m’avez dit.
DESDÉMONA
Rien n’y fait, ma foi !… Têtes folles que nous sommes !… Si je meurs avant toi, je t’en prie, ensevelis-moi dans un,de ces draps.
ÉMILIA
Allons, allons ! Vous babillez.
DESDÉMONA
Ma mère avait une servante, appelée Barbarie, qui était amoureuse ; celui qu’elle aimait devint capricieux et l’abandonna. Elle avait une chanson du Saule ; c’était une vieille chose, mais qui exprimait bien sa situation ; et elle mourut en la chantant. Ce soir, ce chant-là ne peut pas me sortir de l’esprit ; j’ai grand-peine à m’empêcher d’incliner la tête de côté et de la chanter, comme la pauvre Barbarie… Je t’en prie, dépêche-toi.
ÉMILIA
Irai-je chercher votre robe de nuit ?
DESDÉMONA
Non ! Dégrafe-moi ici… Ce Lodovico est un homme distingué.
ÉMILIA
Un très bel homme.
DESDÉMONA
Il parle bien.
ÉMILIA
Je connais une dame, à Venise, qui serait allée pieds nus en Palestine pour un attouchement de sa lèvre inférieure.
DESDÉMONA,
La pauvre âme assise soupirait près d’un sycomore…
Chantez tous le saule vert !
Sa main sur sa poitrine, sa tête sur ses genoux.
Chantez le saule, le saule, le saule !
Les frais ruisseaux coulaient près d’elle et murmuraient ses (plaintes.
Chantez le saule, le saule, le saule !
En tombant, ses larmes amères amollissaient les pierres.
Chantez le saule, le saule, le saule !
Je t’en prie, hâte-toi. Il va rentrer.
Chantez tous le saule vert dont je ferai ma guirlande !
Que personne ne le blâme ! J’approuve son dédain…
Non, ce n’est pas là ce qui vient après… Écoute ! Qui est-ce qui frappe ?
ÉMILIA
C’est le vent.
DESDÉMONA
J’appelais mon amour, amour trompeur ! Mais, lui, que me répondait-il ? Chantez le saule, le saule, le saule ! Si je courtise d’autres femmes, couchez avec d’autres hommes ! Allons, va-t’en ! Bonne nuit ! Mes yeux me démangent ; est-ce un présage de larmes ?
ÉMILIA
Cela ne signifie rien.
DESDÉMONA
Je l’ai entendu dire ainsi… Oh ! Les hommes ! Ces hommes… Penses-tu, en conscience, dis-moi, Emilia, qu’il y a des femmes qui trompent leurs maris d’une si grossière façon ?
ÉMILIA
Il y en a, sans nul doute.
DESDÉMONA
Ferais-tu une action pareille pour le monde entier ?
ÉMILIA
Voyons ! Ne la feriez-vous pas ?
DESDÉMONA
Non ! Par cette lumière céleste !
ÉMILIA
Ni moi non plus, par cette lumière céleste : je la ferais aussi bien dans l’obscurité !
DESDÉMONA
Ferais-tu une action pareille pour le monde entier ?
ÉMILIA
Le monde est chose considérable ; c’est un grand prix pour un petit péché.
DESDÉMONA
Ma foi ! Je crois que tu ne la ferais pas.
ÉMILIA
Ma foi ! Je crois que je la ferais, quitte à la défaire quand je l’aurais faite. Pardieu ! Je ne ferais pas une pareille chose pour une bague double, pour quelques mesures de linon, pour des robes, des jupons, des chapeaux ni autre menue parure, mais pour le monde entier !… Voyons ! Qui ne ferait pas son mari cocu pour le faire monarque ? Je risquerais le purgatoire pour ça.
DESDÉMONA
Que je sois maudite, si je fais une pareille faute pour le monde entier !
ÉMILIA
Bah ! La faute n’est faute que dans ce monde. Or, si vous aviez le monde pour la peine, la faute n’existerait que dans votre propre monde et vous pourriez vite l’ériger en mérite.
DESDÉMONA
Moi je ne crois pas qu’il y ait des femmes pareilles.
ÉMILIA
Si fait, une douzaine ! Et plus encore, et tout autant qu’en pourrait tenir le monde servant d’enjeu. Mais je pense que c’est la faute de leurs maris si les femmes succombent. S’il arrive à ceux-ci de négliger leurs devoirs et de verser nos trésors dans quelque giron étranger, ou d’éclater en maussades jalousies et de nous soumettre à la contrainte, ou encore de nous frapper ou de réduire par dépit notre budget accoutumé, eh bien ! Nous ne sommes pas sans fiel ; et, quelque vertu que nous ayons, nous avons de la rancune. Que les maris le sachent ! Leurs femmes ont des sens comme eux ; elles voient, elles sentent, elles ont un palais pour le doux comme pour l’aigre, ainsi que les maris.
Qu’est-ce donc qui les fait agir quand ils nous changent pour d’autres ? Est-ce le plaisir ? Je le crois. Est-ce l’entraînement de la passion ? Je le crois aussi. Est-ce l’erreur de la faiblesse ? Oui encore. Eh bien ! N’avons-nous pas des passions, des goûts de plaisir et des faiblesses, tout comme les hommes ? Alors qu’ils nous traitent bien ! Autrement, qu’ils sachent que leurs torts envers nous autorisent nos torts envers eux !
DESDÉMONA
Bonne nuit, bonne nuit ! Que le ciel m’inspire l’habitude, non de tirer le mal du mal, mais de faire servir le mal au mieux !
Scène XV.
IAGO
Ici ! Tiens-toi derrière ce pan de mur, il va venir à l’instant. Porte ta bonne rapière nue, et frappe au but. Vite ! Vite !
Ne crains rien. Je serai à ton coude. Ceci nous sauve ou nous perd. Pense à cela, et fixe très fermement ta résolution.
RODERIGO
Tiens-toi à portée : je puis manquer le coup.
IAGO
Ici-même, à ta portée… Hardi ! Et à ton poste !
RODERIGO
Je n’ai pas une grande ferveur pour l’action, et cependant il m’a donné des raisons satisfaisantes. Ce n’est qu’un homme de moins ! En avant, mon épée ! Il est mort.
IAGO,
J’ai frotté ce jeune ulcère presque au Vif, et le voilà qui s’irrite. Maintenant, qu’il tue Cassio, ou que Cassio le tue, ou qu’ils se tuent l’un l’autre, tout est profit pour moi. Si Roderigo vit, il me somme de lui restituer tout l’or et tous les bijoux que je lui ai escamotés comme cadeaux à Desdémona ; c’est ce qui ne doit pas être. Si Cassio survit, il a dans sa vie une beauté quotidienne qui me rend laid… Et puis, le More pourrait me dénoncer à lui ; je vois là pour moi un grand péril. Non, il faut qu’il meure !… Mais voici que je l’entends venir. Entre Cassio.
RODERIGO
Je reconnais son pas. C’est lui ! Misérable ! Tu es mort !
CASSIO,
Ce coup m’aurait été fatal, en effet, si ma cotte n’eût été meilleure que tu ne le pensais ; je veux éprouver la tienne.
RODERIGO,
Oh ! Je suis tué !
CASSIO
Je suis estropié pour toujours ! Du secours ! Holà ! Au meurtre ! Au meurtre !
OTHELLO
La voix de Cassio ! Iago tient sa parole.
RODERIGO
Oh ! Scélérat que je suis !
OTHELLO
Oui c’est bien vrai !
CASSIO
Oh ! Du secours ! Holà ! De la lumière ! Un chirurgien !
OTHELLO
C’est bien lui !… Ô brave Iago, cœur honnête et juste, qui ressens si noblement l’outrage fait à ton ami, tu m’apprends mon devoir !… Mignonne, votre bien-aimé est mort, et votre heure maudite approche… Prostituée, j’arrive ! Le charme de tes yeux est effacé de mon cœur. Il faut à ton lit, souillé de luxure, la tache de sang de la luxure !
CASSIO
Holà !… Pas une patrouille ! Pas un passant ! Au meurtre ! Au meurtre !
GRATIANO
C’est quelque malheur. Ce cri est bien déchirant.
CASSIO
Oh, du secours !
LODOVICO
Ecoutez !
RODERIGO
Ô misérable scélérat !
LODOVICO
Deux ou trois voix gémissantes ! Quelle nuit épaisse ! C’est peut-être un piège. Il serait imprudent, croyez-moi, d’accourir aux cris sans avoir du renfort.
RODERIGO
Personne ne vient ! Vais-je donc saigner à mort ? Entre Iago, en vêtement de nuit, une torche à la main.
LODOVICO
Écoutez !
GRATIANO
Voici quelqu’un qui vient en chemise avec une lumière et des armes.
IAGO
Qui est là ? D’où partent ces cris : Au meurtre !
LODOVICO,
Nous ne savons.
IAGO,
Est-ce que vous n’avez pas entendu crier ?
CASSIO
Ici ! Ici ! Au nom du ciel ! Secourez-moi !
IAGO
Que se passe-t-il ?
GRATIANO,
C’est l’enseigne d’ Othello, il me semble.
LODOVICO
Lui-même, en vérité : un bien vaillant compagnon !
IAGO,
Qui êtes-vous, vous qui criez si douloureusement ?
CASSIO
Iago ! Oh ! Je suis massacré, anéanti par des misérables ! Porte-moi secours.
IAGO
Ah ! Mon Dieu ! Lieutenant ! Quels sont les misérables qui ont fait ceci ?
CASSIO
Je pense que l’un d’eux est à quelques pas, et qu’il ne peut se sauver.
IAGO
Oh ! Les misérables traîtres !
RODERIGO
Oh ! Secourez-moi ! Ici !
CASSIO
Voilà l’un d’eux.
IAGO
Oh ! Misérable meurtrier ! Oh ! Scélérat !
RODERIGO
Oh ! Damné IAGO ! Oh ! Chien inhumain !
IAGO
Tuer les gens dans les ténèbres ! Où sont tous ces sanglants bandits ? Comme la ville est silencieuse ! Holà ! Au meurtre ! Au meurtre !
LODOVICO
Jugez-nous à l’épreuve.
IAGO
Le seigneur Lodovico !
LODOVICO
Lui-même, monsieur.
IAGO
J’implore votre indulgence : Voici Cassio blessé par des misérables.
GRATIANO
Cassio ?
IAGO,
Comment cela va-t-il, frère ?
CASSIO
Ma jambe est coupée en deux.
IAGO
Oh ! A Dieu ne plaise ! De la lumière, messieurs ! Je vais bander la plaie avec ma chemise. Des gens portant des torches s’approchent.
ÉMILIA
Que se passe-t-il ? Ho ! Qui a crié ?
IAGO
Qui a crié ? Ô
ÉMILIA,
Ô mon cher Cassio ! Mon bien-aimé Cassio ! Ô Cassio ! Cassio ! Cassio !
IAGO
Ô insigne catin !… Cassio, pouvez-vous soupçonner qui peuvent être ceux qui vous ont ainsi mutilé ?
CASSIO
Non.
Gratiano,
Je suis désolé de vous trouver dans cet état : j’étais allé à votre recherche.
IAGO
Prêtez-moi une jarretière… Bien ! Oh ! Un brancard pour le transporter doucement d’ici. Ô Émilia ! Hélas ! Il s’évanouit !… Ô Cassio ! Cassio ! Cassio !
IAGO
Messieurs, je soupçonne cette créature d’avoir pris part à ce crime… Un peu de patience, mon brave Cassio !… Allons ! Allons ! Éclairez-moi. Voyons !
GRATIANO
Quoi ! Roderigo de Venise ?
IAGO
Lui-même, monsieur. Le connaissiez-vous ?
GRATIANO
Si je le connaissais ! Certes.
IAGO
Le seigneur Gratiano !… J’implore votre bienveillant pardon. Ces sanglantes catastrophes doivent excuser mon manque de forme à votre égard.
GRATIANO
Je suis content de vous voir.
IAGO
Comment êtes-vous, Cassio ? Oh ! Un brancard ! Un brancard !
GRATIANO
Roderigo !
IAGO
Lui ! Lui ! C’est bien lui !
Quelle querelle y avait-il donc entre vous ?
CASSIO
Nulle au monde. Je ne connais pas l’homme.
IAGO,
Eh bien ! Comme vous êtes pâle !
Comme vous êtes pâle, petite dame !
Observez-la bien ; je vous prie, ayez l’œil sur elle. Voyez-vous, messieurs ? Le crime parlera toujours, même quand les langues seraient muettes.
ÉMILIA
Hélas ! Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il donc, mon mari ?
IAGO
CASSIO a été attaqué ici dans les ténèbres par Roderigo et des drôles qui se sont échappés. Il est presque tué, et Roderigo est mort.
ÉMILIA
Hélas, bon seigneur ! Hélas, bon CASSIO !
IAGO
Voilà ce que c’est que de courir les filles… Je t’en prie, Emilia, va demander à CASSIO où il a soupé cette nuit.
ÉMILIA
Il a soupé chez moi, mais cela ne me fait pas trembler.
IAGO
Ah ! Il a soupé chez vous ! Je vous somme de venir avec moi.
ÉMILIA
Infamie ! Infamie sur toi, prostituée !
ÉMILIA
Je ne suis pas une prostituée ; j’ai une vie aussi honnête que vous qui m’insultez.
ÉMILIA
Que moi ! Fi ! Infamie sur toi !
IAGO
Gracieux seigneurs, allons-nous voir panser le pauvre Cassio ? Venez, petite dame, il va falloir nous en conter d’autres. Émilia, courez à la citadelle dire à Monseigneur et à Madame ce qui est arrivé… Partons, je vous prie.
Scène XVI.
OTHELLO
C’est la cause, c’est la cause, à mon âme ! Laissez moi vous la cacher à vous, chastes étoiles ! C’est la cause !…
Pourtant je ne veux pas faire couler son sang ni faire de cicatrice à cette peau plus blanche que la neige et aussi lisse que l’albâtre monumental.
DESDÉMONA
Qui est là ? Othello ?
OTHELLO
Oui, DESDÉMONA.
DESDÉMONA
Voulez-vous venir au lit, monseigneur ?
OTHELLO
Avez-vous prié ce soir, Desdémona ?
DESDÉMONA
Oui, monseigneur.
OTHELLO
Si vous vous souvenez de quelque crime que la grâce du ciel n’ait pas encore absous, implorez-la vite !
DESDÉMONA
Hélas ! Monseigneur, que voulez-vous dire par là ?
OTHELLO
Allons ! Faites et soyez brève. Je vais marcher en attendant. Je ne voudrais pas tuer ton âme sans qu’elle fût préparée. Non ! Le ciel m’en préserve ! Je ne voudrais pas tuer ton âme.
DESDÉMONA
vous parlez de tuer ?
OTHELLO
Oui, j’en parle.
DESDÉMONA
Alors, que le ciel ait pitié de moi !
OTHELLO
Amen ! De tout mon cœur !
DESDÉMONA
Si vous parlez ainsi, j’espère que vous ne me tuerez pas.
OTHELLO
Humph !
DESDÉMONA
Et pourtant j’ai peur de vous ; car vous êtes fatal quand vos yeux roulent ainsi. Pourquoi aurais-je peur ? Je l’ignore, puisque j’ignore ma faute ; cependant je sens que j’ai peur.
OTHELLO
Pense à tes péchés.
DESDÉMONA
Ce sont les tendresses que j’ai pour vous.
OTHELLO
Oui ! Et c’est pour cela que tu meurs.
DESDÉMONA
C’est une mort contre nature que celle qui tue pour crime d’amour. Hélas ! Pourquoi rongez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? Quelque passion sanglante agite tout votre être. Ce sont de mauvais présages ; mais pourtant j’espère, j’espère que ce n’est pas moi qu’ils menacent.
OTHELLO
Paix ! Et soyez calme.
DESDÉMONA
J’obéis. Mais de quoi s’agit-il ?
OTHELLO
Ce mouchoir que j’aimais tant et que je t’avais donné, tu l’as donné à CASSIO.
DESDÉMONA
Non, sur ma vie et sur mon âme ! Faites venir l’homme et interrogez-le.
OTHELLO
Chère âme, prends garde, prends garde au parjure : tu es sur ton lit de mort.
DESDÉMONA
Oui, mais pas pour y mourir encore !
OTHELLO
Si ! Immédiatement ! Donc confesse franchement ton crime ; car tu aurais beau en nier sous serment tous les chefs, tu n’écarterais pas, tu n’étoufferais pas la forte conviction dont je gémis. Tu vas mourir.
DESDÉMONA
Alors, que le Seigneur ait pitié de moi !
OTHELLO
Amen ! Encore une fois.
DESDÉMONA
Et vous aussi, ayez pitié ! Jamais je ne vous ai offensé de ma vie. Jamais je n’ai aimé Cassio que de cette ordinaire affection à laquelle le ciel m’autorisait. Jamais je ne lui ai donné de gage.
OTHELLO
Par le ciel ! J’ai Vu mon mouchoir à sa main. Ô femme parjure, tu pétrifies mon cœur, en voulant me faire voir dans l’action que j’ai résolue un meurtre, et non plus un sacrifice ! J’ai vu le mouchoir !
DESDÉMONA
Alors, c’est qu’il l’a trouvé. Je ne le lui ai jamais donné. Faites-le venir, et qu’il avoue la vérité !
OTHELLO
Il a avoué.
DESDÉMONA
Quoi, monseigneur ?
OTHELLO
Qu’il t’avait eue.
DESDÉMONA
Quoi ! Illégitimement ?
OTHELLO
Oui.
DESDÉMONA
Il ne le répétera pas.
OTHELLO
Non ! Sa bouche est close ; l’honnête Iago y a mis bon ordre.
DESDÉMONA
Oh ! Ma frayeur devine ! Quoi ! Il est mort !
OTHELLO
Quand il aurait eu autant de vies que de cheveux, ma grande vengeance aurait eu de la rancune pour elles toutes.
DESDÉMONA
Hélas ! Il est trahi, et je suis perdue !
OTHELLO
Fi donc, prostituée ! Tu pleures pour lui devant ma face !
DESDÉMONA
Oh ! Bannissez-moi, monseigneur, mais ne me tuez pas.
OTHELLO
À bas, prostituée !
DESDÉMONA
Tuez-moi demain ! Laissez-moi vivre cette nuit !
OTHELLO
Non ! Si vous vous débattez…
DESDÉMONA
Rien qu’une demi-heure !
OTHELLO
À l’exécution pas de sursis !
DESDÉMONA
Rien que le temps de dire une prière !
OTHELLO
Il est trop tard !
ÉMILIA,
Monseigneur ! Monseigneur ! Holà ! Monseigneur ! Monseigneur !
OTHELLO
Quel est ce bruit ?… Pas morte ! Pas encore tout à fait morte ! Tout cruel que je suis, je ne suis pas sans pitié : je ne voudrais pas prolonger ton supplice ! Ainsi ! Ainsi !
ÉMILIA,
Holà ! Monseigneur ! Monseigneur !
OTHELLO
Qui est là ?
ÉMILIA
Oh ! Mon bon seigneur, je voudrais vous dire un mot.
OTHELLO
Oui… C’est Emilia… Tout à l’heure ! Elle est morte… Il est probable qu’elle vient me parler de la mort de CASSIO ; le bruit a été grand… Ah ! Plus un mouvement ! Calme comme la tombe… Est-il bon que je la laisse entrer ? Je crois qu’elle remue encore… Non !… Que faire ? Si elle entre, elle voudra sûrement parler à ma femme… Ma femme ! Ma femme ! Quelle femme ? Je n’ai pas de femme. Oh ! Insupportable idée !
Oh ! Heure accablante ! Il me semble qu’il devrait y avoir à présent une immense éclipse du soleil et de la lune, et que le globe épouvanté devrait s’entrouvrir à ce bouleversement.
ÉMILIA,
Je vous en conjure, laissez-moi vous parler, oh ! Mon bon seigneur !
OTHELLO
Je t’avais oubliée. Allons ! Entre, Émilia.
ÉMILIA
Oh ! Mon bon seigneur, il y a un meurtre affreux commis là-bas.
OTHELLO
Quoi ! A l’instant ?
ÉMILIA
À l’instant même, monseigneur !
OTHELLO
C’est la conséquence de l’aberration de la Lune : elle approche de la Terre plus près que de coutume, et elle rend fous les hommes.
ÉMILIA
Monseigneur, Cassio a tué un jeune Vénitien nommé Roderigo.
OTHELLO
RODERIGO tué ! Et Cassio tué !
ÉMILIA
Non, Cassio n’est pas tué.
OTHELLO
CASSIO n’est pas tué ? Alors le meurtre détonne, et l’harmonieuse vengeance est faussée !
DESDÉMONA,
Ô injustement ! Injustement tuée !
ÉMILIA
Ciel ! Quel est ce cri ?
OTHELLO
Ce cri ! Lequel ?
ÉMILIA,
Horreur !… Hélas ! C’était la voix de madame… Au secours ! Au secours ! Holà ! Au secours !…
Ô madame, parlez encore ! Douce Desdémona ! Ô douce maîtresse, parlez !
DESDÉMONA
Je meurs innocente !
ÉMILIA
Mais qui a commis cette action ?
DESDÉMONA
Personne ! Moi ! Moi-même ! Adieu ! Recommande-moi à mon bon seigneur… Oh ! Adieu ! (Elle meurt.)
OTHELLO
Mais comment aurait-elle été assassinée ?
ÉMILIA
Hélas ! Qui sait ?
OTHELLO
Vous l’avez entendue le dire elle-même : ce n’est pas moi.
ÉMILIA
Elle l’a dit ! Je suis tenue de rapporter la vérité.
OTHELLO
Elle est allée, la menteuse, dans l’enfer brûlant : c’est moi qui l’ai tuée.
ÉMILIA
Oh ! Elle n’en est que plus un ange, et vous n’en êtes qu’un plus noir démon.
OTHELLO
Elle tournait au dévergondage, et c’était une putain.
ÉMILIA
Tu la calomnies, et tu es un démon.
OTHELLO
Elle était trompeuse comme l’onde.
ÉMILIA
Tu es effréné comme la flamme d’oser dire qu’elle était trompeuse. Oh ! Elle était d’une loyauté céleste.
OTHELLO
CASSIO l’avait saillie ! Demande à ton mari, d’ailleurs. Oh ! Je serais damné au-dessous de toutes les profondeurs de l’enfer, si je n’étais pas allé, sur le terrain du juste, jusqu’à cette extrémité. Ton mari a su tout cela.
ÉMILIA
Mon mari ?
OTHELLO
Ton mari.
ÉMILIA
Qu’elle était infidèle au lit nuptial ?
OTHELLO
Oui, avec CASSIO. Si elle avait été fidèle, quand le ciel m’aurait offert un autre univers formé d’une seule topaze massive et pure, je ne l’aurais pas cédée en échange.
ÉMILIA
Mon mari !
OTHELLO
Oui, c’est lui qui m’a le premier parlé d’elle…
C’est un honnête homme, et il a horreur de la fange qui s’attache aux actions immondes.
ÉMILIA
Mon mari !
OTHELLO
À quoi bon cette répétition, femme ? Je dis ton mari.
ÉMILIA
Ô ma maîtresse, la scélératesse a pris pour jouet l’amour. Mon mari a dit qu’elle était infidèle ?
OTHELLO
Lui-même, femme. Je dis ton mari ; comprends-tu le mot ? Mon ami, ton mari, l’honnête, l’honnête Iago !
ÉMILIA
S’il a dit cela, puisse son âme pernicieuse pourrir d’un demi-atome chaque jour ! Il a menti du fond du cœur. Elle n’était que trop follement éprise de son affreux choix.
OTHELLO,
Ah !
ÉMILIA
Fais ce que tu voudras. Ton action n’est pas plus digne du ciel que tu n’étais digne d’elle.
OTHELLO,
Taisez-vous, cela vaudra mieux !
ÉMILIA
Tu n’as pas pour faire le mal la moitié de la force que j’ai pour le souffrir. Ô dupe ! Ô idiot ! Aussi ignorant que la crasse ! Tu as commis une action… Je ne m’inquiète pas de ton épée… Je te ferai connaître, dussé-je perdre vingt vies !… Au secours ! Holà ! Au secours !… Le More a tué ma maîtresse ! Au meurtre ! Au meurtre !
MONTANO
Que s’est-il passé ? Qu’y a-t-il, général ?
ÉMILIA
Ah ! Vous voilà, Iago ! Il faut que vous ayez bien agi pour que les gens vous jettent leurs meurtres sur les épaules.
GRATIANO
Que s’est-il passé ?
ÉMILIA ,
Démens ce misérable, si tu es un homme ! Il prétend que tu as dit que sa femme le trompait. Je sais bien que tu ne l’as pas dit : tu n’es pas un tel misérable. Parle, car mon cœur déborde.
IAGO
Je lui ai dit ce que je pensais ; et je ne lui ai rien dit qu’il n’ait trouvé lui-même juste et vrai.
ÉMILIA
Mais lui avez-vous jamais dit qu’elle le trompait ?
IAGO
Oui.
ÉMILIA
Vous avez dit un mensonge, un odieux, un damné mensonge ! Un mensonge, sur mon âme ! Un infâme mensonge ! Elle, le tromper ! Avec Cassio !… Avez-vous dit avec Cassio ?
IAGO
Avec CASSIO, dame ! Allons ! Retenez votre langue !
ÉMILIA
Je ne veux pas retenir ma langue. C’est mon devoir de parler. Ma maîtresse est ici gisante, assassinée dans son lit.
TOUS
À Dieu ne plaise !
ÉMILIA
Et ce sont Vos rapports qui ont provoqué l’assassinat !
OTHELLO
Çà ! Ne vous ébahissez pas, mes maîtres : c’est la vérité.
GRATIANO
C’est une étrange Vérité.
MONTANO
Ô monstrueuse action !
ÉMILIA
Trahison ! Trahison ! Trahison !… J’y songe, j’y songe… Je devine ! Oh ! Trahison ! Trahison !… Je l’ai pensé alors !… Je me tuerai de douleur… Oh ! Trahison !
IAGO
Allons ! Etes-vous folle ? Rentrez à la maison, je vous l’ordonne.
ÉMILIA
Mes bons messieurs, ne me laissez pas interdire la parole ! Il est juste que je lui obéisse, mais pas à présent ! Il se peut, IAGO, que je ne retourne jamais à la maison.
OTHELLO,
Oh ! Oh ! Oh !
ÉMILIA
Oui, jette-toi là et rugis ! Car tu as tué la plus adorable innocente qui ait jamais levé les yeux au ciel.
OTHELLO
Oh ! Elle était impure ! (Se relevant.) Je ne vous reconnaissais pas, mon oncle. Votre nièce est ici gisante. Ces mains viennent en effet de lui ôter le souffle. Je sais que cette action semble horrible et hideuse.
GRATIANO
Pauvre Desdémona, je suis heureux que ton père ne soit plus ! Ton mariage lui a été fatal et une pure douleur a tranché le fil usé de ses jours. S’il vivait encore, ce spectacle l’aurait jeté dans le désespoir ; il aurait maudit son bon ange, et il serait tombé parmi les réprouvés.
OTHELLO
C’est bien malheureux, mais Iago sait qu’elle a mille fois commis avec Cassio l’acte d’impudeur, Cassio l’a avoué. Et elle l’a récompensé de ses tendres labeurs en lui donnant le premier souvenir, le premier gage d’amour qu’elle avait eu de moi ; je l’ai vu à la main de Cassio : c’était un mouchoir, antique offrande que ma mère avait reçue de mon père.
ÉMILIA
Ô ciel, à puissances célestes !
IAGO
Allons ! Taisez-vous.
ÉMILIA
Le jour se fera ! Le jour se fera !… Me taire, monsieur ? Non ! Non ! Je veux parler, libre comme l’air ! Quand le ciel et les hommes et les démons, quand tous, tous, tous crieraient honte sur moi, je parlerai.
IAGO
Soyez raisonnable, et rentrez.
ÉMILIA
Je ne veux pas.
GRATIANO
Fi ! Votre épée contre une femme !
ÉMILIA
Ô More stupide ! Ce mouchoir dont tu parles, je l’avais trouvé par hasard et donné à mon mari ; car, maintes fois, avec une insistance solennelle que ne méritait pas un pareil chiffon, il m’avait suppliée de le voler !
IAGO
Misérable catin !
ÉMILIA
Elle l’a donné à Cassio ! Non. Hélas ! C’est moi qui l’ai trouvé et qui l’ai donné à mon mari !
IAGO
Charogne, tu mens !
ÉMILIA
Par le ciel ! Je ne mens pas. Je ne mens pas, messieurs !
OTHELLO
N’y a-t-il donc de foudres au ciel que pour tonner ? Oh ! L’insigne scélérat !
GRATIANO,
Elle tombe ! Pour sûr, il a tué sa femme.
ÉMILIA
Oui, oui. Oh ! Mettez-moi à côté de ma maîtresse.
GRATIANO
Il s’est enfui, laissant sa femme assassinée.
MONTANO
L’infâme scélérat ! Prenez cette épée que je viens de retirer au More, et allez garder la porte en dehors ; ne le laissez pas sortir, tuez-le plutôt. Moi, je cours après le fuyard, car c’est un misérable damné !
OTHELLO
Je ne suis même plus Vaillant. Le premier marmouset venu me prend mon épée ! Mais de quel droit l’honneur survivrait-il à l’honnêteté ? Que tout finisse à la fois !
ÉMILIA,
Que présageait ta chanson, maîtresse ?… Écoute ! Peux-tu m’entendre ? Je vais faire comme le cygne et expirer en musique… Le saule ! Le saule ! Le saule !… More, elle était chaste ; elle t’aimait, cruel More ! Puisse mon âme n’aller à la béatitude que si je dis vrai ! En disant ce que je pense, je meurs, je meurs !
OTHELLO
J’ai une autre arme dans cette chambre i c’est une épée d’Espagne trempée dans l’eau glacée. Oh ! La voici.
GRATIANO,
Si tu essayes, il t’en coûtera cher. Tu n’as pas d’arme : il faut te résigner forcément.
OTHELLO
Regarde-moi donc, et parle-moi ; sinon, tout désarmé que je suis, je me jette sur toi. Rentre Gratiano.
GRATIANO
Qu’y a-t-il ?
OTHELLO
Regardez ! J’ai une arme, jamais meilleure épée n’appuya sur la cuisse d’un soldat. J’ai vu le jour où, avec ce faible bras et cette bonne lame, je me suis fait un chemin à travers des obstacles vingt fois plus puissants que votre résistance. Mais,à vaine forfanterie ! Qui peut maîtriser sa destinée ? Il n’en est plus ainsi à présent ! Ne vous effrayez pas, même en me voyant armé. Voici le terme de mon voyage, en voici le but, voici le point de repère de ma voile épuisée ! Vous reculez d’effroi ?
Crainte superflue ! Menacez seulement d’un roseau la poitrine d’ Othello, et il reculera… Où donc irait Othello ? (Contemplant DESDÉMONA.) Ah ! Quelle mine tu as maintenant, fille de mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise ! Quand nous nous rencontrerons au jour du jugement, ton apparition précipitera mon âme du ciel, et les démons l’attraperont. Froide ! Froide, ma fille ! Froide comme ta chasteté !… Ô maudit, maudit scélérat !… Fouettez-moi, démons, loin des jouissances de cette vision céleste !
Soufflez-moi dans vos ouragans ! Rôtissez-moi dans le soufre !
Lavez-moi aux torrents profonds de la flamme liquide !… Ô Desdémona ! Desdémona ! Morte ! Morte ! Oh ! Oh ! Oh !
LODOVICO
Où est ce forcené ? Où est ce malheureux ?
OTHELLO
Voici celui qui fut Othello : me voici.
LODOVICO,
Où est cette vipère ? Faites avancer ce scélérat !
OTHELLO,
Je regarde ses pieds… Mais c’est une fable. Si tu es un diable, je ne puis te tuer.
LODOVICO
Arrachez-lui son épée.
IAGO
Mon sang coule, monsieur ; mais je ne suis pas tué.
OTHELLO
Je n’en suis pas fâché : je souhaite que tu vives ; car, à mon sens, c’est un bonheur de mourir.
LODOVICO
Ô Othello, toi qui, si bon jadis, es ainsi tombé dans le piège d’un scélérat maudit, que peut-on te dire ?
OTHELLO
Tout ! Tout ! Appelez-moi honorable meurtrier, si vous voulez ; car je n’ai rien fait par haine, j’ai fait tout par honneur.
LODOVICO
Ce misérable a en partie confessé son crime. Étiez-vous d’accord avec lui pour la mort de Cassio ?
OTHELLO
Oui.
CASSIO
Cher général, je ne vous ai jamais donné sujet de haine.
OTHELLO
Je le crois, et j’implore votre pardon… Voulezvous, je vous prie, demander à ce demi-démon pourquoi il m’a ainsi englué corps et âme ?
IAGO
Ne me demandez rien : ce que vous savez, vous le savez. Désormais, je ne dis plus une parole.
LODOVICO
Quoi ! Pas même pour prier ?
GRATIANO
La torture vous ouvrira les lèvres.
OTHELLO,
Tu fais bien, après tout.
LODOVICO
Monsieur, vous allez apprendre ce qui est arrivé ; car vous l’ignorez, je pense. Voici une lettre qu’on a trouvée dans la poche de Roderigo assassiné, et en voici une seconde. L’une prouve que Roderigo devait se charger du meurtre de Cassio.
OTHELLO
Ô scélérat !
CASSIO
Abomination païenne !
LODOVICO
L’autre est une lettre de reproches trouvée aussi dans la poche du mort, que sans doute Roderigo voulait envoyer à ce damné scélérat, mais il paraît que dans l’intervalle Iago est survenu et l’a satisfait.
OTHELLO
Ô le pernicieux drôle ! Comment, Cassio, avez-vous eu ce mouchoir qui était à ma femme ?
CASSIO
Je l’ai trouvé dans ma chambre ; et lui-même vient d’avouer à l’instant qu’il l’avait laissé tomber pour le projet spécial qui a réussi selon ses désirs.
OTHELLO
Ô fou ! Fou ! Fou !
CASSIO
En outre, dans cette même lettre, Roderigo reproche à Iago de l’avoir poussé à me braver sur la place de garde. Et tout à l’heure encore, quand on le croyait mort depuis longtemps, il a dit qu’iago l’avait aposté et qu’iago l’avait frappé.
LODOVICO,
Vous allez quitter cette chambre et nous suivre. Votre pouvoir, votre commandement vous sont enlevés, et c’est Cassio qui gouverne à Chypre. Quant à ce gueux, s’il est quelque savant supplice qui puisse le torturer en le laissant vivre longtemps, il lui est réservé. (À Othello.) vous, vous resterez prisonnier jusqu’à ce que la nature de votre faute soit connue du Sénat de Venise… Allons ! Qu’on l’emmène !
OTHELLO
Doucement, vous ! Un mot ou deux avant que vous partiez ! J’ai rendu à l’État quelques services ; on le sait : n’en parlons plus. Je vous en prie, dans vos lettres, quand vous raconterez ces faits lamentables, parlez de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, mais n’aggravez rien. Alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n’a que trop aimé ! D’un homme peu accessible à la jalousie, mais qui, une fois travaillé par elle, a été entraîné jusqu’au bout ! D’un homme dont la main, comme celle du Juif immonde, a jeté au loin une perle plus riche que toute sa tribu ! D’un homme dont les yeux vaincus, quoique inaccoutumés à l’attendrissement, versent des larmes aussi abondamment que les arbres arabes leur gomme salutaire !
Racontez cela, et dites en outre qu’une fois, dans Alep, voyant un Turc, un mécréant en turban, battre un Vénitien et insulter l’État, je saisis ce chien de circoncis à la gorge et le frappai ainsi.
LODOVICO
Ô conclusion sanglante !
GRATIANO
Toute parole serait perdue.
OTHELLO,
Je t’ai embrassée avant de te tuer… Il ne me restait plus qu’à me tuer pour mourir sur un baiser !
CASSIO
Voilà ce que je craignais, mais je croyais qu’il n’avait pas d’arme ; car il était grand de cœur !
LODOVICO,
Ô limier de Sparte, plus féroce que l’angoisse, la faim ou la mer, regarde le fardeau tragique de ce lit ! Voilà ton œuvre !… Ce spectacle empoisonne la vue : qu’on le voile !